Introduction à la brochure de Pannekoek : Marxismus und darwinismus, 1914.
Marxisme et/ou darwinisme ?
Pannekoek a joué un rôle théorique considérable dans l’approfondissement du marxisme en butte aux attaques incessantes d’un ordre capitaliste, qui parfois s’armait des dernières découvertes d’une science passée à la moulinette de l’idéologie bourgeoise.
Il s’est attaché tout particulièrement à exercer l’arme de la critique contre la dernière expression du matérialisme bourgeois, le darwinisme, qui s’appuyait sur les travaux de Charles Darwin, mais dont la finalité était de consolider l’existence de l’ordre social capitaliste, un darwinisme qui prêchait la «sélection des meilleurs», c’est-à-dire des plus aptes à préserver par la violence cet «ordre» et à maintenir un talon de fer sur les «classes inférieures», les plus nombreuses, dont le travail permettait une immense accumulation de richesses pour le seul profit des «plus aptes».
Dans son livre L’Origine des espèces [1], paru en 1859, Darwin opérait un véritable renversement copernicien. De même que la Terre n’était plus au centre de l’univers depuis la Renaissance[2], l’homme cessait d’être le couronnement de la création divine, même lorsque «Dieu» eut chassé Adam et Ève du paradis originel. La Bible imaginait une création «raisonnée». Avant que l’homme et la femme ne folâtrent dans le «paradis terrestre», les végétaux, les animaux avaient reçu l’ordre de se reproduire «selon leur espèce». Cette expression revient dix fois dans le chapitre sur la Création, témoignant d’une «invariance» des espèces conçues sub specie aeternitatis dans les cartons du génial Concepteur. L’homme par contre, était hors du monde naturel, s’élevant métaphysiquement au-dessus des animaux : «Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, mâle et femelle il les créa».
Avec Darwin, l’homme cessait de s’élever vers la transcendance et chutait au centre de la matière en se découvrant une ascendance commune avec les primates. L’homme n’était ni une exception du monde vivant, ni une créature miraculeusement apparue il y a près de 6.000 ans. Avec l’Origine des espèces, homme devenait une humble espèce animale, ayant évolué au moins sur une centaine de milliers d’années, comme le démontrait la découverte en 1856, près de Düsseldorf, de restes préhistoriques de l’homo neerdanthalensis, premier homme fossile à être reconnu comme tel. L’homme perdait ainsi toute son arrogance métaphysique[3].
On doit souligner, qu’avant même L’Origine des espèces, Engels – dans une lettre adressée à Marx le 14 juillet 1858 – confessait à Mohr (Marx) son rejet de toute arrogance métaphysique à partir des données scientifiques :
Il est certain que l’étude de la physiologie comparée nous mène à un mépris mêlé de honte (schmähliche Verachtung) pour cette exaltation idéaliste de l’homme qui serait supérieur aux autres bêtes sauvages (über die andern Bestien)[4].
L’Origine des espèces, parue en 1859, sema la panique chez les tenants du créationnisme de toute espèce et fut l’objet de condamnations multiples. L’Église catholique, à son habitude, après quelques décennies de demi-silence et de chuchotements désapprobateurs, finit pas s’adapter aux découvertes scientifiques les plus dérangeantes[5]. Pour les créationnistes protestants-évangélistes et/ou musulmans, la théorie de la sélection naturelle et de l’évolution de Darwin demeure toujours un éternel objet de scandale, condamné comme «athéisme» ou «mécréance» et destiné aux flammes de l’enfer. En effet, l’alliance de la religion et de l’État constitue un socle de granit, sur lequel trône une classe dominante qui exige la soumission absolue à la Sainte Trinité : Dieu, Capital et État[6].
On comprend que les fondateurs du matérialisme historique aient manifesté un enthousiasme réel pour l’apport scientifique de Charles Darwin, au moment où Marx poursuivait la rédaction du Capital, qui étudiait les lois du surgissement, de l’évolution et du déclin du mode de production capitaliste.
Marx s’était d’abord (1861) enthousiasmé pour Darwin, considérant qu’il s’agissait d’un véritable support de la révolution prolétarienne qui sapait toutes les bases de la métaphysique, où Dieu apparaissait comme l’Alfa et l’Omega de l’univers :
L’ouvrage de Darwin [L’Origine des espèces][7] est extrêmement important et me convient comme soubassement scientifique de la lutte des classes historique. Naturellement, il faut prendre son parti du manque de finesse typiquement anglais du développement. Mais, malgré toutes ses insuffisances, c’est dans cet ouvrage que, pour la première fois, non seulement un coup mortel est porté à la «téléologie» dans les sciences de la nature, mais, qu’en outre, le sens rationnel de celle-ci est exposé empiriquement[8].
