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théorie politique

A propos des attentats de Copenhague (février 2015)

Publié le 24 Mars 2015 par Philippe Bourrinet

A propos des attentats de Copenhague (février 2015)

Carsten JUHL* :

Politique belliciste et ethnocratisme constitutionnel au Danemark, ou l’“expressionnisme” est‐il soluble dans l’anti‐islamisme?

Pendant les années 2001‐2009, la période des politiques voyou, méta‐ et anti‐voyou – dont nous avons vécu d’importants après‐coups cet hiver avec le rapport du Sénat américain sur la torture pratiquée par la CIA et l’affaire Charlie Hebdo à Paris –, un certain nombre de gouvernements européens avaient choisi de participer activement à la politique belliciste sous la houlette de l’administration George Walker Bush. Ainsi, le jeudi 30 janvier 2003, nous pouvions lire dans le quotidien conservateur de Copenhague, Berlingske Tidende, l’appel à soutenir la politique américaine après September Eleventh, dit appel “of the willing”. Les “willing” étant une coalition de sept premiers ministres européens, dont celui du Danemark, Anders Fogh Rasmussen, futur secrétaire général de l’OTAN et premier ministre danois, donc de 2001 à 2009, la période qui nous intéresse ici pour bien comprendre la politique menée par le quotidien d’extrême droite Jyllands‐Posten, origine directe de l’affaire des caricatures de 2005, un quotidien par ailleurs très proche de Fogh Rasmussen.

I – Le Jyllands‐Posten : son histoire Dans la période de l’entre-deux-guerres, Jyllands‐Posten était rédigé par son copropriétaire, Hans Hansen (1879‐1956), le rédacteur en chef le plus antisémite de la presse danoise, excepté les journaux ouvertement rattachés au Parti nazi du Danemark. C’était donc Jyllands‐Posten qui dans ses articles de fond proposait des “solutions au problème juif”, caractéristique d’une partie de la presse européenne des années 1930 allant de la stigmatisation raciste à l’expulsion. Pendant la première phase de l’occupation allemande du Danemark – à savoir du 9 avril 1940 jusqu’à la fin du mois de novembre de la même année – Jyllands‐Posten se fit le champion d’une solution nationaliste et autoritaire de type pétainiste au Danemark. Ce fut une période plutôt brève, où Hitler et les Japonais envisageaient d’inclure Staline dans leur alliance, avant qu’il ne devienne clair que les intérêts russes et allemands ne concordaient absolument pas sur le futur des Balkans.

Après ce fut le temps de “l’exception danoise” (1942‐1943) avec le maintien d’une démocratie parlementaire collaborant économiquement avec le Reich, et de l’organisation officielle et légale de la part de ce même pays du Frikorps Danmark, le corps franc danois qui combattit au côté des Allemands sur le front russe. Et comme toute la collaboration, Jyllands‐Posten eut le temps de se réorienter en 1944 avant la fin de la guerre et de passer d’une politique philofasciste à une politique “bien‐pensante” et rapidement dès la période de guerre froide. Pour conclure cette présentation rapide : Jyllands‐Posten se trouve absolument aux antipodes de l’esprit de Mai 68 ou de l’Autonomia italienne qui ont inspiré la satire radicale des années 1970 comme celle de Charlie Hebdo en France ou de Il Male (1977‐1982) en Italie.

II – La guerre d’Irak Mais revenons à la guerre, celle du 20 mars 2003 contre le régime de Bagdad: Avant la décision de participation danoise votée au parlement le 21 mars, il y eut deux campagnes anti‐arabes de la part de Jyllands‐Posten : une à la suite de September Eleventh visant les immigrés venant du Moyen Orient et vivant au Danemark, campagne qui devait les montrer du doigt comme parasites et déloyaux, et une autre campagne “guerrière” et fanatiquement anti‐Bagdad, très liée à la politique belliciste de Fogh Rasmussen. En effet, pour la première fois dans son histoire de membre des Nations Unies, le Danemark alla contre le point de vue du Conseil de sécurité en appuyant la politique de George Walker Bush et en usant des mêmes justificatifs : présence d’Al‐Qaïda et d’armes chimiques en Iraq. Jyllands‐Posten était le porte‐parole médiatique de cet engagement, bien appuyé par des entreprises ayant des vues intéressées sur les richesses pétrolières de l’Iraq. Au fur et à mesure que la guerre avançait, il devint évident non seulement qu’il n’y avait ni d’armes chimiques en Iraq ni agents d’Al‐Qaïda, mais que les partenaires militaires de l’administration Bush, notamment le Royaume Uni, l’Italie ou le Danemark, ne seraient pas invités au banquet de la spoliation générale du pays conquis.

