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théorie politique

Discussion sur les Grundprinzipien du GIC, Adhémar Hennaut, LCI,1935 : la période de transition au communisme

Publié le 9 Juin 2018 par Adhémar Hennaut, LCI in philosophie politique

Discussion sur les Grundprinzipien du GIC, Adhémar Hennaut, 1935

 

Adhémar Hennaut, «LES FONDEMENTS DE LA PRODUCTION ET DE LA DISTRIBUTION COMMUNISTES», Bilan, mai-octobre, nos 19-23, 1935*

Tel est le titre d’un petit volume dont le Groupe des Communistes Internationalistes hollandais vient d’assurer une deuxième édition revue et développée.

Les Groupes des Communistes Internationalistes descendent du courant du communisme «ouvrier» qui se développa au sein du Parti Communiste Allemand au cours des premières années d’existence de la Troisième Internationale et dont les hollandais H. Gorter (défunt) et A. Pannekoek furent les théoriciens les plus marquants. Les groupes représentant ce courant semblent avoir tiré les déductions les plus osées des critiques élevées jadis contre la théorie du parti révolutionnaire telle qu’elle fut défendue sous la prédominance de l’idéologie bolchévique, dans l’IC. Au parti révolutionnaire, forme d’organisation empruntée à la bourgeoisie, les communistes internationalistes hollandais opposent les conseils d’ouvriers. Le moins qu’on puisse dire de cette théorie, c’est qu’elle laisse subsister pas mal d’obscurité.

Mais le grand intérêt de l’ouvrage en question ne se rattache pas à cette théorie, elle n’intervient que subsidiairement en tout cas. Le but poursuivi est la recherche des principes fondamentaux sur lesquels doivent être assises la production et la consommation une fois que les travailleurs se seront emparés des moyens de production et lorsqu’ils s’efforceront de les mettre en action, non pour des exploiteurs, mais pour le compte de la communauté. Le problème est repris dès son origine, c’est-à-dire depuis que les socialistes, pour les besoins de la lutte pour le socialisme, se sont préoccupés d’y apporter une solution. Tout naturellement, l’analyse critique de l’expérience russe y occupe une place prépondérante.

Il est possible que pareil effort appelle sur les lèvres de certains un signe de commisération à l’adresse des auteurs de cette entreprise. Ne paraît-il pas vain, en effet, de se torturer les méninges à propos des règles sociales que les travailleurs auront à faire respecter, une fois la révolution accomplie, alors que les travailleurs ne marchent nullement à la lutte finale mais cèdent pas à pas le terrain conquis devant la réaction triomphante ? D’autre part, tout n’a-t-il pas été dit à ce sujet par les Congrès de l’I.C. ? Ne convient-il pas de préférer à de telles savantasseries la recherche de moyens susceptibles de pouvoir déterminer un arrêt dans le mouvement de retraite du prolétariat ? Bien sûr, à ceux pour qui toute la science de la révolution consiste à discerner toute la gamme des manœuvres à faire accomplir par les masses, l’entreprise doit apparaître particulièrement oiseuse. Mais à ceux qui considèrent que la précision des buts de la lutte est une des fonctions essentielles de tout mouvement d’émancipation et que les formes de cette lutte, son mécanisme et les lois qui la régissent, ne peuvent être mis complètement à jour que dans la mesure où se précisent les buts finaux à atteindre, en d’autres termes que les lois de la révolution se dégagent de plus en plus nettement selon que la conscience des travailleurs grandit – pour ceux-là l’effort théorique pour définir exactement ce que sera la dictature du prolétariat apparaît comme une tâche d’une primordiale nécessité.

Nous essayerons, dans un deuxième article, de formuler une appréciation sur la méthode d’exposition et les solutions apportées.

LE POINT DE DÉPART DES PRINCIPES DE LA PRODUCTION ET DE LA DISTRIBUTION COMMUNISTES

La cause de l’exploitation des travailleurs dans le régime capitaliste réside dans le fait que le travailleur se trouve séparé des moyens de production. D’une part, nous avons les moyens de production, propriété des capitalistes, d’autre part, le travailleur disposant de sa force de travail, mais qui ne peut affecter directement cette force de travail à des fins productives ; pour le faire il est forcé de vendre cette force de travail (pour un salaire) au détenteur des moyens de production, au capitaliste. Disposant des moyens de production, le capitaliste disposera aussi du résultat de l’effort productif du travailleur à qui il ne retournera comme prix de son travail qu’une partie seulement du résultat de son effort, gardant pour lui le reste. C’est donc parce que les moyens de production (outils, machines, usines, etc.) se trouvent en d’autres mains que celles qui sont appelées à les mettre en œuvre, c’est donc là la cause déterminante de l’assujettissement économique de la classe ouvrière et qui fait que, en dépit de l’égalité politique si souvent proclamée, elle reste une classe sans droits, exploitée, dominée.

Pour émanciper la classe ouvrière, il faut donc lever cette séparation entre le travail et les moyens de production entre les mains de ceux qui les actionnent, les travailleurs. Les moyens de production doivent donc devenir la propriété collective des travailleurs. Cependant il convient de remarquer immédiatement que « le régime de propriété collective des moyens de production qui ne garantirait pas aux masses le droit de disposer de ces moyens manquerait complètement son but ».

Ce n’est que le moyen pour permettre aux travailleurs de disposer des moyens de production et par là du produit du travail collectif. Il est nécessaire d’appuyer sur ce fait. Une erreur assez répandue consiste à croire que l’abolition de la propriété privée des moyens de production doit automatiquement amener la disparition de toute exploitation pour le prolétariat. Il n’en est pas ainsi. Pour que l’exploitation soit abolie, il faut que la mise en communauté des moyens de production accorde aux travailleurs le droit de disposer de ces moyens et par-là de disposer des résultats du travail. C’est alors seulement qu’il est possible de parler de la disparition du salariat. La condition essentielle pour disposer en commun de l’appareil de production, c’est de faire se dérouler la production sous le régime de la propriété collective, selon des normes générales applicables à toute forme d’activité sociale. C’est alors seulement qu’il est possible d’agir et de décider en commun. C’est seulement de cette façon qu’il est possible de jeter les bases de l’ « Association des producteurs libres et égaux ». Une telle révolution ne peut être accomplie que par la classe ouvrière organisée sur la base des organisations d’entreprises et des conseils d’ouvriers.

COMMENT LA SOCIAL-DÉMOCRATIE « RÉVISE » LE MARXISME

Le marxisme voit la socialisation du travail dans le fait que la « production de marchandises » est devenue la forme de production la plus répandue. Le nombre de producteurs (aussi dans l’agriculture) travaillant pour le marché s’accroît toujours davantage. Chacun produit des marchandises qu’il ne consomme pas lui-même. On travaille donc non pour soi, mais pour autrui, ou, pour mieux dire, on travaille pour la société. C’est dans ce sens que le capitalisme rend la société « mûre » pour le socialisme.

La social-démocratie (et les Communistes Internationalistes hollandais considèrent les bolcheviques comme un tronçon radical de la social-démocratie) a vu dans le développement des trusts, des cartels et des syndicats de production capitaliste, le fait essentiel de la socialisation de la production. En réalité, ce ne sont là que les formes qu’a prise l’organisation de la production capitaliste. La social-démocratie confondait deux choses essentiellement différentes : le développement de la production qui transformait le travail des différents producteurs, jadis indépendants, en du travail social et, deuxièmement, les formes d’organisation capitaliste de cette production. Toujours est-il que cette confusion devait se refléter dans la façon dont la social-démocratie concevait la production communiste. Le trust vertical devenait la forme idéale de cette production. Lénine s’exprimait ainsi : « L’économie entière organisée sur le modèle de la poste... telle est notre première tâche » (L’État et la Révolution). Il se rencontrait en ce point avec Parvus, Hilferding et d’autres qui concevaient la production socialiste comme le résultat final du mouvement poussant à la trustification générale à laquelle il aurait suffi d’arracher la direction capitaliste et d’y substituer une direction socialiste – ce qu’on considérait qui devait s’accomplir en plaçant la production trustifiée sous le contrôle de l’État démocratique socialiste – pour la transformer en un organisme travaillant pour le compte de la collectivité.

Quoique Marx ne se soit pas attardé à dépeindre l’organisation de la production communiste, on sait qu’il concevait la réglementation de la production « non comme une fonction de l’État, mais comme devant se réaliser par la liaison entre les associations libres de la société socialiste ». Le réformiste Cunow pensait que c’était là un emprunt fait par Marx aux courants anarcho-libéraux de son temps. Selon Marx, la gestion de la production et de la réglementation étaient dévolue aux producteurs et consommateurs eux-mêmes (sans passer par l’intermédiaire de l’État). C’était d’ailleurs à ce point de vue que se plaça la social-démocratie allemande vers 1880-90. Ce n’est que plus tard, vers 1900, sous l’impulsion de la lutte pour les réformes, que ce point de vue fut modifié et que la « nationalisation » des moyens de production figura au programme socialiste.

La révolution russe se déroula aussi selon le schéma de la « nationalisation » par l’État. Les entreprises furent classées en entreprises « mûres » pour la nationalisation et « non mûres ». En 1917, les travailleurs, sans se soucier le moins du monde de cette classification, commencèrent à exproprier les capitalistes, au grand dam du Parti Communiste qui ne voulait nationaliser que les entreprises susceptibles de pouvoir être dirigées par un organisme central de direction créé à cet effet. Le Parti Communiste édicta des mesures auxquelles les travailleurs eurent à se tenir. Toutes les entreprises qui ne pouvaient être dirigées par le Conseil Supérieur Économique devaient être remises entre les mains de leurs propriétaires. Quant aux entreprises nationalisées, la direction en fut confiée au Conseil Supérieur Économique. Le Parti Communiste s’imaginait donc qu’il suffisait de chasser les anciens capitaines d’industrie et d’en confier la direction aux « hommes de science », « intellectuels », « statisticiens » pour réaliser le communisme.

Mais une telle « nationalisation » ne peut aboutir à autre chose qu’à créer un nouvel appareil de domination du travail salarié. L’analyse marxiste du capitalisme ne laisse place au moindre doute à ce sujet. Pour Marx, la place sociale que le capitaliste occupe par rapport au salarié résulte du fait que le premier dispose du travail du second et par là dispose aussi du travailleur. Dans le socialisme ou le communisme d’État, le rôle du capitalisme échoit à l’organisation centrale chargée de la direction de la production. Cette direction est poussée au plus haut point de la centralisation, soi-disant dans le but de lutter plus efficacement contre la contre-révolution, mais en réalité pour se garantir contre toute immixtion insolite de la part des travailleurs qualifiés de contre-révolutionnaires.

Le but que se tracèrent les bolcheviques était de supprimer le salariat et, avec lui, toute exploitation de l’homme par l’homme. À cette fin, on s’appliqua à faire disparaître l’argent en procédant, de propos délibéré, à une inflation formidable. La valeur pratique de la monnaie tomba à zéro. Les conditions pour l’organisation de la production et de la distribution par le Conseil Supérieur Économique furent ainsi créées. Cet organisme tout-puissant centralisa toute la production et en même temps il fixa les normes de la consommation. L’argent devenait complètement superflu. Mais... en 1921, les bolcheviques créèrent un nouveau rouble pour remplacer l’ancien et s’efforcèrent à lui conserver un pouvoir libératoire stable. Le « communisme de guerre » avait fait faillite. Ce qui avait fait faillite en réalité c’était la tentative des communistes d’organiser une production « sociale » sans aucune unité de mesure fixant la consommation. Les premiers efforts de réorganisation de la vie économique se firent, comme de juste, en s’attachant à l’élaboration d’un plan de production. Grâce aux plans de production des divers trusts, le Conseil Supérieur Économique avait une vue d’ensemble sur la production totale. Cependant tous ses plans étaient calculés en roubles, mais comme la valeur du rouble s’effondrait de jour en jour, ces calculs perdirent toute valeur. Déjà en 1919, la nécessité de calculer les plans selon la valeur de la production fut reconnue. Et la stabilisation du rouble ne signifiait en réalité rien d’autre que le gouvernement des soviets avait appris à connaître les lois qui régissaient son économie : le capitalisme d’État consacre, tout comme le capitalisme, la séparation du travailleur des produits du travail ; le Conseil Supérieur règle la vie économique en se basant sur la valeur des produits. La valeur du travail doit aussi être calculée. Le travailleur doit être payé d’après la valeur de sa force de travail qui est représentée par le coût de sa production. Or, il y a précisément un antagonisme profond entre la valeur de la force de travail (le salaire) et ce travail même (le produit du travail). Alors que le travailleur pour toute une semaine de travail ne reçoit comme salaire que l’équivalent de, par exemple, 24 heures de travail social, il a fourni pendant cette semaine 40, 50 ou 60 heures. Pour s’émanciper, le travailleur doit faire en sorte que ce ne soit plus la valeur de sa force de travail qui détermine la paie qui lui revient de la production sociale, mais que cette part soit fixée par son travail même. Le travail : mesure de la consommation, tel est le principe qu’il doit s’efforcer de faire triompher. En rétablissant la production sur la base de la valeur du travail, les communistes russes exproprièrent les travailleurs, car ils proclamèrent que dorénavant il n’y aurait plus de rapport direct entre les biens produits et la part prise par les travailleurs à la production de ces biens. Les conséquences ne tardèrent pas à se faire sentir, ce qui amena Lénine à proférer cette amère réflexion :

« La machine nous glisse des mains ; c’est comme si quelqu’un se trouve au volant, mais la machine ne va pas dans la direction où il la dirige, elle va là où l’un ou l’autre la dirige, quelque chose d’illégal dont dieu sait d’où cela sort, l’un ou l’autre spéculateur, capitaliste privé ou on ne sait qui. La machine ne roule pas dans la direction que ceux qui se trouvent au volant désirent. Qui conduit qui ? Je doute qu’on puisse dire que les communistes mènent cette machine. Si on veut la vérité, il faut dire : ce n’est pas nous qui la menons, c’est elle qui nous mène... ».