Mais, plus tard (1869), Marx avait émis les plus expresses réserves sur le «mouvement darwiniste» :
Darwin a été amené, à partir de la lutte pour la vie dans la société anglaise – la guerre de tous contre tous, bellum omnium contra omnes –, à découvrir que la lutte pour la vie était la loi dominante dans la vie animale et végétale. Mais le mouvement darwiniste, lui, y voit une raison décisive pour la société humaine de ne jamais se libérer de son animalité...[9].
Dans une lettre à Lavrov datée des 12-17 novembre 1875, Engels renchérissait :
Toute la doctrine darwiniste de la lutte pour la vie est simplement la transposition de la société dans la nature animée, de la doctrine de Hobbes sur le bellum omnium contra omnes et de la doctrine économico-bourgeoise de la concurrence, jointes à la théorie démographique de Malthus. Une fois exécuté ce tour de passe-passe (dont je conteste la légitimité absolue, comme je l’indique dans le point 1, notamment en ce qui concerne la théorie de Malthus), on retranspose ces mêmes théories de la nature organique dans l’histoire et l’on prétend alors avoir démontré leur validité en tant que lois éternelles de la société humaine. Le caractère enfantin de ce procédé saute aux yeux, pas besoin de gaspiller les mots sur ce sujet [10].
Plus tard, en 1886, le gendre de Marx, Paul Lafargue, dans son pamphlet La Religion du Capital, imagina cette féroce prosopopée du néo-darwinisme qu’il se garda bien de mettre dans la bouche de Darwin, mais dans celle de Herbert Spencer (1820-1903), un disciple ultralibéral, partisan de la «sélection des plus aptes», dans le but de créer une «race supérieure», celle de l’Übermensch capitaliste :
Notre savante théorie de l’évolution prouve que l’infériorité sociale des ouvriers est aussi fatale que la chute des corps, qu’elle est la conséquence nécessaire des lois immuables et immanentes de la Nature, nous démontrons aussi que les privilégiés des classes supérieures sont les mieux doués, les mieux adaptés, qu’ils iront se perfectionnant sans cesse et qu’ils finiront par se transformer en une race nouvelle dont les individus ne ressembleront en rien aux brutes à face humaine des classes inférieures que l’on ne peut mener que le fouet à la main[11].
La rédaction en néerlandais de la brochure Marxisme en darwinisme (1909) de Pannekoek[12] – traduite bientôt en plusieurs langues, en premier lieu en allemand (1909)[13], puis en estonien, anglais et ukrainien – était une œuvre de parti, car elle fut publiée sous l’égide de la social-démocratie des Pays-Bas et d’Allemagne. La brochure, dont le contenu était particulièrement dense, faisait un état des lieux de la difficile cohabitation entre marxisme et darwinisme, pour les 100 ans de la naissance du fondateur de la théorie de l’évolution.
Cet opuscule de 44 pages est considéré – surtout par ses adversaires ! – comme le travail marxiste majeur de Pannekoek avant sa prétendue dégénérescence «ultragauchiste» des années 1920 et 1930, sous l’effet d’un antiléninisme/antistalinisme viscéral[14]. Nous pensons que cette contribution doit être pesée et soupesée de façon critique dans toutes ses implications théoriques.
Au nom de la social-démocratie, Pannekoek saluait l’apport de Darwin, qui – comme Copernic – avait opéré un «renversement dans la conception du monde des grandes masses». Doctrine de l’impermanence, de la mutabilité et non de l’invariance de la vie biologique, la théorie du développement des espèces, comme le marxisme, était «devenue le fondement de la vision du monde des couches populaires les plus larges»[15]. Véritable révolution copernicienne, la théorie de l’évolution brisait la vision d’une éternité de «l’âme humaine», d’essence quasi-divine. Sans doute, Aristote l’avait-il déjà pressenti en affirmant déjà que l’homme est «un animal politique» (zoôn politikon)[16]. Mais, souligne Pannekoek, avant d’être un être social
[…] l’homme est également un animal. L’homme s’est développé à partir de l’animal et les lois qui valent pour le règne animal ne peuvent pas d’un seul coup être invalides pour l’être humain[17].