Après les élections danoises de février 2005, qui donnèrent à nouveau une majorité au gouvernement sortant de Fogh Rasmussen, il fallait recadrer la participation danoise à cette guerre, retirer les soldats de l’Iraq et reformuler les raisons de cet engagement désormais clairement destructeur pour l’opinion publique pas seulement sur le continent européen, mais même au Danemark. Jyllands‐Posten refit son numéro de cirque de 1944‐1945 : de guerrier et agressif il redevint “bien‐pensant”, et de la façon suivante (je résume la position rédactionnelle) : “En fait, même s’il n’y a pas eu d’armes chimiques ou d’agents de Ben Laden en Iraq, et même si les partisans de Saddam Hussein sont chassés depuis belle lurette, il y a une rumeur selon laquelle les musulmans restent fort centrés sur eux-mêmes. Ils n’aiment pas les dessins qui représentent le Prophète et surtout pas les dessins satiriques… D’ailleurs, nous avons envahi l’Iraq pour cela, pour leur ouvrir l’esprit à l’image auto‐ironique, voir blasphématoire. De plus, chose inquiétante, il semble qu’il soit difficile de trouver des dessinateurs au Danemark prêts à se moquer des croyances des musulmans…”

III – Les caricatures danoises de 2005 Et cela était vrai. Au milieu de cette guerre funeste, rapace et destructrice, aucun des dessinateurs des grands quotidiens de Copenhague n’avait envie de dessiner quelque chose qui dans le contexte danois ne pouvait apparaître que comme des caricatures de guerre, genre bien connu et assez “tonique” quand la guerre se joue à parts égales. Cependant, les dessinateurs avaient nettement eu l’impression que tel n’était pas le cas et s’étaient donc abstenus en grande partie de se moquer des habitants des villes bombardées ainsi que de leurs croyances. Mais un des rédacteurs de Jyllands‐Posten, Flemming Rose, persistait : “En vérité les dessinateurs “abstentionnistes” sur la question musulmane étaient intimidés par l’islam et pratiquaient l’autocensure”.

Or, Rose était parvenu à se faire confectionner 12 dessins “satiriques”, que Jyllands‐Posten publia fin septembre 2005. Les caricatures étaient bien‐sûr très mauvaises, sans concept, sans originalité dans le rendu ‘artistique’ et avec des traits et des figures d’une pauvreté stupéfiante. Mais le ‘discursif’ y était fort, tellement fort que cela puait la manipulation et l’hypocrisie des tous les côtés. D’autant plus que Jyllands‐Posten n’avait jamais dans son histoire publié une seule caricature visant la monarchie danoise ou l’église luthérienne. Sa politique a toujours relevé du fondamentalisme ethnocratique propre à la théocratie locale. Cette dimension d’hypocrisie n’a malheureusement pas dépassé les frontières du royaume.

En revanche, les dessins de Jyllands‐Posten ont cheminé jusqu’au Moyen-Orient, environ un an plus tard. Le reste est connu : Les ambassadeurs des pays arabes à Copenhague ont demandé à avoir une réunion d’explication avec le premier ministre Fogh Rasmussen, qui la leur a refusée, puisqu’un tel entretien pouvait porter ombrage à la liberté de la presse. La presse danoise semble ainsi d’une insigne faiblesse, quand il lui faut s’occuper des questions du Moyen-Orient : apparemment il lui suffit d’un rien pour qu’elle s’efface

IV ‐ Une réduction à l’éthnique (reductio ethnica) En vérité, il s’agissait d’autre chose, à savoir un conflit infra-théocratique. Car la constitution danoise est un chapitre capital de cette affaire: Elle se fait garante de la séparation des pouvoirs repartis classiquement en trois : législatif, exécutif et judiciaire. Le pouvoir législatif revient solidairement au Parlement et au roi, le pouvoir exécutif (en principe) au roi et le pouvoir judiciaire aux tribunaux

Cependant, il y a une courroie de transmission: l’Eglise “du peuple”, la folkekirke. Selon la Constitution, elle doit être évangélique et luthérienne. Le §4 de la constitution affirme: “L’Eglise évangélique‐luthérienne est la folkekirke danoise, et en tant que telle est soutenue par l’État.” Ainsi l’Eglise doit être danoise et populaire selon cette constitution, et cela veut tout simplement dire ethnique. Le §66 affirme avec une seule phrase que “La constitution de la folkekirke est organisée/ordonnée (ordnes) par la loi.”