 

*Série d’articles déjà numérisée par Smolny : http://www.collectif-smolny.org. Publication en fac-similé par archives autonomies.

L’UNITÉ DE CALCUL DANS LE COMMUNISME

Le réel problème du communisme est donc de faire disparaître la séparation existant entre le travailleur et la production sociale. Ce n’est pas l’un ou l’autre Conseil Supérieur de l’Économie, mais ce sont les travailleurs eux-mêmes, à l’aide de leurs organisations d’entreprises, qui doivent pouvoir disposer du produit de leur travail. Comme la technique moderne rend les diverses entreprises dépendantes les unes des autres, la révolution doit avoir pour résultat de les souder les unes aux autres, mais elle ne peut le faire qu’au moyen d’une loi économique générale s’appliquant à l’ensemble de la production. Cette loi ne fixe pas encore les formes organiques que prendra cette association générale des entreprises. Elle ne fait que déterminer les conditions, égales pour tous, sous lesquelles les producteurs réunis dans leurs organisations d’entreprises participent au grand travail productif de la société.

Tous les biens produits par le travail de l’homme se valent qualitativement, car ils représentent tous un même travail humain. Seule la quantité de travail différente qu’ils représentent les rend dissemblables. La mesure du temps que chaque travailleur individuellement consacre au travail est l’heure de travail. De même, la mesure destinée à mesurer la quantité de travail que représente tel ou tel objet doit être l’heure de travail social moyen. C’est cette mesure qui servira à établir l’ensemble des richesses dont dispose la société, de même les rapports des diverses entreprises entre elles et enfin la part de ces richesses qui revient à chaque producteur. C’est d’ailleurs ainsi que Marx et Engels l’envisageaient. Et, contrairement à ce que certains imaginent, cette comptabilité s’applique non seulement à la société communiste qui a atteint un niveau de développement très élevé, mais il s’applique à toute société communiste – donc dès le moment où les travailleurs ont exproprié les capitalistes – quel que soit le niveau qu’elle a atteint. Cette version s’appuie sur la remarque suivante tirée des « Critiques du Programme de Gotha », de Marx :

« Ce à quoi nous avons affaire ici, c’est une société communiste non pas telle qu’elle s’est développée sur les bases qui lui sont propres, mais telle qu’elle vient, au contraire, de sortir de la société capitaliste ; par conséquent, une société qui, sous tous les rapports, économique, moral, intellectuel, porte encore les stigmates de l’ancienne société des flancs de laquelle elle sort. Le producteur reçoit donc individuellement... l’équivalent exact de ce qu’il a donné à la société. Ce qu’il lui a donné, c’est son quantum individuel de travail. Par exemple, la journée sociale de travail représente la somme des heures de travail individuel ; le temps de travail individuel de chaque producteur est la portion qu’il a fournie de la journée sociale du travail, la part qu’il y a prise. Il reçoit de la société un bon constatant qu’il a fourni tant de travail (défalcation faite du travail effectué pour le fonds collectif) et, avec ce bon, il retire des stocks sociaux une quantité d’objets de consommation correspondant à la valeur de son travail. Le même quantum de travail qu’il a fourni à la société sous une forme, il le reçoit d’elle sous une autre forme... »

« ...Dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l’antagonisme entre le travail intellectuel et le travail manuel, quand le travail sera devenu, non seulement le moyen de vivre, mais même le premier besoin de l’existence ; quand, avec le développement en tous sens des individus, les forces productives iront s’accroissant, et que toutes les sources de richesse collective jailliront avec abondance, alors seulement l’étroit horizon du droit bourgeois pourra être complètement dépassé et la société pourra inscrire sur ses drapeaux : de chacun selon ses capacités, de chacun selon ses besoins ! ».

LES PROGRÈS DANS LA MANIÈRE DE POSER LE PROBLÈME

Aussi paradoxale que la chose puisse paraître, il est un fait : les théoriciens socialistes apportèrent une extrême négligence dans la manière de poser le problème de savoir comment régler la production dans le communisme. La solution apportée par les bolcheviques dans les premières années de la révolution et qui consistait à produire sans unité de calcul apparaît comme un résultat tout naturel de cette désinvolture. L’idée qu’il suffirait de faire passer les moyens de production des mains des capitalistes privés entre celles de la collectivité pour créer du même coup une production et une consommation reposant sur des bases communistes égalitaires, cette idée était universellement répandue. La socialisation devait tout résoudre. Kautsky écrivait sentencieusement : « La valeur est une catégorie historique qui ne vaut que pour la production de marchandises ». Aussi quand on lui demandait comment la production communiste serait organisée se contentait-il de dire comment elle ne serait pas organisée : ni argent, ni valeur, ni marché, ni prix, rien de cela n’existerait. Mais on ne savait toujours pas quelles étaient les normes qui remplaceraient tout ce fourbi.

Rudolf Hilferding éleva ce négativisme à la hauteur d’une théorie. Comme toute l’activité de la société devait se résorber dans son fameux « cartel général », les entreprises cessent de s’échanger leurs produits sur la base du « prix ». Les échanges se font « en nature ». Les prix deviennent purement nominaux. L’argent cesse de jouer un rôle. « Il peut disparaître car il s’agit maintenant de faire circuler et répartir non plus des valeurs, mais des choses. Le cartel répartit le produit. Les éléments substantiels de la production se trouvent reproduits et employés pour une nouvelle production. Du nouveau produit une partie est répartie entre la classe ouvrière et les intellectuels, le reste revient au cartel qui l’utilise comme bon lui semble » (Hilferding, « Finanzkapital »). Selon Hilferding, ce sont les fonctionnaires de l’État qui, armés des données statistiques nécessaires, déterminent la production et les conditions dans lesquelles elle doit s’accomplir.

Les économistes bourgeois ne manquèrent évidemment pas de soumettre cette théorie saugrenue à une critique sévère. Et ils avaient beau jeu. Sous l’influence de ces critiques, de nombreux social-démocrates abandonnèrent leurs théories d’une économie sans mesure générale de la valeur. Kautsky dans « La Révolution prolétarienne et son programme » en revient à la nécessité de réintroduire l’argent comme « mesure pour la comptabilité et le calcul des conditions d’échange dans une société socialiste ». Ce n’est plus que dans la « deuxième phase » du communisme que l’argent pourra être supprimé.

LA PRODUCTION COMMUNISTE

Avant tout il est nécessaire d’expliquer pourquoi dans l’économie communiste il ne peut être question ni de valeur, ni d’échange. L’échange a à sa base la propriété privée des moyens de production et des valeurs. On ne peut échanger que des choses qu’on possède. Dans le communisme, toutes les entreprises sont parties intégrantes et égales d’un seul et même procès de production et de distribution. Chaque entreprise n’exécute qu’une fraction du travail nécessaire à la fabrication d’un produit et le passe ensuite à une autre entreprise et cette opération se répète jusqu’à ce que le produit achevé soit livré à la consommation. Ce transfert n’équivaut nullement à un échange parce que nous n’avons pas affaire ici à des propriétaires de marchandises. Les producteurs ne possèdent pas les produits qu’ils travaillent, ceux-ci appartiennent à la communauté. Il ne pourra donc être question d’échanger tel produit contre tel autre produit. Les diverses entreprises se passent les produits les unes aux autres. Il est possible qu’on continue à désigner cette opération du mot d’échange. L’essentiel est de comprendre que le contenu social des opérations désignées sous ce vocable a changé complètement.

En ce qui concerne la valeur, une même transformation s’opère. Les marchandises ne s’échangent entre elles que selon des proportions bien déterminées. Seules des marchandises qui se valent peuvent s’échanger entre elles. Nous savons que la valeur des marchandises est déterminée par le temps moyen de travail social dépensé à leur production. On n’échange donc que des marchandises représentant une même quantité de travail social. Dans le communisme il faudra aussi connaître exactement la quantité de travail que réclame la fabrication de divers produits. Il pourrait donc sembler ici aussi que dans la société communiste, tout comme dans le capitalisme, le mouvement des marchandises s’effectue sur la base de leur valeur. Il n’en est rien. La valeur d’un objet n’exprime pas seulement la quantité de travail social nécessaire à sa fabrication, mais elle exprime encore le fait que quoique représentant du travail social, elle est la propriété privée de quelqu’un. L’antagonisme travail social / propriété privée disparaît en régime communiste comme le fait remarquer Marx dans sa « Critique du Programme de Gotha » :

« Au sein d’un ordre social communiste, fondé sur la propriété des moyens de production, les producteurs n’échangent pas leurs produits, de même le travail incorporé dans les produits n’apparaît pas davantage ici comme la valeur de ces produits, comme une qualité réelle possédée par eux, puisque désormais, au rebours de ce qui se passe dans la société capitaliste, ce n’est plus par la voie d’un détour, mais directement, que les travaux de l’individu deviennent partie intégrante du travail de la communauté... »

« ...C’est évidemment ici le même principe que celui qui règle l’échange des marchandises pour autant qu’il est un échange de valeurs égales. Le fond et la forme diffèrent parce que les conditions étant différentes, nul ne peut rien fournir d’autre que son travail et que, par ailleurs, rien d’autre que des objets de consommation individuelle ne peut entrer dans la propriété de l’individu. »

Le communisme ne connaît donc ni l’échange, ni la valeur, la circulation des marchandises ne donnant pas lieu à des transferts de propriété. Ce qui sert à exprimer la quantité de travail incorporée dans les objets, ce n’est pas à proprement parler la valeur, mais c’est le temps de travail. Il est désormais possible, à l’aide de ces données, de se représenter sur quelle base se déroule, en société communiste, la production. Chaque entreprise calcule le nombre d’heures de travail que représentent les moyens de production fixes qu’elle utilise dans la production (les bâtiments et les machines) et aussi leur coefficient d’usure. Elle calcule également la quantité d’heures de travail que représentent les moyens de production circulant (matières premières). Enfin, elle enregistre le travail vivant qu’elle y ajoute. Pour chaque entreprise, la production évaluée en heures de travail équivaut donc toujours à la somme des trois facteurs suivants calculés aussi en heures de travail : la partie des moyens de production qui peut être considérée comme consommée (et donc incorporée au produit) à la fin du cycle de production envisagé et que nous désignerons par les lettres MO, les matières premières que nous désignerons par les lettres MA et, troisièmement, le nouveau travail vivant ajouté que nous désignerons par la lettre T.

Le bordereau de production d’une fabrique de chaussures pourrait donc être libellé de cette manière par exemple :
MO (machines, bâtiment) + MA (matières premières) + T (travail) = Production P.

Si nous remplaçons ces lettres par des chiffres, nous obtenons :
MO (1.250 heures) + MA (61.250 heures) + T (62.500 heures) = P (125.000 heures)

Si la production de l’usine a été, pendant le cycle envisagé, de 40.000 paires de souliers, chaque paire coûte donc 3.125 heures de travail. Toutes les entreprises, même les entreprises de transport ou les entreprises de service publics qui ne « livrent pas de produits » mais effectuent des services, peuvent calculer de la sorte le résultat de leur activité. La communauté ne calcule pas autrement le bilan de son activité. En calculant l’ensemble de ce qui a été dépensé en moyens de production, matières premières et de travail vivant, on obtient le total de la production. Ainsi, par exemple, le bilan pourrait être le suivant :
Total MO (108 millions d’heures de travail) + Total MA (650 millions d’heures de travail) + Total P (650 millions d’heures de travail) = Total P (1.408 millions d’heures de travail).

La société a donc à sa disposition le produit de 1.408 millions d’heures de travail. Pour entamer un nouveau cycle de production, elle doit mettre de côté les 108 millions d’heures de travail qui représentent la partie des moyens de production consommée au cours du cycle qui vient de s’achever et qui doit être reconstituée si on veut que la production continue sur la même échelle, et aussi les 650 millions d’heures de travail de matières premières. Il reste donc de la production totale 650 millions d’heures qui peuvent être consommées. De cette façon, l’ensemble des entreprises a reconstitué son fonds social et est prêt pour commencer un nouveau cycle productif.

Il s’agit maintenant de savoir comment ces 650 millions d’heures de travail qui constituent le fonds de consommation vont être répartis. La répartition ne doit pas nécessairement être égale pour tous. On pourrait par exemple imaginer que l’ouvrier non qualifié reçoive pour chaque heure de travail fourni une quantité de produit équivalent à ¾ d’heures de travail social, que l’ouvrier qualifié en reçoive juste 1 heure, que l’employé en reçoive 1 heure ½ et le directeur d’entreprise, par exemple, 3 heures. Dans la comptabilité de l’entreprise, on inscrirait comme travail vivant dépensé pour une semaine de 40 heures : 30 heures pour le manœuvre, 40 pour le qualifié, 60 pour l’employé et 120 pour le directeur.

