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théorie politique

L'homme naturel contre la nature? Pannekoek, Marx, Engels et la nature

Publié le 28 Mai 2018 par Philippe Bourrinet in philosophie politique

Fichier complet incluant la partie L'homme naturel contre la nature?

L’homme naturel contre la nature ?

 

Dans la conclusion de sa brochure Darwinismus und Marxismus, Pannekoek semblait adhérer à la «leçon» du philosophe utilitariste Stuart Mill, Sur la nature (1874), où celui-ci faisait de la «mère nature» une mauvaise marâtre contre laquelle l’homme (capitaliste) devait utiliser violence et ruse pour la soumettre à sa volonté :

 

Tout le monde déclare approuver et admirer nombre de grandes victoires de l’art sur la nature […] Mais louer ces exploits et d’autres similaires, c’est admettre qu’il faut soumettre les voies de la nature et non pas leur obéir; c’est reconnaître que les puissances de la nature sont souvent en position d’ennemi face à l’homme, qui doit user de force et d’ingéniosité afin de lui arracher pour son propre usage le peu dont il est capable […][1].

 

Cette philosophie utilitariste n’est guère différente de celle des grands groupes capitalistes qui, aujourd’hui comme hier, déclarent une guerre sans merci à la nature pour mieux la piller et lui faire rendre gorge jusqu’au dernier atome possible de profit[2].

 

Mais peut-on affirmer que Marx, au nom d’un prétendu mythe prométhéen[3], aurait déclaré la guerre à la nature pour mieux la dominer ? C’est ce que semble affirmer le philosophe Alfred Schmidt, qui fut aussi l’éditeur en allemand de Lénine philosophe de Pannekoek. Pour lui, dans une société socialiste, en raison de la permanence du règne de la nécessité et des particularités de l’histoire humaine, les hommes se comporteront à l’égard de la nature en se l’appropriant et en la combattant[4].

 

Cette idée découle d’une analyse de Marx dans les Grundrisse (Manuscrits de 1857-1858), où Marx célèbre la «grande influence civilisatrice du capital» :

 

[…] c’est seulement le capital qui crée la société civile bourgeoise et développe l’appropriation universelle de la nature et de la connexion sociale elle-même par les membres de la société. D’où la grande influence civilisatrice du capital. Le fait qu’il produise un niveau de société par rapport auquel tous les autres niveaux antérieurs n’apparaissent que comme des développements locaux de l’humanité et comme une idolâtrie naturelle. C’est seulement avec lui que la nature devient un pur objet pour l’homme, une pure affaire d’utilité; qu’elle cesse d’être reconnue comme une puissance en soi; et même la connaissance théorique de ses lois autonomes n’apparaît elle-même que comme une ruse visant à la soumettre aux besoins humains, soit comme objet de consommation, soit comme moyen de production. Le capital, selon cette tendance, entraîne aussi bien au-delà des barrières et des préjugés nationaux que de la divinisation de la nature et de la satisfaction traditionnelle des besoins, modestement circonscrite à l’intérieur déterminées et de la reproduction de l’ancien mode de vie. Il détruit et révolutionne constamment tout cela, renversant tous les obstacles qui freinent le développement des forces productives[5]

 

Marx contre la nature ? C’est faire fi de l’analyse scientifique de Marx décrivant le développement gigantesque des forces productives opéré par un capital qui s’empare purement et simplement de toute la nature. Pour le trotskyste Michael Löwy, il y a bien chez Marx une certaine idolâtrie des forces productives : «l’on trouve souvent chez Marx ou Engels (et encore plus dans le marxisme ultérieur) une tendance à faire du ‘développement des forces productives’ le principal vecteur du progrès, et une posture peu critique envers la civilisation industrielle, notamment dans son rapport destructeur à l'environnement»[6]. C’est confondre un peu vite la position de Marx et d’Engels avec celle des ‘constructeurs de socialisme’ (le «marxisme ultérieur» : Lénine et Staline, Mao et Castro, etc.[7]

 

Comme le note de manière remarquable John Bellamy Foster[8], Marx, en travaillant, au début des années 1860, sur la composition de son Capital, fut l’un des premiers à noter la destruction de la nature par l’agriculture capitaliste moderne, en s’appuyant sur les travaux de Justus von Liebig (1803-1873) qui dénonçait la face négative de cette agriculture du point de vue des sciences naturelles[9].

 

Dans le troisième livre du Capital, Marx note avec force que le système du profit capitaliste débilite la vie dans son ensemble, aussi bien celle des travailleurs que la force naturelle de la terre nourricière :

 

Si à l’origine [la grande industrie et la grande agriculture exploitée industriellement] se distinguent parce que la première ravage et ruine davantage la force de travail, donc la force naturelle de l’homme, l’autre plus directement la force naturelle de la terre, elles finissent, en se développant, par se donner la main : le système industriel à la campagne finissant par débiliter les ouvriers, et l’industrie et le commerce, de leur côté, fournissant à l’agriculture les moyens d’exploiter la terre[10].