C’est donc l’État qui “soutient” et “dirige” l’Eglise et pas le contraire comme dans les théocraties fusionnelles (le Vatican, l’Iran et Israël), mais selon le §6: “Le roi doit appartenir à l’église évangélique‐luthérienne.” Ainsi, une certaine circularité entre pouvoir législatif et pouvoir exécutif est assurée; et le courant qui circule est la religion luthérienne, danoise et populaire, espèce de colle ethno‐politique se justifiant et se confirmant toute seule dans son autorité théocratique. Le §2 de la constitution danoise appelle cette construction de la façon suivante: “La forme du gouvernement est de nature monarchique limitée”, indskrænket‐monarkisk dans la formule du paragraphe, la constitution danoise ne se privant pas des traits d’union. Ce qui y est “limité” ou “réduit”, c’est évidemment l’’éthique républicaine’.

V – Petite note sur la Réforme protestante

Et la place de l’image dans tout cela? Elle est libre maintenant, ouverte, expressionniste à plaisir, et volontiers gemütlich dans ses connotations discursives. Mais cela n’a pas toujours été le cas, et il faudrait en écrire une histoire critique et une histoire fort longue, depuis la Réforme. En effet, il existe une tension dans la Réforme entre caricature et iconoclasme, et dans cette histoire il faudrait aussi ajouter plusieurs éléments concernant le développement de la technique d’imprimerie et l’impact des conflits politiques armés pour bien comprendre le déroulement de la Réforme par rapport aux questions “iconiques”.

Pour faire bref : La Réforme se chante volontiers, mais ne représente pas la Vérité divine. Le “pouvoir double” sur terre (c’est la formule de Luther), celui politique du prince et celui spirituel de la communauté des croyants, ne constitue pas une incarnation même pas indirecte comme préfiguration d’un ordre divin. Nous sommes donc très loin des représentations en miroir des formes d’autorité absolutiste chez Hobbes, car dans un premier temps, celui de la première moitié du siècle 1500, un vaste mouvement de contestation et de révolte embrase toute la région au nord des Alpes, de Zürich à Malmö.

Ce mouvement tant agraire qu’urbain est surtout anti‐institutionnel et donc dirigé contre l’Eglise catholique et l’empire habsbourgeois, et s’il y a une aspiration de type unitaire dans ce mouvement, c’est celui de créer des communautés de croyants. La grande période de ce movement, c’est la “guerre des paysans”; c’est l’apogée et la défaite des révolutionnaires regroupés autour de Thomas Münzer (1525). Soutenu par les princes allemands et prototype d’instrument idéologique, la réforme luthérienne fonctionne finalement comme une contre-révolution, qui culmine à son tour avec les réformes protestantes en Scandinavie introduites par le haut de la part du roi Gustav Vasa de Suède (en 1527) et de Christian III du Danemark (en 1536, après une guerre civile contre Copenhague et Malmö et une guerre paysanne au Jutland).

VI – Qui sème le vent récolte la tempête Ou au moins devrait la récolter... Mais les rédacteurs de Jyllands‐Posten l’ont échappé belle. Il faut dire que pendant cet après-coup de janvier‐février 2015, le nouveau rédacteur en chef de ce journal, Jørn Mikkelsen, n’a rien fait pour vanter les “mérites” de 2005. Bien au contraire; et à la demande, le 9 janvier 2015, du journaliste d’Information (quotidien important de Copenhague, issu de la Résistance) sur les raisons de tant de discrétion présente, Jørn Mikkelsen a répondu candidement: “C’est très important que le débat sur le droit à l’expression libre ait pu être mis en scène (blevet sat i scene). Et nous y avons donné notre contribution.” Sous-entendu à l’époque, et depuis aussi, le “débat” marche tout seul. Mais ce débat‐alibi de quoi est-il le nom? Quelles en sont les positions dominantes?