Effectivement, certains économistes ont cru qu’il convenait de faire une distinction, dans la société communiste, entre les différentes sortes de travail. Otto Neurath pensait qu’il convenait d’établir un « salaire minimum » qui équivaudrait au minimum physiologique nécessaire à l’entretien de l’homme. Ce minimum serait le salaire qu’on attribuerait au manœuvre. Les autres catégories d’ouvriers recevraient un salaire en rapport avec leur application, leur capacité et l’importance des travaux qu’ils effectuent. Kautsky estime qu’une différenciation dans les salaires doit être introduite parce qu’on « ne peut pas payer pour un travail léger et agréable le même salaire que l’on paye pour les travaux difficiles et malsains ». Il estime même devoir introduire une différenciation au sein des diverses catégories de salaires et croit que, par exemple, le système de travail aux pièces devrait être introduit.

Il faut remarquer de suite que la société qui introduirait cette différenciation dans les salaires ne mettrait nullement fin à la lutte pour l’amélioration des conditions de travail. Avec la répartition des produits sur une base antagonique, la lutte reprendrait de plus belle entre les diverses catégories pour une répartition plus favorable des produits.

L’appréciation de ces « économes » est fondée sur le fait que dans le régime capitaliste le salaire ne doit pas seulement permettre à l’ouvrier de se maintenir en vie, il doit encore lui permettre de se reproduire en élevant une famille. Or, les frais de reproduction de la main-d’œuvre non qualifiée étant inférieurs à ceux que nécessite la reproduction de la main-d’œuvre qualifiée ou de celle des membres des professions libérales, il n’est que juste que cette différence s’exprime aussi dans le salaire. Ces gens oublient que dans le communisme la reproduction de la main-d’œuvre n’incombe pas à l’individu, mais à la société. Cependant leur erreur ne trouve pas une explication suffisante dans cet oubli.

Ces « hommes de science » ont du communisme une autre conception que les prolétaires. La répartition du produit social dans le communisme n’est pas une simple reproduction de la force de travail, c’est la distribution de toutes les richesses matérielles et spirituelles que l’humanité crée grâce à sa technique. Elle doit donc dépasser la simple reproduction de la force de travail.

(À suivre)

L’étude ci-dessous (voir 1ère partie dans « Bilan » n° 19) est un résumé de l’ouvrage publié par les Groupes de Communistes Internationalistes de Hollande. La Rédaction.

L’HEURE DE TRAVAIL SOCIAL MOYEN, BASE DE LA PRODUCTION

Des économistes comme Max Weber et Ludwig Mises se sont déjà attachés à « démontrer » l’impossibilité d’asseoir la production et la distribution sur la base du calcul du temps de travail. Kautsky leur emboîte allègrement le pas. Dans son ouvrage La Révolution prolétarienne et son programme, il démontre que la société socialiste ne peut organiser la production sans calculer exactement le coût de la production. De là il conclut que l’argent doit servir d’élément comptable pour déterminer les rapports d’échange. Cette monnaie sera-t-elle la même que celle employée en régime capitaliste, sera-ce donc une monnaie exprimant sa valeur dans une marchandise particulière, généralement de l’or ? Et Kautsky de répondre que ce ne doit pas être nécessairement le cas. On pourrait imaginer, poursuit-il, que l’ouvrier reçoive pour chaque heure de travail fournie un signe ou certificat contre lequel il pourrait retirer du fonds de consommation une quantité de marchandise correspondant à une heure de travail. Ainsi toute exploitation disparaîtrait. Ce serait aussi la solution idéale car grâce à ce système toute tutelle d’une autorité quelconque n’aurait plus de raison d’être et l’ouvrier aurait l’entière liberté de dépenser son « salaire » comme bon lui semble. Malheureusement, Kautsky ne pense pas que la solution puisse être retenue, son application dans la pratique se heurtant à des difficultés insurmontables. Pour que l’application en soit rendue possible, il faudrait que le calcul du coût des marchandises puisse se faire avec le maximum d’exactitude. Or, quel travail de Sisyphe que ce calcul.

Par l’abolition de la propriété privée des moyens de production, toutes les entreprises se trouvent fondues en un seul organisme de production. Toutes participent dans des proportions variées à la fabrication du « produit final » prêt à être livré à la consommation. Quelle besogne ne serait-ce pas que de déterminer la quantité précise de travail que contient un objet qui a passé par tant de mains différentes. Un pareil calcul nécessiterait un appareil de statistiques des plus compliqués et d’une perfection absolue. C’est pour ces raisons que Kautsky rejette cette solution.

Leichter, un autre théoricien social-démocrate, s’accorde avec Kautsky pour dire qu’une société sans exploitation n’est que pure fantaisie digne d’être reléguée parmi les réalisations problématiques du règne millénaire. Leichter donne cependant des précisions sur la façon selon laquelle les produits circulent, en régime socialiste, d’une entreprise à une autre. Tout comme cela se pratique en régime capitaliste entre entreprises appartenant à un même trust et où les entreprises ne se passent rien sans se les facturer, les entreprises socialistes dresseront un compte exact de tout ce qu’elles reçoivent (en produits, demi-produits ou matières premières) comme de ce qu’elles cèdent. Chaque entreprise agit comme si elle travaillait pour le compte d’un entrepreneur particulier lequel voudrait se rendre compte de la productivité. Et Leichter d’appuyer sur les grands progrès réalisés par la science comptable qui permet aux capitalistes de se rendre compte non seulement de la productivité d’une entreprise, dans son ensemble, mais de calculer, au sein d’une entreprise, quel département, quel genre de machine produit les meilleurs résultats, les frais généraux, etc.

Armés de ces données, il nous devient possible d’opérer certains calculs dont la solution n’était guère accessible à Kautsky, perché au sommet de sa centrale économique. Ce que cette centrale ne pouvait calculer, les producteurs eux-mêmes vont le faire. Chaque entreprise peut déterminer, grâce à la formule (MO + MA) + T ce que lui a coûté sa production à elle. En assemblant les données particulières à chaque entreprise dans une branche déterminée de la production, il est possible de déterminer le coût moyen de la production dans cette branche. De même qu’à cause de la division du travail la production ne peut être achevée que grâce à l’apport du travail particulier des diverses entreprises, le calcul du coût des produits est le résultat de la combinaison des calculs partiels qu’effectuent les producteurs des diverses entreprises. Prenons l’exemple des chaussures. Si on examine le rendement des diverses fabriques de chaussures d’un district déterminé, on constatera que deux fabriques, tout en dépensant une somme égale de travail vivant et avec une usure d’outillage et une dépense de matières premières identiques, produisent une quantité de chaussures différentes.

Dans une fabrique la production est plus avantageuse, le travail plus productif que dans une autre ; une usine mettra 3.125 heures pour fabriquer une paire de chaussures, telle autre 3 heures ½, tandis qu’une troisième usine ne mettra que 3 heures. Comme le coût des produits est déterminé par le temps moyen de travail social que nécessite leur production, le coût de la paire de chaussures ne peut être que la moyenne de ces temps de travail différents. Une paire de chaussures coûterait approximativement 3.3 heures de travail.

Kautsky estimait que même s’il était possible de calculer le temps de travail que représente chaque objet, encore ne pourrait-on déterminer les rapports d’échange sur cette base car dès qu’on serait parvenu, après de longues recherches, à déterminer le coût d’un objet, on s’apercevrait qu’entre temps des modifications apportées dans les méthodes de production ont déjà rendu ces calculs caducs. Tout serait alors à recommencer.

En réalité, cette objection ne tient pas. Le produit ne surgit pas d’un seul coup pour être livré à la consommation. Les producteurs eux-mêmes ont eu soin de noter au cours des différents stades de sa fabrication la valeur ajoutée à chacun de ces stades. Si donc c’est au cours du stade final que l’objet a vu modifier son temps de travail, l’objet est livré à la consommation avec un temps de travail diminué. Si c’est au cours de stades antérieurs que cette diminution s’est opérée, le produit sortant de l’entreprise initiale comme « produit fini », mais rentrant dans l’entreprise destinée à le parachever comme « matière première », la diminution du temps de travail nécessaire aura quand même été enregistrée et se répercutera sur le prix global du produit. Du moment que les entreprises enregistrent rigoureusement le quantum de travail social qu’elles reçoivent et ce qu’elles transfèrent à d’autres entreprises ou livrent directement à la consommation, toutes les variations possibles dans la productivité du travail se trouvent être automatiquement enregistrées.

L’HEURE DE TRAVAIL MOYEN SOCIAL, BASE DE LA CONSOMMATION

L’expérience de la Commune hongroise a permis de voir ce que devient dans la pratique la théorie du communisme d’État. Varga y a consacré un livre Les problèmes économiques de la dictature du prolétariat. En Hongrie, écrit-il, la transformation de la vie économique sur de nouvelles bases s’opéra beaucoup plus rapidement qu’en Russie. Le pays était plus petit, la population plus dense. L’ensemble se prêtait mieux à une forte centralisation, alors qu’en Russie, vu les étendues énormes, une certaine décentralisation apparût comme nécessaire. La révolution fit passer la gestion de la production et la réglementation de la consommation aux mains de l’État. Le Conseil Supérieur Économique créa des Centrales de Matières Premières qui répartissaient les matières premières entre les diverses entreprises. Ces organismes n’étaient pas seulement des organes de distribution, ils remplissaient un rôle politique ; c’étaient des instruments à l’aide desquels l’État assujettît la classe ouvrière. En refusant des matières premières à tel ou tel groupe d’ouvriers, le Conseil Supérieur les tenait tout simplement à sa merci. Il est un fait évident qu’une coordination des diverses industries s’effectue beaucoup plus rapidement et efficacement par en haut, mais le prix dont les ouvriers payent une telle coordination est trop élevé, car ça ne leur coûte rien moins que la disposition des moyens de production eux-mêmes, c’est-à-dire qu’à ce prix le communisme... disparaît complètement.

Pour ce qui est de la consommation du produit, Varga admet en théorie que la part du produit doit être égale pour tous. Il indique que les ouvriers eux-mêmes s’opposèrent au début à une telle répartition. Comme dans le communisme d’État, les prix et les salaires continuent à subsister. Varga s’attache à expliquer sur quelles bases l’État doit fixer le prix des produits livrés à la consommation. Si l’État fixe le prix des produits au niveau du coût exact du produit, il ne lui reste plus rien pour couvrir les frais d’entretien des groupes improductifs de la population (l’armée, les fonctionnaires, instituteurs, chômeurs, malades, invalides). Il ne resterait plus rien non plus pour développer la production, ce dont un État prolétarien a cependant encore plus besoin que le capitalisme. En principe, il faut donc fixer les prix au niveau du « coût social de production ». Il faut comprendre sous ce terme le coût réel des marchandises augmenté d’une majoration suffisante pour couvrir les frais d’entretien des non producteurs et pour permettre une véritable accumulation.

Comme il n’était pas possible de fixer le « coût social de production », le gouvernement fut contraint de pratiquer une « politique des prix ». Dans un pareil système, la lutte pour le pouvoir n’a pas disparu, car ce sont les groupes sociaux qui sont au pouvoir qui décident de la répartition de la production. Il y a donc là des rapports de maîtres à sujets qui s’établissent et qu’on s’efforce de voiler en accordant un certain pouvoir d’auto-administration aux assujettis. En Russie, par exemple, tous les consommateurs furent embrigadés dans des coopératives de consommation qu’ils purent « librement » administrer. Cela n’empêchait pas que c’était le gouvernement qui disposait de la production et par là s’élevait au-dessus du prolétariat.

Le communisme a, par contre, pour but de faire du travail la condition de la consommation. Chaque travailleur, par son travail, détermine la part qui lui revient de la production sociale. Non pas que ça soit là un système qui réalise une égalité ou une justice parfaite. Ce sont là des choses qui n’existeront peut-être jamais. Mais c’est la seule manière d’abolir le salariat et de faire disparaître tout assujettissement du travailleur.

LE TRAVAIL SOCIAL GÉNÉRAL NÉCESSAIRE

Par rapport à la consommation, il existe deux types différents d’entreprises, les entreprises du premier type livrent leurs produits à la consommation en échange des certificats de travail qui leur sont remis par les consommateurs, nous les appellerons les entreprises du type productif. L’autre type d’entreprise travaille « gratuitement », il réalise le principe de la prise selon les besoins ; ce sont les services publics ou les entreprises réalisant le travail social général nécessaire. À ce genre d’entreprises appartiennent, par exemple, toutes sortes de conseils économiques et politiques, les bureaux pour la comptabilité générale, des institutions d’hygiène, d’enseignement, la construction et l’entretien des parcs, des institutions culturelles et sociales. Toutes ces entreprises utilisent comme les autres les moyens de production, des matières premières et leurs ouvriers doivent être nourris et vêtus comme tous les autres. Cependant pour certaines il est impossible, pour d’autres non souhaitable, qu’elles se fassent payer leurs services par les usagers au moyen d’argent de consommation, comme c’est le cas pour les autres entreprises. Ces entreprises travaillent donc gratuitement et leurs usagers « puisent au tas ».