 

Marx dénonçait déjà, dans le premier livre du Capital le pillage généralisé du travailleur comme du sol, amenant à la ruine des ressources naturelles. Le «progrès capitaliste» mène finalement à la ruine de la terre :

 

[…] tout progrès de l’agriculture capitaliste est non seulement un progrès dans l’art de piller le travailleur, mais aussi dans l’art de piller le sol; tout progrès dans l’accroissement de sa fertilité pour un laps de temps donné est en même temps un progrès de la ruine des sources durables de cette fertilité. […] Si bien que la production capitaliste ne développe la technique et la combinaison du procès de production social qu’en ruinant dans le même temps les sources vives de toute richesse : la terre et le travailleur[11].

 

Et Engels dans les années 1878-1882 mettra en garde contre une exploitation féroce de la nature,  à laquelle l’homme appartient, réalité qui a été oubliée depuis l’Antiquité avec le triomphe du christianisme. Les «victoires» remportées sur la nature sont finalement aussi une défaite de l’humanité :

 

[…] ne nous flattons pas trop de nos victoires sur la nature. Elle se venge sur nous de chacune d’elles. […] Les faits nous rappellent à chaque pas que nous ne régnons nullement sur la nature comme un conquérant règne sur un peuple étranger comme quelqu’un qui est en dehors de la nature, mais que nous lui appartenons avec notre chair, notre sang, notre cerveau, que nous sommes dans son sein et toute notre domination sur elle réside dans l'avantage que nous avons sur l’ensemble des autres créatures de connaître ses lois et à pouvoir nous en servir judicieusement. […] depuis les énormes progrès de la science de la nature au cours de ce siècle, nous sommes de plus en plus à même de connaître aussi les conséquences naturelles lointaines, tout au moins de nos actions les plus courantes dans le domaine de la production, et, par suite, d’apprendre à les maîtriser. Mais plus il en sera ainsi, plus les hommes non seulement sentiront, mais sauront à nouveau qu’ils ne font qu’un avec la nature, et plus deviendra impossible cette idée absurde et contre nature d’une opposition entre l’esprit et la matière, l’homme et la nature, l’âme et le corps, idée qui s’est répandue en Europe depuis le déclin de l’antiquité classique et qui a connu avec le christianisme son développement le plus élevé[12].

 

L’on voit donc, à la lumière de ces analyses de Marx et Engels, qu’il n’était nullement question de mener une guerre contre la nature pour assurer le développement des forces productives, et qu’un tel développement ne pouvait se concevoir que si l’humanité traitait l’environnement naturel comme «son corps non organique»[13].

 

[1] Sur la nature, La Découverte, Paris, 2003. Souligné par nous.

[2] La multinationale américaine Monsanto (absorbée en 2018 par Bayer, autre spécialiste de la destruction de l’écosystème), dans une publicité pour une débroussailleuse, poussait ce cri de guerre : «Meurtrissez la nature !» [Cité par Christian Godin, La haine de la nature, Champ Vallon, Seyssel, 2012]. Monsanto a été accusée en 2017 d’écocide et de crimes contre l’humanité pour sa commercialisation de produits toxiques ayant causé la mort de milliers de personnes, comme les polychlorobiphényles (PCB), le glyphosate – utilisé dans des herbicides comme le Roundup –, ou encore l’acide 2,4,5-trichlorophénoxyacétique, l’«agent orange» utilisé par l’armée US durant la guerre du Vietnam.

[3] John Bellamy Foster note, dans une interview donnée à Médiapart (avril 2016), à propos du «prométhéisme» de Marx : «le mythe du don du feu a été à l’origine interprété comme celui du don de la connaissance, assimilée à un éclairement. Et c’est bien ainsi que Marx l’entendait. C’est seulement plus tard que le feu ainsi donné a pu être interprété aussi comme puissance matérielle, aliment des moteurs et base de l’industrialisation».

[4] Alfred Schmidt, Der Begriff der Natur in der Lehre von Marx, Europäische Verlagsanstalt, Francfort, 1962 [Traduction française : Le concept de nature chez Marx, PUF, Paris, 1994].

[5] Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits «Grundrisse», Éditions sociales, Paris, 2011,  p. 371 (Introduction, notes et édition de Jean-Pierre Lefebvre).

[6] Michael Löwy, «De Marx à l’écosocialisme», Écologie et Politique n° 24, Presses de Sciences Po, Paris, 2002, p. 29-41.

[7] L’article de Löwy se conclut par un appel au front unique anti-impérialiste entre «Rouges» et «Verts» : «… l’éco-socialisme… propose une stratégie d’alliance entre les ‘rouges’ et les ‘verts’, le mouvement ouvrier et l’écologie, et de solidarité avec les opprimées et exploitées du Sud» (loc. cit., p. 39). 

[8] John Bellamy Foster, Marx écologiste, Éditions Amsterdam, Paris, 2011. Titre de l’édition américaine  : The Ecological Revolution. – Making Peace with the Planet, Monthly Review Press, New York, 2009.

[9] Marx, Le Capital, livre I, p. 566 (Jean-Pierre Lefebvre, éd., Éditions sociales, 1983).

[10] Le Capital, livre III, p. 191-192. Souligné par nous.

[11] Le Capital, livre I, Éditions sociales, 1982, p. 565-567. Edition et traduction de Jean-Pierre Lefebvre.

[12] Engels, La dialectique de la nature, Éditions Sociales, Paris, 1977, p. 180-181. Traduction d’Émile Bottigelli.

[13] Manuscrits de 1844, Éditions sociales, 1968 (Présentation, traduction et notes d’Émile Bottigelli).

 

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