1) La plus importante est la position antimusulmane, déclinée de façon différente selon le degré d’autocélébration ethnocratique. Le fond commun de cette position c’est que la “culture” et la “société” danoise ont besoin d’un droit à l’expression sans limite et de type agressif contre l’immigrant venant des pays musulmans. Il faut souligner encore que cette même culture et société est d’une docilité extrême face à ses propres autorités, de la monarchie au reste de la théocratie locale.

2) La seconde position se veut laïque de façon militante et à l’occasion de l’attentat du 14 février 2015 contre la Rencontre de Krudttønden, elle a revendiqué une montée en puissance de l’état d’exception avec la formule suivante: “Elargissement de l’attribution des moyens demandés pour une situation concrète de nature exceptionnelle”. Alors que la droite libérale et l’extrême droite sont très à l’écoute de la première position – décryptons‐là : “il faut humilier l’immigrant pour l’intégrer correctement dans la société” – la seconde position convient fort bien au gouvernement social‐démocrate en train d’augmenter ses moyens de contrôle des communications téléphoniques. Le premier résultat concret de ces positionnements a été la limitation draconienne du nombre des réfugiés venant de la Syrie. Rien à voir donc avec l’affaire de Charlie Hebdo ou avec celle de Krudttønden, mais c’est tout à fait conforme à la logique du “débat” danois.

3) La troisième position est très minoritaire, mais défendue par des personnalités ayant un “haut profil moral” comme l’ancien directeur du PEN Club danois, Niels Barfoed, dont l’activité date des discussions qui ont suivi les Accords d’Helsinki. Cela a en effet été très mal vu par les partisans des positions 1 et 2, que le PEN danois ne considère pas leur campagne pour la défense de l’expression libre comme une initiative de bonne foi.

La question que Niels Barfoed a posée aux champions d’un “expressionisme” à outrance est très simple : puisqu’il n’y a pas de pouvoir totalitaire au Danemark ou dans ses parages, et que tous les partis du parlement danois soutiennent l’idéologie d’un “expressionisme” politique sans limites, quel est le but de cette campagne de dessins antimusulmans? Selon une hypothèse simple, on peut considérer cette campagne comme un expédient politique pour augmenter les possibilités d’instrumentaliser et donc de diriger le consensus de conformisme démocratique en place.

Mais il y a aussi une hypothèse plus complexe ou ‘biopolitique’ selon laquelle la campagne contre une certaine iconophobie religieuse doit être considérée comme un discours d’exclusion; l’exclusion permanente étant le seul moyen de maintenir et stabiliser une ethnocratie sans programme positif universel, l’ethnocratie danoise ayant simplement besoin d’ennemis pour conforter son existence.

La première hypothèse dissimulerait donc un projet machiavélien, et la seconde un projet carl-schmittien . Le premier projet est classique sur le plan politique et vise la perpétuation du pouvoir; le second projet prépare l’opinion à une option d’anthropologie négative : l’extermination de l’ennemi‐migrant.

Carsten Juhl

*"Leder Billedkunstskolernes afdeling for teori og formidling, Det kongelige danske Kunstakademi, København», autrement professeur d’esthétique. Carsten Juhl est l’un des fondateurs de «Kommunistisk Program», section du mouvement «bordiguiste» au Danemark en 1969-1972. Texte écrit en français par C.J., revu et édité par nos soins (Ph. B.)

NOTE; - Carl Schmitt (1888-1975), juriste (constitutionnaliste, théoricien et professeur de droit), philosophe réactionnaire catholique allemand. Il s'engage dans le parti nazi dès février 1933. Il est considéré par certains comme le juriste officiel du Reich. Sa doctrine juridique, celle «décisionnisme» (par la dictature) s’oppose au juridisme libéral constitutionnel de Hans Kelsen (1881-1973). Elle était au diapason du nazisme. Principales œuvres : Théologie politique (1922), Théorie de la Constitution (1928), La notion du politique (1933), Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes (1938), Le Nomos de la Terre (1950), Théorie du partisan (1963). Il considère, en continuité avec Jean Bodin (XVIe siècle), que la souveraineté étatique est absolue ou n'est pas. Sa première œuvre connue (1921) s’intitule (de façon prémonitoire) La dictature (traduction en français, Paris, Seuil, réédition 2015) (Note de l’éditeur, Ph. B.)

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