Il est évident que tout ce qui est nécessaire au fonctionnement de ces entreprises doit être produit par les ouvriers des entreprises du type productif. Les ouvriers ne pourront donc pas toucher le produit intégral de leur travail. La question est seulement celle-ci : quelle est la part du produit qu’ils devront laisser tomber à cette fin ?

La détermination du coût de fonctionnement des services publics n’offre bien entendu aucune difficulté particulière. Ces entreprises tiennent une comptabilité où figurent les trois postes connus : moyens de production (MO), matière première (MA) et travail vivant (T). L’ensemble de ces entreprises dressent un budget d’ensemble de leurs besoins. Si ce budget est par exemple le suivant : MO (8 millions) + MA (50 millions) + T (50 millions) = 108 millions d’heures de travail, nous savons que l’ensemble de la société devra prendre sur la partie consommable de son travail productif direct 108 millions d’heures de travail pour faire fonctionner les services publics.

La solution courante qui nous était offerte jusque maintenant était celle qui consistait à faire supporter ces frais par l’État. C’est aussi la solution capitaliste qui récupère les avances faites à ces industries grâce à des contributions directes ou indirectes. En Russie, la solution est trouvée par le fait que c’est l’État qui encaisse les bénéfices réalisés par les diverses entreprises ; d’autre part, l’État établit les impôts indirects. La vente d’alcool, détenue en monopole par l’État, est aussi un moyen pour se procurer de l’argent. La Hongrie soviétique agissait de même grâce à sa politique des prix.

Il est vrai que de nombreux théoriciens préconisent d’autres solutions. En général, ils admettent que le coût des services publics doit être calculé d’une façon minutieuse. Ce coût intervient ensuite pour déterminer le coût définitif des produits. Le coût des services publics est donc introduit dans le coût des marchandises. Cette solution est, à notre avis, à repousser car elle embrouille le calcul du coût des marchandises et voile la productivité des entreprises. La seule solution qui nous semble compatible avec le but d’affranchissement des travailleurs posé par la révolution est celle qui consiste à déduire directement du fonds de consommation ce qui est nécessaire au fonctionnement des services publics, par une réduction des bons de consommation délivrés aux producteurs. Il faudrait alors calculer le taux de paiement, c’est-à-dire la partie de la production sociale qui revient au producteur pour une heure de travail, défalcation faite de la quote-part destinée au fonctionnement des services publics. Prenons que le budget des entreprises se présente sous cette forme : MO (100 millions d’heures de travail) + MA (600 millions d’heures de travail) + T (600 millions d’heures de travail) = P (1.300 millions d’heures de travail).

Nous savons que de cette masse de 1.300 millions d’heures de travail il ne reste que 600 millions pour la consommation, le reste devant servir à reconstituer les moyens matériels (moyens de production et matières premières) nécessaires à l’ouverture d’un nouveau cycle de production. C’est sur ces 600 millions que devra être pris ce qui est nécessaire au fonctionnement des entreprises de services publics. Admettons que le budget annuel de ces dernières s’élève à 108 millions d’heures de travail, somme qui se décompose ainsi : MO (8 millions d’heures de travail) + MA (50 millions d’heures de travail) + T (50 millions d’heures de travail) = Services (108 millions d’heures de travail).

Le fonds de consommation proprement dit se verra amputer de ces 108 millions d’heures de travail que la société affecte directement au fonctionnement des services publics. Le fonds de consommation est de 650 millions d’heures de travail (600 millions dans les entreprises productives et 50 millions dans les services publics). La défalcation pour les services publics une fois opérée, il ne restera plus que 650 – 108 = 542 millions d’heures de travail à la disposition de la collectivité pour couvrir ses besoins de consommation. Pour un effort de 650 millions d’heures de travail, la part que la collectivité consommera individuellement est de 542 millions d’heures ou 0,83 partie (542 : 650). C’est ce que nous appellerons le taux de paiement. Le producteur ne reçoit donc pas sous forme de bon d’achat le produit intégral de son travail. Pour une semaine de travail de quarante heures, par exemple, il ne recevrait, en bons de consommation individuelle, que l’équivalent de 40 x 0,83 = 33,2 heures de travail.

Le calcul du taux de paiement est des plus simples. Les entreprises tiennent une comptabilité minutieuse de ce qu’elles reçoivent et dépensent en moyens de production, matières premières et main-d’œuvre. Les transferts qui s’opèrent d’une entreprise à l’autre sont enregistrés à l’office de comptabilité sociale de la même manière qu’une banque ou un office de chèques enregistre les virements entre titulaires de comptes. Dans un tel déroulement, il n’y a personne qui a quelque chose à « attribuer » ou à « répartir ». C’est pour cela qu’un État n’a pas à intervenir dans une pareille production. Les rapports entre les producteurs et le produit social sont des rapports non de personnes, mais de choses. La production est assise sur des bases qui permettent aux producteurs eux-mêmes de la gérer, de ce fait il n’existe aucun terrain favorable à l’éclosion d’une exploitation ou domination quelconque. Les conditions sont créées où l’État peut réellement « dépérir » et être « relégué » au musée d’antiquité parmi « le rouet et la hache de bronze » (Engels).

Une des caractéristiques des entreprises de services publics, c’est qu’elles permettent à leurs usagers de les utiliser dans la mesure de leurs besoins. On s’en sert gratuitement. Il est un fait évident que dans la mesure où le régime communiste se développera, le nombre de branches d’industries produisant selon ces normes ira croissant. Certaines branches de l’industrie de l’alimentation, le transport des personnes, le service d’habitation seront appelés à fonctionner comme services publics. Le rythme de ce développement est donné par la productivité générale du travail. Il est certain qu’avant de décider que telle ou telle branche entre dans la catégorie des services publics et réalise la distribution de ses produits sur un plan supérieur à celui des autres entreprises, la collectivité devra chaque fois juger si une pareille transformation peut se réaliser sans danger pour l’ensemble de la production. Au cours de ce développement, le taux de paiement est appelé à diminuer de plus en plus. De moins en moins le travail de l’individu devient la mesure de sa consommation. Mais de pareilles transformations doivent être décidées en pleine conscience par la collectivité. C’est pour cela qu’il est nécessaire de pouvoir payer le coût des services publics à l’aide du taux de paiement et non à l’aide d’impôts qui viendraient grever le prix des marchandises et ceci afin que la société puisse avoir à chaque instant l’image la plus nette de la productivité du travail.

A. HENNAUT

Le socialisme est le premier mouvement populaire dans l’histoire du monde qui se donne pour but, et qui a mission de par l’histoire, d’introduire dans l’action sociale des hommes un sens conscient, un plan, et, outre cela, la volonté libre. C’est pourquoi Friedrich Engels appelle le triomphe définitif du prolétariat socialiste un saut de l’humanité du règne de l’animalité dans le règne de la liberté. Mais ce « saut » même est lié à la loi d’airain de l’histoire, à mille étapes d’une préalable évolution, pleine de tracas et par trop longue. Mais il ne peut jamais être accompli, si, de toute la substance accumulée des conditions matérielles, ne jaillit pas l’étincelle incendiaire de la volonté consciente de la grande masse du peuple. Rosa Luxemburg – La Crise de la Démocratie Socialiste.

Voir le commencement de ce résumé dans les Bilan n° 19 et n° 20.

LA COMPTABILITÉ COMME MOYEN DE FIXER LES RÉSULTATS DE LA PRODUCTION ET DE LA DISTRIBUTION

Dans l’entreprise capitaliste, la comptabilité est destinée à donner à l’entrepreneur une idée nette des résultats de l’ensemble des opérations qui se rattachent à l’objet de son exploitation. Elle lui permet de déterminer s’il travaille à perte ou s’il a réalisé quelque profit. En outre, elle lui permet de reconstituer les mouvements de son entreprise. Comme un film, elle fait dérouler devant ses yeux les divers stades dans lesquels se décompose la vie de son entreprise.

Dans l’entreprise communiste, la comptabilité doit aussi jouer un rôle analogue. Elle doit également donner une régistration précise du mouvement des marchandises. Elle enregistre tout ce qui entre dans le cycle de production en tant que moyens de production, matières premières et aussi ce qui en sort en tant que produits finis. De même, elle inscrit la quantité de travail vivant qui a dû être dépensé pour que la transformation de moyens de production et de matières premières en produits finis ait pu s’accomplir.

Dès que des marchandises entrent ou sortent d’une entreprise pour rentrer dans une autre, il s’établit des relations entre les entreprises dont les produits circulent de l’une à l’autre. Dans la production capitaliste, cette circulation aboutit à des règlements de compte se réduisant alors à de simples transcriptions dans les livres. Leichter est d’avis qu’il faudra laisser à l’expérience le soin de déterminer auquel de ces moyens il faudra avoir recours dans le communisme. Il est évident que la pratique aura, en la matière, son mot à dire, mais nous est avis que tout règlement de compte, d’entreprise à entreprise, s’effectuant sans intermédiaires, donc en argent-heures de travail, doit être rejeté en principe. Tous les règlements de compte entre entreprises devraient se faire à l’aide de virements effectifs à un office central des comptes. De cette façon, et de cette façon seulement, l’ensemble des règlements se trouvera être enregistré et la société aura devant elle dans sa comptabilité sociale la photographie comptable de l’ensemble de la vie économique. Tout règlement de compte s’effectuant à l’insu de l’office central des comptes ne pourrait que fausser cette image.

Il est important aussi d’insister sur les changements quant au fond et à la forme de la comptabilité telle qu’elle se présente dans l’entreprise communiste par rapport au capitalisme. Les livres comptables capitalistes voient s’aligner face à face les « recettes» et les «dépenses». Il est clair que dans l’entreprise communiste, il ne s’agit pas de «recettes» ni de « dépenses ». Le communisme crée un ordre juridique nouveau. Les entreprises, pas plus que les produits finis, n’y sont la propriété de personne, ils appartiennent à la collectivité. L’organisation d’entreprise ne fait que les « gérer » au nom de la collectivité. L’entreprise est autorisée à parler de biens qu’elle « retire » de la collectivité et d’autres qu’elle «remet» à la collectivité, mais ces biens ne peuvent pas être considérés comme des «recettes» ou des « dépenses » qui deviennent ou qui cessent d’être la propriété de l’entreprise étant donné qu’il s’agit toujours et partout de biens collectifs.

Pas plus que l’entreprise communiste ne connaît de « recettes » et de « dépenses », elle ne peut faire de « profits » ou de « pertes ». Profits et pertes expriment les résultats du travail humain dans une entreprise fonctionnant sur la base de la recherche du rapport du capital. Le but d’une pareille entreprise est de retirer des excédents sur l’ensemble des frais de production et qui constituent le bénéfice du capitaliste. Comme en régime communiste il n’y a pas d’exploitation, il ne peut y avoir de bénéfice ni de profit. L’entreprise communiste ignore donc le taux de rendement du capital. Cela ne veut pas dire qu’elle doit ignorer le degré de rationalité du travail. Il se pourrait que dans telle entreprise la rationalité du travail soit jugée insuffisante. La collectivité pourrait appeler les ouvriers d’une telle entreprise à la barre pour leur demander de justifier pour quelles raisons leur travail se trouve constamment en efficience au-dessous du niveau moyen atteint dans l’ensemble de la branche d’industrie à laquelle ils appartiennent.

En conclusion donc, la comptabilité générale de la société apparaît comme le résultat de l’observance de certaines règles uniformes imposées à tous et non pas comme le travail volontaire de l’une ou l’autre instance. Les biens de la société y figurent exprimés en heures de travail. Ainsi la société y retrouve, comme dans un miroir, l’image de toute son activité et la mesure de l’efficacité de son travail. Ce qui ne veut pas dire que dans cette comptabilité elle retrouvera tous les éléments nécessaires à l’établissement d’une économie planifiée. Une telle comptabilité est une comptabilité au sens réel du mot. Il est vrai que de tous les points de la vie économique partent des liens qui convergent tous vers l’organisme central de comptabilité ; mais cet organisme ne gère pas la vie économique, il n’a pas le droit de disposer de l’appareil productif. Il ne commande que son propre travail qui consiste à enregistrer l’activité de toutes les entreprises. Et cette disposition ne résulte pas d’un décret quelconque du Congrès des Conseils, pas plus que de l’abnégation des travailleurs occupés à l’office central, mais cela résulte du cours de la production elle-même et des règles sociales qui y président.

LA DISPARITION DU MARCHÉ

Parmi les problèmes les plus importants qui se poseront dans le régime de transition du capitalisme au socialisme, la question du remplacement du marché comme instrument de mesure des besoins tient une place de tout premier ordre. Le capitalisme se fie au marché, c’est lui qui indique l’ordre de grandeur de la production dans ses différentes branches. Les thuriféraires du capitalisme s’extasient devant le marché parce qu’il adapte, « tout en jouant », « automatiquement » donc, la production aux besoins de la société. Cette admiration ne se justifie cependant en rien. Il est vrai que, dans le capitalisme, le marché en mettant les marchandises en présence des acheteurs constitue le seul moyen de mettre la production en rapport avec la consommation. Mais il faudrait aussi se demander comment le marché effectue cette adaptation. Évidemment très mal, si mal qu’il y a lieu de se demander même si adaptation il y a. Le marché transmet à l’appareil de production « les fluctuations de la consommation ». Mais il s’agit d’une consommation assez particulière, de la consommation dont le capitalisme a besoin. La productivité du travail peut croître à l’infini, l’ouvrier n’en pourra pas pour cela assouvir tous ses besoins (besoins qui croissent aussi dans la mesure où la productivité du travail augmente). Le travail de l’ouvrier lui est payé à sa valeur, c’est-à-dire au taux qui correspond aux frais de reproduction de sa force de travail. Mais ce taux est inférieur aux prix de vente des marchandises que le capitaliste compte réaliser sur le marché. Les masses ouvrières se trouvent de ce fait dans l’incapacité permanente de racheter toute la production capitaliste. À considérer donc les choses de plus près, on constate que le fameux marché des capitalistes n’est pas du tout un moyen d’adapter la production aux besoins des grandes masses.

Les bolcheviques ont voulu se libérer des lois du marché. Dans le « communisme de guerre », ils y étaient presque parvenus. Le Commissariat pour le Ravitaillement (le Narcomprod) déterminait la ration en nourriture et en vêtements de près de 38 millions d’habitants (l’ensemble de la population des villes, de l’industrie, les paysans restant en dehors de son champ d’action). Si on tient compte que l’usage de l’eau, du gaz, de l’électricité, des habitations, des moyens de transport, des moyens de chauffage, était gratuit, on se rend compte qu’il n’est pas exagéré de dire qu’ils étaient presque parvenus à abolir le marché.

En faisant abstraction du fait que ce système ne s’est pas effondré uniquement en raison des vices qui lui étaient inhérents, mais à cause aussi des conditions particulières défavorables à pareille expérimentation, on peut dire que les bolcheviques procédèrent comme suit : le marché devait être remplacé par des statistiques relatives à la production et à la consommation. Le Conseil Supérieur Économique en accord avec le Commissariat du Ravitaillement fixerait les besoins de la population en pain, beurre, sucre, viande, matières textiles, etc. Armé de ces données statistiques, le Conseil Supérieur donne des instructions pour produire les quantités nécessaires pour les différentes branches du ravitaillement. Le Conseil connaissant d’une part les besoins, d’autre part la force de production du pays, allait adapter la production aux besoins des masses. La condition essentielle pour que cette solution soit pratiquée est donc de concentrer la direction de toute la vie économique entre les mains du Conseil Supérieur Économique.

Mais précisément, la concentration de l’appareil de production entre les mains de l’État est le moyen de transformer une dictature du prolétariat en une dictature sur le prolétariat. C’est aussi ce qui s’est passé en Russie. Non seulement le Conseil Supérieur de l’Économie devait disposer des moyens de production, mais aussi du matériel humain capable de les mettre en action. Le Comité pour le travail obligatoire général, sous présidence de Trotsky, décréta en décembre 1919 que les travailleurs qualifiés venant de l’armée étaient obligés de se rendre, leur carnet de travail à la main, là où leur présence était réclamée.

Ce n’est pas seulement pour ces raisons que cette manière de faire disparaître le marché ne peut être retenue, mais encore pour cette autre raison que l’adaptation de la production aux besoins des masses ne peut pas être obtenue de cette manière. Le Conseil Supérieur prétend connaître les besoins des masses, en réalité ce sont les « besoins » dont lui-même a tracé les limites d’avance. Et même si les données statistiques qu’il obtient étaient celles correspondant aux besoins réels des masses, il se ferait qu’elles seraient depuis longtemps périmées au moment où le Conseil les connaîtrait.

Mais toutes ces considérations ne nous ont pas encore fait découvrir quel est le mécanisme qui, en régime communiste, remplacera le marché. Marx parla de l’abolition du marché. Il est nécessaire de savoir ce qu’il a voulu dire par là. Quand Marx affirma que dans un « ordre social communiste fondé sur la propriété commune des moyens de production, les producteurs n’échangent pas leurs produits », il a voulu simplement marquer par-là que la condition fondamentale à tout échange, à savoir le mode de propriété privée, disparaissant en régime communiste, il n’y avait plus lieu de considérer le passage des marchandises de certaines mains à d’autres mains comme un échange, étant donné que dans le communisme « nul ne peut rien fournir d’autre que son travail et que, par ailleurs, rien d’autre que des objets de consommation individuelle ne peut entrer dans la propriété de l’individu ». Pour Marx, l’abolition du marché n’est qu’une conséquence du nouvel ordre juridique instauré par le communisme, mais il ne donne aucune indication sur la façon dont la production devra être adaptée aux besoins. Dans l’ « Association des producteurs libres et égaux », les entreprises entrent en rapport les unes avec les autres pour se procurer ce dont elles ont besoin. Un règlement de compte intervient pour constater le passage des marchandises d’une entreprise à une autre ou de la collectivité à un consommateur individuel, mais cette opération ne constitue nullement une vente. Le fond et la forme de l’échange ont donc changé.

Cependant ces transferts de biens sont autant d’indications pour la production. Celle-ci s’oriente et tend à s’adapter à la demande. Aussi l’ « Association des producteurs libres et égaux » devra-t-elle être doublée d’une « Association de consommateurs libres et égaux ». Des coopératives devront être créées. Dans ces coopératives, les désirs des consommateurs individuels trouvent une expression collective. La production devra y être adaptée. Cette adaptation ne pourra se faire du jour au lendemain. La liberté des entreprises sera limitée par les données qui se dégagent de cette confrontation des besoins de la production et ainsi se dégage une nouvelle signification du mot d’ordre : « L’émancipation des travailleurs ne pourra être que l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ». L’adaptation de la production aux besoins des masses ne peut être que l’œuvre des producteurs-consommateurs eux-mêmes.

L’EXTENSION DE LA PRODUCTION

L’adaptation de l’appareil de production aux besoins des masses soulève un autre problème, celui de l’accumulation, susceptible de compliquer la question de la répartition du produit. Nous avons examiné ce problème en partant du point de vue que la société n’avait comme obligation que de reconstituer l’appareil de production existant. Toutes les entreprises produisaient chaque année la même quantité de produits. Une situation qui, dans la réalité, ne se rencontrera peut-être jamais. La société n’a pas seulement à veiller à ce que l’outillage soit reconstitué pour que la production soit maintenue au même niveau. Il faut encore étendre l’appareil de production et une société, comme la société communiste, qui s’efforce de produire pour satisfaire les besoins des grandes masses aura un tribut d’autant plus lourd à payer à cet égard. Quel est le changement que les besoins d’accumuler peut amener dans la répartition des marchandises telle que nous l’avons esquissée ?

D’après notre exemple [1], l’activité annuelle de la société s’élevait à :

Moyens de production (108 millions) + Matières premières (650 millions) + Travail (650 millions) = Production (1.408.000.000 heures de travail)

Cette masse de produits devait servir à :

a) compenser l’usure de l’outillage et constituer le fonds de matières premières des industries productives : 700.000.000

b) idem pour les services publics : 58.000.000

c) constituer le fonds de consommation de l’ensemble de la population : 650.000.000

Il apparaît de suite une chose. L’outillage et les matières premières supplémentaires pour augmenter la production ne peuvent être prélevés que sur le fonds de consommation. Il faut donc soit faire des économies sur ce fonds ou augmenter la journée de travail. On conçoit que dans la société communiste le rythme de l’accroissement de la production sera un point de discussion important entre les entreprises, car c’est de ce rythme que dépendra la durée du temps de travail.

Maintenant qui fixera le taux d’accumulation ? Les travailleurs eux-mêmes. Nous n’abordons pas l’examen du problème de l’accumulation en nous plaçant au point de vue de la rationalité économique mais en partant de la nécessité politique de sauvegarder avant tout l’hégémonie du prolétariat dans la révolution. Il est parfaitement possible que la gestion des entreprises par les ouvriers gêne quelque peu ce qui doit être considéré comme le plus rationnel du point de vue de l’économie. Dans de telles conditions il est encore préférable que le rationalisme y perde, que le développement économique soit un peu plus lent, mais que l’hégémonie politique du prolétariat soit sauvegardée. Il vaut mieux travailler un peu moins vite que de brûler les étapes et retomber sous la coupe d’une bureaucratie qui s’érige en arbitre et puis en maître.

Le rythme de l’accumulation ne peut être laissé au libre jugement des entreprises séparées. C’est pour cela que le Congrès Général des Conseils d’Entreprises doit fixer une règle générale qui fera loi pour l’ensemble de l’appareil économique. Le Congrès pourrait décider, par exemple, que l’accroissement ne peut excéder 10% des moyens de production et des matières premières. Chaque entreprise saura alors jusqu’où elle peut aller sans risquer de troubler l’équilibre économique. Il est évident que toutes les entreprises ne seront pas obligées d’utiliser cette marge de 10%. Par contre, il en est d’autres, dans des branches d’industries déficitaires, par exemple, qui seront peut-être forcées de dépasser la norme pour adapter la production aux besoins. Dans ce cas, ces entreprises peuvent transmettre à d’autres la marge d’extension qu’elles ne désirent pas utiliser pour elles-mêmes. Il est certain qu’au début, des tâtonnements voire des erreurs sont inévitables ; aussi l’équilibre entre la production et la consommation ne se place pas au début de la transformation économique. L’essentiel en cela est que les organisations d’entreprises conservent entre leurs mains la direction de la vie économique.

Reste à déterminer l’influence de l’accumulation sur le taux de paiement. Nous admettions qu’une quantité de produits équivalant à un dixième (10%) des moyens de production et des matières premières serait consacrée à l’extension de la production, soit 0,10 x 758 millions d’heures de travail (108 millions MO + 650 millions MA), ce qui fait 75,8 millions. Ces 75,8 millions représentent les douze centièmes de 650 millions (le fonds total de consommation). Comme d’après nos calculs [2] le taux de paiement s’établissait à 0,83, il devient, après amputation de la retenue nécessaire à l’accumulation, 0,83 – 0,12 = 0,71. Pour une semaine de quarante heures de travail, le travailleur touchera donc 0,71 x 40 = 28,4 heures d’argent de consommation.

LE CONTRÔLE DE LA PRODUCTION

Le mot d’ordre du contrôle ouvrier de la production fut, à côté du mot d’ordre de paix immédiate, un des leviers les plus puissants de la propagande bolchevique. L’appareil de production avait été complètement détraqué par la guerre et il n’était plus en le pouvoir du gouvernement socialiste de Kerensky d’en rétablir le fonctionnement normal. L’inflation diminuait la puissance d’achat des masses, les matières premières nécessaires à la production manquaient alors que l’agiotage et la spéculation assuraient des bénéfices extraordinaires à une poignée d’individus. C’est sous ces conditions que surgit à Petrograd un mouvement parmi les ouvriers tendant à s’assurer du bien-fondé des décisions des entrepreneurs. Très souvent les ouvriers se dressèrent contre des licenciements d’ouvriers ou des fermetures d’usines. Ce fut en juin 1917 que les ouvriers exigèrent pour la première fois de pouvoir vérifier les livres. La revendication du contrôle ouvrier n’avait cependant pour but à ce moment que d’obtenir pour les travailleurs un « droit de regard » dans la gestion de l’entreprise. Les ouvriers voulaient participer à cette gestion. Il convient de marquer que les syndicats étaient restés étrangers à ce mouvement qui surgit de l’initiative des masses en révolution. La lutte ne visait pas non plus la destruction du capitalisme, mais uniquement le contrôle de ce capitalisme. Le ministre du Travail, le menchevique Skobelev, ne pouvait cependant continuer à tolérer les incursions des conseils d’entreprises dans des domaines qui jusqu’ici n’avaient relevé que de l’autorité patronale, aussi il donna des instructions interdisant aux Conseils de s’immiscer dans la gestion des entreprises. Cette mesure fut exploitée à fond par les bolcheviques qui poussèrent les conseils à s’organiser en une sorte de fédération. Lorsque les bolcheviques prirent le pouvoir, ils légalisèrent les fonctions des conseils qui avaient été considérés avant la révolution comme illégales.

Avant la révolution, s’appuyant sur la critique de Marx de la Commune de Paris, Lénine avait rappelé tout à fait justement quel genre de gouvernement il importait d’instaurer après la révolution. Il mit en évidence la nécessité d’établir le contrôle des masses sur les fonctions publiques en décrétant la responsabilité permanente de tous les fonctionnaires devant les masses qui les avaient désignés. La généralisation de ce principe ne peut signifier que les masses prennent directement, sans l’intermédiaire d’un État, la direction de toute la société. Mais ce n’était pas précisément le programme que les bolcheviques avaient tracé à la révolution. Ils envisageaient le régime social à établir comme un amalgame de propriété privée et de « gouvernement populaire ». La nationalisation des banques ne devait pas déposséder les capitalistes, mais seulement assurer à l’État le droit de regard sur les affaires des capitalistes privés. Pour assurer à l’État ce droit de regard, il fallait que l’État fut secondé par les masses ouvrières et c’est pour cela que le contrôle ouvrier devait aller de pair avec la nationalisation des banques.

En réalité, cette combinaison ne put réussir. Le capital ne se laissa pas contrôler et les bolcheviques furent obligés d’exproprier les capitalistes. Mais les capitalistes une fois expropriés, la Russie se trouva sans cadres capables de pouvoir organiser la production et c’est ainsi que les bolcheviques furent obligés de livrer l’État à la bourgeoisie et à ses spécialistes qui occupèrent les postes les plus importants de l’appareil social.

Dans de telles conditions, il n’était plus possible de faire participer les travailleurs à la gestion des entreprises et il ne restait plus aux bolcheviques qu’à détruire le contrôle ouvrier. Le 22 décembre 1917, les bolcheviques dissolvèrent les organes du contrôle ouvrier du chemin de fer de Mourmansk. En janvier 1918, les bolcheviques organisèrent un congrès commun des syndicats et des conseils d’entreprises et c’est au cours de ce congrès qu’ils s’arrangèrent pour enlever aux conseils leurs anciennes prérogatives. On déplaça le centre de gravité du contrôle ouvrier des conseils d’entreprises vers les syndicats. Toutes les caisses indépendantes de secours (grèves, d’entraide) durent être dissoutes. Les conflits entre ouvriers et la direction centrale des usines durent être soumis à la direction centrale des syndicats. En décrétant au surplus l’affiliation obligatoire pour tous les ouvriers, on fit du syndicat un rouage administratif. Mais le véritable coup de Jarnac au contrôle ouvrier fut porté le 20 avril 1918 lorsque les syndicats décidèrent d’introduire la responsabilité individuelle dans la gestion des entreprises. Le directeur de l’entreprise devint personnellement responsable de sa gestion non envers les ouvriers de l’entreprise, mais envers les organes supérieurs de direction économique. Depuis lors, les pouvoirs des directeurs « rouges » ont été l’objet de nombreux remaniements, mais tous eurent pour résultat de ressusciter l’appareil bureaucratique et d’oppression dont Lénine après Marx disait que c’était la tâche de la révolution de le détruire.

Le contrôle de la production est déterminé par les rapports de propriété eux-mêmes. Il est tout à fait naturel que dans le capitalisme d’État le contrôle de la production apparaisse comme un contrôle dicté d’en haut et visant l’application des décrets de l’État. Sous ce régime, le contrôle n’est autre qu’un moyen d’assurer à l’État la propriété des moyens de production et des marchandises. Le contrôle ouvrier, sous ce régime, apparaît comme une utopie : il n’est autre qu’un moyen de l’État de s’assurer du concours des ouvriers dans l’application de ses lois.

Il en est tout autrement sous le régime communiste parce que le droit y a changé. Les ouvriers détiennent de la collectivité les bâtiments, les machines, les outils qui servent à la production, mais ils les gèrent eux-mêmes. Ce contrôle de la production n’y est donc pas l’œuvre de personnes ou d’organes proposés spécialement à ce service. Le contrôle apparaît par ce fait même que toutes les entreprises sont obligées d’enregistrer exactement les diverses opérations qui se rattachent à leur activité. La société toute entière a donc devant elle les résultats de son activité dans tous les domaines. Il est donc bien facile de constater si les résultats effectifs correspondent aux chiffres enregistrés.

LE COMMUNISME DANS L’AGRICULTURE

Le capitalisme a poussé, dans l’industrie, les entreprises à se concentrer de plus en plus, ce qui a fait que d’une part la fraction de la bourgeoisie qui est détentrice des moyens de production est devenue de moins en moins nombreuse et que, d’autre part, l’exploitation du prolétariat n’a fait que croître. Dans ce domaine, les prédictions de Marx se sont pleinement réalisées. Dans l’agriculture, le développement a suivi un autre cours. Le petit et le moyen paysan n’ont pas dû céder le terrain à des consortiums agricoles. Non seulement le moyen paysan a pu le faire, à telle enseigne que dans certains pays on remarque même une augmentation du nombre des petites entreprises agricoles.

Aux théoriciens du communisme d’État, cet état de choses apparaît plutôt décevant. Le travail dans l’industrie apparaît toujours de plus en plus comme du travail social alors que l’entreprise agricole garde son caractère fermé. L’industrie devient « mûre » pour le communisme, mais l’agriculture n’évolue pas vers les conditions qui la rendraient susceptible de pouvoir être gérée par l’État. À notre avis, les conditions pour la réalisation du communisme dans l’agriculture existent. Bien entendu non pas d’un communisme dispensé par des centrales gouvernementales, mais bien d’un communisme qui trouverait son point de départ dans la gestion des moyens de production par les producteurs eux-mêmes.

Pourquoi l’agriculture est-elle mûre pour le communisme ? Parce que le capitalisme y a développé comme ailleurs la production de marchandises. Dans l’ancienne exploitation paysanne, cette production n’était que subsidiaire. La ferme anciennement était un petit monde à part qui produisait tout ou à peu près ce qui y était consommé. Une partie infime de la production était réalisée sur le marché. La production industrielle de marchandises a fait des brèches d’importance dans cette économie fermée. Le développement du capitalisme a eu entre autres conséquences de faire augmenter le taux des fermages, tandis que l’État faisait peser sur l’entreprise agricole des impositions de plus en plus lourdes. Ces causes concoururent à faire connaître aux paysans des besoins d’argent de plus en plus grands. Où le paysan pouvait-il se procurer cet argent ailleurs que sur le marché en y écoulant un maximum de produits. Il eut donc à organiser sa production en conséquence en l’adaptant aux besoins du marché et non plus d’après sa consommation comme précédemment.

La mécanisation, l’emploi d’engrais chimiques, l’application des sciences agricoles augmentèrent énormément la productivité du travail dans l’agriculture. Cependant cette révolution s’accomplit sans occasionner une concentration de capitaux analogue à ce qu’on a pu observer dans l’industrie. Un autre résultat de l’incorporation de la production agricole au marché capitaliste fut de la pousser vers une spécialisation de plus en plus grande.

Le paysan a donc cessé de produire pour ses besoins et ceux de sa famille. Il est vrai qu’il n’a pas cessé d’être propriétaire. Mais en dépit de cette qualité, sa position n’a fait qu’empirer.

Le développement esquissé plus haut est cause qu’un prolétariat agricole dense ne put se former. Il est néanmoins toujours encore plus nombreux que le nombre de paysans propriétaires mais les rapports entre les deux groupes ne peuvent être comparés à la division qui s’établit dans la population urbaine. D’autre part comme il a déjà été dit, un très grand nombre de propriétaires ont perdu toute indépendance et se sont transformés en simples machines à rente aux mains du capitalisme hypothécaire et autre. Il ne faut certes jamais s’attendre à voir un paysan propriétaire devenir un adepte fervent du communisme, mais pourtant le paysan ne voit pas d’un mauvais œil la lutte que l’ouvrier livre au capital.

Il est difficile de conjecturer l’attitude que prendra la paysannerie lorsque éclatera la révolution prolétarienne. Il n’existe pour le faire que très peu de données. Seul le comportement des paysans en Allemagne au cours des luttes révolutionnaires de 1918 à 1923 peuvent nous fournir quelques renseignements. Il nous semble qu’en général, ceux qui montrent la résistance des paysans à un mouvement insurrectionnel du prolétariat comme une chose inévitable, devant constituer une pierre d’achoppement à peu près certaine à toute tentative d’instaurer révolutionnairement un nouvel ordre social, se laissent trop influencer par des considérations qui se rapportaient jadis à un état de choses existant mais qui, maintenant, ne correspond plus à une réalité. Car, en somme, le paysan n’a plus d’intérêt actuellement à affamer les villes. Il lui est maintenant devenu impossible de vivre sans la population industrielle dont il dépend pour son approvisionnement qui lui est devenu tout aussi indispensable que le ravitaillement agricole aux ouvriers des villes.

Dans la période révolutionnaire d’après-guerre en Allemagne, il n’y a qu’en Bavière que le mouvement paysan se hissa à la hauteur d’une organisation indépendante lorsque la dictature du prolétariat y fut proclamée. Et il arriva ce qui arriva d’ailleurs pour la classe ouvrière de l’Allemagne entière à l’égard de la révolution : la paysannerie ne fit pas corps, elle se scinda. Une partie des paysans choisit le côté de la révolution, l’autre se plaça résolument contre. En dehors de la Bavière, la paysannerie ne prit pas grande part à la révolution. D’une aide directe aucune trace, on peut même dire que l’atmosphère générale lui était nettement antipathique. Le mot d’ordre « la terre au paysan » n’y trouvait aucune résonance du fait qu’en Allemagne les petites et moyennes entreprises sont fortement représentées. Il est curieux de constater que le semi-prolétariat fut un facteur stimulant dans la lutte révolutionnaire. Particulièrement en Thuringe. Au début de la Révolution, alors que le pouvoir était encore aux mains des Conseils, les paysans retinrent les vivres dans l’espoir d’en faire augmenter les prix. Les Conseils des villes se mirent alors en rapport avec les Conseils des ouvriers de fabriques des contrées agricoles où le semi-prolétariat était très fort. Ces conseils forcèrent les paysans à livrer leurs produits aux prix courants.

CONCLUSIONS

Les considérations émises au cours de cette étude ont comme point de départ le fait empirique que lors de la prise du pouvoir par le prolétariat les moyens de production se trouvent entre les mains des organisations d’entreprises. C’est de la conscience communiste du prolétariat que dépendra le sort ultérieur de ces moyens de production, le fait de savoir si le prolétariat les gardera en mains oui ou non. S’il ne les garde pas, alors s’ouvrira la voie du capitalisme d’État, régime qui ne peut pas abolir le salariat. Si le prolétariat garde la mainmise sur les moyens de production, alors il n’est qu’une seule issue : organiser la production et la consommation sur la base du temps de production moyen social et supprimer l’argent. Il est aussi possible que les tendances syndicalistes soient tellement fortes pour que les travailleurs s’emparent des usines en les considérant comme la propriété des travailleurs de chaque usine prise séparément et qu’ils se répartissent ainsi le « fruit intégral » de leur travail. Ce genre de «communisme» ne saurait pas supprimer l’argent et ne pourrait nous ramener qu’au communisme d’État en passant par le socialisme des guildes.

Aussi, à notre avis, le point capital de la révolution prolétarienne sera de fixer des rapports immuables entre les producteurs et le produit social, ce qui ne peut se faire qu’en introduisant le calcul du temps dans la production et la distribution. C’est la revendication la plus élevée que le prolétariat puisse formuler... mais en même temps, c’est le minimum de ce qu’il puisse réclamer. C’est une question de pouvoir par excellence que seul le prolétariat est à même de régler sans appui aucun de la part d’autres groupes sociaux.

Il n’est possible de conserver les entreprises au prolétariat qu’en lui assurant la gestion et la direction autonomes. C’est aussi la seule manière de pouvoir appliquer partout le calcul du temps de travail. Un véritable flot de littérature, originaire surtout de l’Angleterre, l’Amérique et l’Allemagne, est consacré à démontrer comment le capitalisme opère le calcul du temps de travail matérialisé dans chaque produit. Dans le communisme, on calcule comme dans le capitalisme selon la formule : MO (moyens de production) + MA (matières premières) + Travail vivant. On emploie seulement une unité de calcul différente. Dans ce sens la vieille société porte le nouvel ordre social en son sein. Les règlements de compte entre entreprises se font, dans le communisme, par l’entremise d’un office de comptabilité générale sociale, donc par des virements de compte, tout comme maintenant. La concentration des entreprises s’effectue aussi dans l’État social actuel, quoique très probablement en régime communiste cette concentration suivra un autre cours étant donné qu’elle part de mobiles essentiellement différents. L’organisation des services publics, en régime communiste, n’aura à reprendre que des entreprises qui fonctionnent comme des instruments de l’État de classe. Il faut les détacher de l’État pour les donner à la société. Il est vrai qu’alors l’État subsiste toujours parce que la bourgeoisie étant vaincue n’a pas encore disparu. Cet État est visible à tous et apparaît comme organe de lutte contre la contre-révolution, mais il n’a que faire dans la production et la distribution. Et ainsi les conditions se trouvent créées qui permettront à cet État de « dépérir ».

Si nous comparons à cette organisation celle qui résulte du communisme d’État – ou ce qui est le même : du capitalisme d’État, on aperçoit de suite que ce dernier régime ne détermine nullement les rapports du producteur envers le produit social. L’ouvrier est un salarié de l’État et reçoit de ce dernier son salaire. Le montant de ce salaire est déterminé par les contrats collectifs que l’État passe avec les organisations syndicales. La direction de la production échoit à la bureaucratie de l’État ; aux producteurs, il est accordé un droit de « contrôle » par le truchement des organisations syndicales. La démocratie devient ainsi, comme dans le capitalisme, le couvert sous lequel la domination s’étend sur les masses.

A. HENNAUT

NB – Ceci termine le résumé de l’étude des groupes de communistes internationalistes hollandais.

[1] Voir « Bilan », No 20, p. 691.

[2] Voir « Bilan » No 20, p. 692.

Nous nous sommes efforcés de résumer l’étude que viennent de réimprimer des Groupes des Communistes Internationalistes de Hollande, consacrée aux problèmes économiques et politiques de la période de transition donc de la période de la dictature du prolétariat. Il faut répéter ce que nous avons déjà écrit : ce travail vient tout à fait à point dans l’état actuel des discussions entre communistes internationalistes. Dans les courants issus de la IIIe Internationale, l’examen systématique de ces questions, surtout à la lumière de l’expérience de la révolution russe, n’a jamais été entrepris. La consigne semblait avoir été donnée de laisser dans ce domaine le champ libre à des social-démocrates du genre de Kautsky. Les internationalistes hollandais forment une louable exception à cet abstentionnisme général. On ne saurait en effet s’imaginer qu’un pas, tant soit peu sérieux, puisse être fait pour faire revivre un mouvement révolutionnaire du prolétariat sans aborder de front ce sujet. À quoi serviraient les appels toujours réitérés à la formation d’un parti révolutionnaire (pour ne pas parler d’une Internationale) si on n’explique pas en quoi doit consister ce travail de formation, si on ne dégage pas le contour de ce parti, la nature de ses fonctions, le caractère de ses rapports avec les masses ouvrières, mais au-dessus et avant tout le contenu du programme, de la transformation sociale dont il doit être, sinon le principal, en tout cas un des plus importants artisans.

Comme indications théoriques valables sur les problèmes de la période de transition, nous ne possédons que l’étude de Marx sur la Commune de Paris, sa « Critique du Programme de Gotha », si opportunément rappelée et commentée par Lénine dans son « État et Révolution ». L’Internationale Communiste, même pas du temps où elle était dirigée par Lénine et Trotsky, n’a pu entreprendre de mettre à jour cette partie de ce qui doit constituer le bagage scientifique du prolétariat en marche vers le communisme. De ce côté, il n’y a plus maintenant que falsifications à attendre. On n’aurait donc, à tous les points de vue, qu’à se féliciter de ce que les internationalistes hollandais aient apporté à l’étude de ces questions une contribution, conçue dans le meilleur esprit du marxisme révolutionnaire, s’ils ne tentaient par la même occasion d’accréditer certaines notions sur l’organisation du prolétariat qui constituent une réelle régression. C’est pour cela qu’il y a lieu de démêler de leur travail le « bon » du « mauvais », de distinguer l’apport positif d’une critique qui sait se nourrir à l’observation du réel, d’une tournure d’esprit qui s’efforce de surmonter les obstacles en leur donnant... un autre nom.

Le but de la révolution prolétarienne est de mettre fin à l’affirmation capitaliste de la plus-value, de faire disparaître en abolissant le droit de propriété sur les moyens de production tout antagonisme dans la répartition des produits du travail. C’est seulement dans la mesure où elle y réussit qu’elle peut jeter les bases d’une société communiste, qu’elle peut lier les individus par les liens d’une communauté d’intérêt réelle et indestructible, faire disparaître avec les privilèges aussi les classes. Tant que des antagonismes subsistent, il serait chimérique d’attendre que le « un pour tous, tous pour un», principe de la société communiste, devienne une réalité.

Longtemps on a cru dans les milieux socialistes qu’il suffirait d’abolir la propriété privée des moyens de production pour créer en même temps les conditions de l’évolution vers la société communiste. Ce n’est qu’au contact du mouvement ouvrier avec la réalité que l’esprit critique commença à s’exercer et qu’on a pu pénétrer plus avant dans l’étude des formes d’organisation économique de la société, nécessaire à cette évolution. Et encore, ce ne furent pas tant les formes, mais les principes régissant l’organisme économique qui furent précisés. La pièce maîtresse de ce travail d’improvisation théorique est constituée par les clauses marginales que Marx écrivit au programme de la social-démocratie allemande, en 1875. Pour caractériser les idées générales qui avaient cours à ce moment quant à l’utilité générale de l’étude du régime de transition, il faut noter que Marx n’y est amené à traiter assez longuement le problème de la répartition que parce que Lassalle lui avait accordé – erronément de l’avis de Marx – une place importante dans le projet de programme du parti. Les problèmes politiques que soulève la période de transition ne méritaient pas davantage de discussion. De l’avis de Marx, pendant la période de transition l’État ne saurait être autre chose que la « dictature révolutionnaire du prolétariat ». Mais il ajoute : « Le programme n’a pas à s’occuper, pour l’instant, de cette dernière, non plus que de la nature de l’État futur dans la société communiste ». Il avait dit précédemment que ces questions ne pouvaient être résolues que « par la science ».

Il est vrai, en enrichissant les sciences de la société d’une contribution d’une rare valeur, Marx avait fait plus que quiconque pour aider à trouver une solution à ces problèmes. N’empêche que sa remarque illustre assez bien l’indifférence avec laquelle étaient traités, à cette époque, des problèmes qui se trouvent au centre de nos préoccupations actuelles. Il est vrai qu’il n’avait pas été donné à Marx de pouvoir méditer sur la déchéance d’une révolution qui s’est déroulée sous le signe de la lutte pour le socialisme.

La révolution prolétarienne doit donc abolir la propriété privée des moyens de production. Cette abolition met fin à l’infériorité économique des masses. La révolution transmet le droit de propriété à la classe ouvrière et la met – selon Engels – « en possession du produit tout entier de son travail ». La classe ouvrière possédant « le produit tout entier de son travail », quels seraient les rapports de chaque individu vis-à-vis du produit du travail social ? À cette question, Marx répondait dans le « Capital » :

« Représentons-nous enfin, pour changer, une réunion d’hommes libres travaillant avec des moyens de production communs et dépensant, en parfaite connaissance de cause, leurs nombreuses forces individuelles de travail comme une force de travail sociale. Tout ce qui a déterminé le travail de Robinson se répète ici, mais socialement et non plus individuellement. Tous les produits de Robinson étaient ses produits exclusivement personnels et par suite objets d’utilité immédiate pour lui. Le produit total de l’association est un produit social. Une partie de ce produit sert de nouveau comme moyen de production et reste sociale. Mais une autre partie est consommée par les membres de l’association et doit donc être répartie entre eux. Le mode de répartition variera suivant l’espèce particulière de l’organisme social de production et le degré correspondant de développement historique des producteurs. Si nous supposons que la part de chaque producteur est déterminée par son temps de travail, c’est uniquement pour établir un parallèle avec la production (capitaliste) des marchandises. Le temps de travail jouerait donc un double rôle. D’une part sa distribution méthodique dans la société règle la proportion exacte entre les diverses fonctions du travail et les divers besoins. D’autre part, il sert à mesurer la part individuelle que chaque producteur prend au travail commun et la part qu’il peut avoir du produit commun réservé à la consommation individuelle. Les rapports sociaux des hommes restent ici très simples, dans la production aussi bien que dans la distribution ».

Dans ses « Critiques », Marx a encore développé d’une façon plus précise les rapports du producteur « libre » vis-à-vis de la société : « Le producteur reçoit donc individuellement... l’équivalent exact de ce qu’il a donné à la société. Ce qu’il lui a donné, c’est son quantum individuel de travail. Par exemple, la journée sociale de travail représente la somme des heures de travail individuel ; le temps de travail individuel de chaque producteur est la portion qu’il a fournie de la journée sociale de travail, la part qu’il y a prise. Il reçoit de la société un bon constatant qu’il a fourni tant de travail (défalcation faite du travail effectué pour le fonds collectif) et, avec ce bon, il retire des stocks sociaux une quantité d’objets de consommation correspondant à la valeur de son travail. Ce même quantum de travail qu’il a fourni à la société sous une forme, il le reçoit d’elle sous une autre forme ».

Les communistes internationalistes hollandais ont eu le mérite de rétablir la notion marxiste des normes économiques qui règlent l’activité sociale de la période de transition. C’est déjà assez pour marquer la raison d’être de leur étude. On ne pourrait s’imaginer que d’autres rapports puissent s’établir entre le producteur individuel et le produit social du travail que celui qui découle de la part individuelle qu’il a prise à la production. Les communistes actuels se gardent bien d’invoquer Marx à ce propos pour justifier le régime de l’État soviétique où le travail continue à être payé à sa valeur, c’est-à-dire au taux qui correspond (ou à peu près) au coût de sa reproduction, ce qui permet aux classes dirigeantes constituées en État d’accumuler une plus-value qu’elles utilisent non selon les besoins de développement de la société, mais pour la conservation de leurs privilèges à elles. Mais la controverse avec les centristes n’est nullement épuisée par les quelques citations de Marx que nous venons de faire car, au premier désaccord sur le quantum individuel de travail comme valeur de la consommation individuelle, s’en greffe un deuxième sur la qualité du travail individuel fourni. À ce propos, les communistes officiels sont un peu plus loquaces ; ils invoquent Marx, mais à tort, comme nous allons le démontrer.

Le fait d’admettre la part que prend chaque individu au travail social général comme base de la consommation personnelle n’implique pas nécessairement l’égalité de cette consommation, même à quantum individuel de travail égal. En Russie, la grande inégalité des salaires est justifiée par la nécessité de payer le salaire à sa valeur. Le travail du manœuvre coûte moins cher que celui de l’ingénieur ou du dirigeant soviétique. Il paraîtrait que c’est parce que le manœuvre ne dispose que d’une force de travail brute, élémentaire, qui ne nécessite pas (ou très peu) de préparation technique de son détenteur d’où absence de dépense – ou investissement de capital – préalable à son emploi, tandis que la force de l’ingénieur ne peut être formée que grâce à des études coûteuses. Bref, la formation d’un ingénieur est plus coûteuse que celle d’un manœuvre et il est donc logique qu’une quantité de travail de l’un soit payée plus cher qu’une même quantité de travail de l’autre.

Staline, dans un entretien avec l’écrivain Emil Ludwig, s’est expliqué de cette inégalité et s’en est référé, pour la justifier, aux « Critiques » de Marx. Ainsi en parlant des « niveleurs » et « égalitaires » qui reprochent la trop grande inégalité des revenus des diverses couches de la population russe, il les présente comme des adeptes d’un « communisme paysan primitif », d’un communisme de consommation, partisans de la « mise en tas de tous les biens et de leur partage égal entre tous ». Il ne semble pas difficile alors à Staline de démontrer que Marx, Engels et Lénine ont toujours combattu un pareil nivellement et que Marx, particulièrement, a écrit que ce n’est que dans la phase supérieure du communisme que la société pourrait inscrire sur ses drapeaux la formule : « A chacun selon ses capacités, à chacun selon ses prestations ». Mais précisément, les marxistes révolutionnaires peuvent reprocher à Staline non pas de ne pas appliquer la devise qui devrait être en honneur dans la phase supérieure du communisme, ils lui reprochent de ne pas appliquer la théorie marxiste du socialisme, de ne pas donner à chacun selon son travail.

Parce que Marx distinguait chez les individus des « capacités productives » et des « privilèges naturels » inégaux, Staline lui fait reconnaître qu’il est nécessaire d’appliquer des rémunérations inégales. Or Marx voyait précisément dans le fait que la part au profit social restait égale – à prestation égale, bien entendu – pour chaque individu, alors que leurs besoins et l’effort déployé pour atteindre à une même prestation étaient différents. Marx voyait là-dedans l’inégalité. Il est vrai que Marx a écrit par ailleurs : « La poursuite à grands cris de l’égalité des salaires repose... sur une erreur, sur un désir malsain qui ne sera jamais exaucé ». À ce moment, c’était pour démontrer que sous le « régime du salariat », la poursuite d’un « salaire équitable » ne pouvait couvrir que l’esclavage, mais nous savons que, selon Marx, la révolution prolétarienne a pour tâche d’abolir le salariat. Mais les communistes officiels n’y regardent pas de si près lorsqu’ils citent Marx. Pour enlever tout doute, citons encore les « Critiques » de Marx. Il dit : « À égalité de travail et, par conséquent, à égalité de participation au fonds social de consommation, l’on reçoit donc effectivement plus. Et pourquoi ? Parce que le droit, par sa nature, ne peut consister que dans l’emploi d’une même unité ; mais les individus inégaux ne sont mesurables d’après une unité commune qu’autant qu’on les considère d’un même point de vue, qu’on ne les saisit que sous un aspect déterminé, par exemple, dans le cas donné que comme des travailleurs, rien de plus et indépendamment de tout le reste ». Et Marx de conclure : « Pour éviter toutes ces difficultés, le droit devrait être, non pas égal, mais inégal ». La pensée de Marx apparaît ainsi clairement. L’inégalité que laisse subsister la première phase du socialisme résulte non pas de la rémunération inégale qui serait appliquée à diverses sortes de travail : le travail simple du manœuvre ou le travail composé de l’ingénieur avec, entre ces deux extrêmes, tous les échelons intermédiaires. Non, tous les genres de travail se valent, seules « sa durée » et « son intensité » devant être mesurées, mais l’inégalité provient de ce qu’on applique à des hommes ayant des capacités et des besoins différents des tâches et des ressources uniformes.

Marquons donc, avant de continuer plus avant notre documentation, ce point : lorsqu’on essaye de dégager des lois qui régissent la société actuelle les tendances de leur évolution naturelle (ce à quoi toute révolution doit s’adapter) et de déceler celles qui régiront la société de demain, on arrive à conclure qu’à la base de toute tentative de transformation sociale communiste doit se trouver la reconnaissance de l’égalité du travail social de tous les hommes. Seul, le prolétariat est capable de donner vie à ce principe, d’en faire une réalité vivante. Autre chose : l’application de ce principe ne doit pas se trouver à la fin de la période de transition, au début donc de la « phase supérieure » du communisme dont parlait Marx, mais il se place à son tout premier début, il en est l’assise fondamentale sans laquelle la période de transition sera tout ce qu’on voudra, hormis une transition vers le communisme.

Un enseignement que l’étude des internationalistes hollandais met opportunément en lumière, c’est que la remise de l’appareil de production aux mains de l’État, fut-il prolétarien, ne peut conduire au communisme, comme l’exemple de la révolution russe l’a prouvé. Marx et Engels n’ont pu, de leur temps, apporter aux problèmes de la gestion des solutions définitives. Ce qu’on trouve dans l’œuvre d’Engels à ce propos est contradictoire ; quelque fut leur génie, il leur manquait la matière d’expérimentation que l’histoire n’avait pas encore fournie à leur époque. Mais maintenant il n’est plus possible de douter. Certes, théoriquement, on peut parfaitement s’imaginer, après la révolution, l’État «prolétarien» gérant, au moyen d’un appareil de direction économique adéquat, l’ensemble des moyens de production au profit de la collectivité. Mais ce ne peut être que de l’imagination. En effet, que suppose l’existence d’un tel appareil de direction centralisé et son fonctionnement au profit des masses ? Qu’il y ait identité d’intérêt parfaite entre les masses des travailleurs et les centres de direction. Mais à supposer que cette identité d’intérêt existe, est-ce que, dans ce cas, de tels conseils économiques surgiraient ? Évidemment, non. Comme la direction de la production serait dépourvue, dans ces conditions, de tout caractère politique, comme il ne s’agirait, pour reprendre une définition devenue célèbre, que d’une « administration de choses », point ne serait nécessaire d’établir un appareil de coercition. La direction n’aurait aucune raison de restreindre les droits des «administrés». Puisqu’il y a identité d’intérêt, la volonté des ouvriers groupés dans leurs entreprises ne peut que rejoindre les prévisions établies en haut, puisqu’en tant que matérialistes nous admettons que ce sont les intérêts économiques, présumés ou réels, des groupes sociaux qui déterminent leurs desiderata. L’État, dans de telles conditions, serait purement superfétatoire. Personne ne songerait à en créer un, à plus forte raison à lui attribuer des fonctions de plus en plus importantes. Il faudrait, dans ces conditions, simplement un organisme élaborant, avec un minimum de contraintes, les décisions reflétant la volonté collective des masses.

Mais l’expérience d’une séparation profonde entre les organismes de direction économique à la base – dont la fonction de direction cesse rapidement, dans ces conditions, pour se transformer en auxiliaires soumis des organismes supérieurs – et les centres économiques, atteste l’existence d’antagonismes profonds. Elle ne peut être que l’expression du fait que deux tendances sociales se trouvent en présence et lorsque la fonction des uns est systématiquement gênée dans son expression au profit des autres, il faut en déduire que l’antagonisme entre les deux est irréductible.

On objectera que la privation du droit des travailleurs à gérer leurs entreprises peut être justifiée par les tâches particulières de la période de transition. On sort, en effet, d’une économie construite en vue du profit capitaliste. Il s’agit de l’adapter à la production en vue de la satisfaction large des besoins de toute la collectivité ; en d’autres termes, des grandes masses. Il s’agit donc, non de consommer, de jouir des richesses et des biens sociaux (entre parenthèses, les biens consommables se réduiront probablement à bien peu de chose au moment de la révolution), mais, avant tout, de produire, de développer et d’économiser. Mais on se demande sur qui la classe ouvrière peut compter, en dehors d’elle-même, pour mener à bien ces tâches. Elle ne peut, pour les accomplir, déléguer ses pouvoirs à personne d’autre qu’à elle-même, si qualifiés et si compétents que les guides qui sollicitent ces pouvoirs puissent paraître. Car le marxisme nous enseigne une chose : qu’une classe ne peut s’émanciper que par ses propres forces. La transformation de l’appareil de production, de machines à produire du profit capitaliste en un organisme susceptible de satisfaire tous les besoins des masses ne peut être accomplie que par les travailleurs eux-mêmes, non pas par des techniciens, si qualifiés soient-ils, ni des guides, si désintéressés qu’ils puissent s’affirmer.

Si pénétrante et si convaincante, l’étude des Internationalistes hollandais est, lorsqu’elle s’emploie à démontrer comment, dans la révolution prolétarienne, les fonctions de direction économique doivent passer directement sans l’intermédiaire de l’État aux travailleurs organisés, aux divers échelons correspondant avec les rouages de l’appareil de production, si abstraite et arbitraire elle nous paraît lorsqu’ils entreprennent de justifier les méthodes politiques d’organisation des masses qui leur sont particulières. À vrai dire, l’aspect politique n’est pas traité explicitement dans leur ouvrage, mais on sent – et ceci n’est pas un reproche, car il ne pourrait en être autrement – la préoccupation politique courir comme un fil blanc d’un bout à l’autre de l’étude et la dominer.

La thèse des Internationalistes hollandais est connue : les partis politiques sont des organisations spécifiques de la bourgeoisie. Le prolétariat réalise donc son unité non pas au travers de partis politiques, mais au travers des conseils d’entreprises englobant l’ensemble des travailleurs sur la base qu’ils occupent dans la production. Ces conseils sont amenés, par la force des choses, à s’orienter de plus en plus vers le communisme. Lors de la prise du pouvoir par le prolétariat, les entreprises se trouvent donc nécessairement entre les mains des conseils. Ceux-ci commencent à organiser la production sur des bases communistes sans en confier l’organisation à l’État. Les syndicats n’ayant plus aucun rôle à remplir disparaissent. Les fonctions de l’État se réduisent à la protection du nouveau régime, donc à la répression des tentatives contre-révolutionnaires des classes dépossédées. Aucune fonction de direction économique ne lui est impartie. Voilà donc l’essentiel du point de vue des Internationalistes.

Il est un fait que nul ne peut contester, c’est que les luttes du prolétariat du 20ème siècle ont fait apparaître des formes d’organisation tout à fait originales s’adaptant plus particulièrement à la période de commotion sociale dont les grandes luttes révolutionnaires de 1905 et 1917 en Russie, 1918 et 1923 en Allemagne, 1919 en Italie furent les annonciatrices. Dans les deux premiers pays, ce furent les soviets des députés ouvriers et paysans et les conseils d’ouvriers qui servirent de canal au rassemblement des grandes masses. Il est probable que de telles organisations seront les formes spécifiques de l’insurrection prolétarienne de demain et qu’elles serviront d’instrument révolutionnaire aux mains du prolétariat pour établir sa dictature. Si on considère que la prise du pouvoir par le prolétariat ne peut être réalisée que si les grandes masses, celles qui, d’ordinaire, restent en marge de toute activité politique ou sociale, se mettent en mouvement, on ne pourrait presque pas supposer qu’il en soit autrement. Mais même si cela devait se dérouler d’après de tels pronostics, on ne conçoit pas que les conseils puissent venir supplanter toute autre forme d’organisation du prolétariat. La classe ouvrière ne se présentera pas, pas plus qu’aucune autre classe dans l’histoire, une et indivisible devant la révolution. Les idéologies héritées du passé, des intérêts particuliers de groupes au sein de la classe ouvrière même et l’antagonisme entre les deux grands groupes sociaux en présence représentant : l’un la révolution, l’avenir, l’autre le retour vers le capitalisme, se manifesteront par la création surabondante de groupements d’affinités qui deviennent, dans la lutte, autant de drapeaux différents autour desquels la classe ouvrière aura tendance à se grouper. Le rôle des partis politiques ne nous semble donc pas aboli ; au contraire, leur activité devient croissante à l’approche de la « lutte finale ». Et de même que l’élément rétrograde de la masse se manifestera en donnant son adhésion aux partis réactionnaires, il nous semble que la conscience révolutionnaire du prolétariat ne peut se manifester qu’en créant un parti exprimant, contre tous les autres, les intérêts durables de la révolution. La construction d’un parti révolutionnaire ne semble donc pas s’opposer aux formes d’organisation dont nous savons qu’elles furent les formes spécifiques de la lutte révolutionnaire et dont, par conséquent, il y a lieu de supposer qu’elles le seront encore dans l’avenir, mais elle apparaît comme une forme complémentaire, indispensable, sans laquelle elle ne pourrait être complète, de l’organisation du prolétariat.

Certes, le rapport entre les diverses formes d’organisation sera, dans chaque révolution, différent, parce qu’on a chaque fois affaire à des complexes sociaux de composition différente (non pas différents quant au contenu, mais quant aux rapports entre les divers éléments constitutifs) imprégnés de traditions historiques diverses. Mais ce n’est pas à cause de la transformation contre-révolutionnaire de tel ou tel parti dans une révolution, transformation conditionnée elle-même par des circonstances historiques et sociales bien concrètes, qu’il convient de décréter la non validité pour le prolétariat de partis politiques en général.

L’État occupe aussi, dans le système des Hollandais, une place pour le moins équivoque. Après lecture de leur démonstration, il pourrait apparaître à maints lecteurs qu’en réalité tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. La révolution est en marche, elle ne pourrait pas ne pas venir et il suffit de laisser aller les choses à elles-mêmes pour que le socialisme devienne réalité. Or, rien n’est plus étranger à la notion marxiste de l’évolution sociale que cette conception. Les révolutions sont, il est vrai, des enregistrements périodiques que l’histoire institue pour mesurer l’évolution des classes. En ce sens, les classes ne peuvent jamais atteindre un niveau supérieur à celui correspondant à l’ensemble de leurs capacités économiques et sociales, les résultats des révolutions apparaissent comme déterminés d’avance. Mais c’est seulement en ce sens-là, car révolution signifie, avant tout, intervention consciente volontaire des masses pour changer violemment – on pourrait même dire presqu’arbitrairement – le cours de l’évolution et l’orienter dans un sens nouveau. C’est pour cela qu’une révolution, si « mûre » fut-elle, ne peut jamais être un processus mécanique. Il est possible que telle ne soit pas non plus l’opinion de nos camarades hollandais et que la lacune que nous signalons ne résulte que de la nécessité qu’il y avait d’abstraire en quelque sorte et de montrer, pour la clarté de l’exposition, l’évolution économique comme étant complètement séparée de l’intervention politique, mais il importe quand même de faire plus de clarté sur ce point. Il est vrai qu’ils affirment quelque part que l’État reste nécessaire au prolétariat après la prise du pouvoir. Il s’agit d’un «État» d’une nature particulière, qui n’est déjà plus, en réalité, un État, comme Lénine, après Marx, le montrait d’ailleurs. Il s’agit d’un État qui « ne puisse pas ne pas dépérir », alors que le marxisme a mis en relief que l’État était toujours l’instrument d’oppression d’une classe sur une autre. Il est possible que, pour la clarté de l’exposition, il faudrait remplacer dans la terminologie l’expression d’«État prolétarien» par une autre plus adéquate. Mais, avec ces explications, on comprendra nos critiques. L’exposé des Hollandais énonce la nécessité d’un « État prolétarien » qui ne pourrait pas s’évader de sa fonction d’instrument de répression de la contre-révolution.

Suite et fin de l’article publiée dans Bilan 23, page 788, faute de place dans le 22 :

D’autre part, l’étude de la transformation sociale, plus particulièrement l’analyse de la révolution russe, nous montre que les bouleversements sociaux ne peuvent être que consécutifs à l’effondrement complet des systèmes de production qu’il s’agit de remplacer. C’est dire que la transformation s’opère dans les conditions objectives les plus désastreuses. Le nouveau mode de production ne peut pas succéder à celui qui vient de disparaître sans une période d’adaptation et de consolidation. Cette période met à l’avant-plan la solution de problèmes économiques tout différents de ceux devant lesquels la société socialiste sera placée en période normale. Pour ne citer qu’une seule contradiction : le socialisme apportera la paix. Cependant, il est très probable que le premier geste d’une révolution victorieuse soit une déclaration de guerre, de guerre aux forces de réaction alarmées. Au lieu d’une production en vue des besoins d’une collectivité pacifiée, la révolution naissante serait dans l’obligation d’orienter sa production vers les blocus de guerre.

Dans de telles conditions, si on y ajoute le chaos consécutif à tout bouleversement social et à toute guerre civile, le calcul de l’heure moyenne de travail ne peut être qu’arbitraire. Il faudra lui donner volontairement, donc arbitrairement, une « valeur » quelconque, quitte à en vérifier l’exactitude par après. La marge d’improvisation des organes de direction centrale, que ces organes émanent de l’ « État » ou d’un « Congrès Général des Conseils d’Entreprises », reste donc très grande. La question essentielle ne nous paraît pas de savoir s’il faudra « attribuer » ou ne pas attribuer une telle marge, mais bien de savoir qui attribuera. Encore une fois, rien ne peut être décrété dans ce domaine ; en dernier ressort, c’est la force des catégories sociales en présence qui aura son dernier mot à dire. Les pouvoirs discrétionnaires accordés à telle ou telle instance ne seront mis au service de la collectivité, à l’exception de toute catégorie particulière, qu’à la seule condition que les groupes qui accordent ces pouvoirs se trouvent à même de les retirer à n’importe quel moment. Qu’une pareille faculté des « administrés », ou pour employer la vieille expression de Marx et que le deuxième Congrès de l’Internationale Communiste reprenait à son compte – qu’une pareille faculté des « travailleurs libres unis en une libre association » soit liée à un degré d’évolution déterminé de l’appareil de production est une chose qui va de soi. Mais que la révolution prolétarienne ne puisse inscrire d’autre mot d’ordre dans son drapeau ne nous paraît pas moins évident.

A. HENNAUT

 

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