Mais Pannekoek rejetait avec vigueur toute prétention à faire de la doctrine de Darwin la base biologique de la lutte des classes. Tout en montrant que «marxisme et darwinisme formaient une unité», sur le plan du matérialisme, il soulignait leur différence de nature, si ce n’est leur incompatibilité quant à leur praxis :
Le darwinisme et le marxisme sont deux théories distinctes. L’une vaut pour le monde animal, l’autre pour la société. Elles sont complémentaires en ce sens que le monde animal se développe suivant les règles du darwinisme jusqu’à l’homme et que, à partir du moment où les hommes s’élèvent au-dessus du monde animal, le marxisme devient la loi du développement ultérieur. […] Le marxisme et le darwinisme doivent l’un et l’autre s’en tenir à leur domaine respectif; ils sont indépendants l’un de l’autre et il n’y a pas de lien direct entre eux[18].
Si le mérite de Darwin fut d’avoir découvert «le mécanisme du développement animal», celui de Marx fut d’avoir démontré que le développement humain n’était pas un simple «mécanisme», mais le produit d’une histoire «dans la société humaine», où l’outil et le langage ont démultiplié les possibilités cognitives de l’espèce humaine, et donc sa capacité à transformer le monde naturel et vivant.
Reprenant la définition très connue donnée par Arthur Schopenhauer d’un être hybride, situé par-delà l’animal[19], un animal metaphysicum, Pannekoek «libérait» l’homme de sa férocité animale en le dotant d’une essence double, autant rationnelle que morale, même si le ‘rationnel’ pouvait souvent être totalement ‘immoral’ :
L’homme n’est pas une bête féroce. En tant qu’être libre, moral, s’assignant un but plus élevé, il doit abolir l’action immodérée de la loi naturelle. Il peut adoucir ce combat et substituer un ordre mondial rationnel et moral à celui de l’animalité[20].
Pour appuyer cette assertion, Pannekoek s’appuyait sur l’ouvrage majeur de Darwin, La Descendance de l’homme[21], mais aussi sur Kant, sans d’ailleurs évoquer son nom. Darwin, en effet affirmait que sa théorie qui valait pour le monde naturel animal comme pour le monde social humain démontrait l’existence d’une morale solidariste chez l’homme, qui était instinctive ou innée, et reposant sur la fidélité et l’obéissance à une instance supérieure :
Le sens moral […] le plus noble attribut de l’homme […] le pousse à risquer, sans hésitation, sa vie pour celle d’un de ses semblables. […] Il est probable qu’il reçoit héréditairement une tendance à la fidélité envers ses semblables et à l’obéissance envers le chef de la tribu, qualités communes à la plupart des animaux sociables. […] Notre instinct de sympathie nous pousse à secourir les malheureux; la compassion est un des produits accidentels de cet instinct que nous avons acquis dans le principe, au même titre que les autres instincts sociables dont il fait partie[22].
[1] Le titre complet de l’ouvrage anglais est : On the Origin of Species by Means of Natural Selection, or the Preservation of Favoured Races in the Struggle for Life.
[2] Le livre De revolutionibus orbium coelestium (Des révolutions des sphères célestes) de Nicola Copernic est achevé vers 1530 et publié en 1543, l’année de sa mort. L’ouvrage était dédié au pape Paul III. Il fut mis à l’index en mars 1616, après que le pape Paul V, présidant le Tribunal du Saint-Office eut décrété : «La doctrine attribuée à Copernic que la Terre se meut autour du Soleil et que le Soleil se tient au milieu du monde sans se mouvoir du levant au couchant, est contraire aux Écritures saintes, et par suite on ne peut ni la défendre ni la soutenir». Il fallut attendre 1757 pour que l’ouvrage, qui sapait les bases du géocentrisme ptoléméen, cessât d’être condamné par l’Église catholique.
[3] «L’homme dans son arrogance se croit une grande œuvre digne de l’intervention d’un dieu. Il est plus humble et je pense plus vrai de le considérer comme créé à partir des animaux». Cette phrase de Darwin a été couchée dans le Carnet «C» en 1839 [Ronald W. Clark, The Survival of Charles Darwin: A Biography of a Man and an Idea, New York, 1984, p. 178].
[4] Karl Marx-Friedrich Engels, Werke, vol. 29, Dietz Verlag, Berlin, 1978, p. 338. On remarquera qu’ici Engels fait de l’homme une bête sauvage (Bestie). Pannekoek, au contraire (cf. infra), dans son ouvrage Darwinisme et Marxisme, considère que l’homme n’est pas une bête sauvage.
[5] Le jésuite Jorge Mario Bergoglio, élu pape le 13 mars 2013, et qui a choisi le nom de François, a pu ainsi déclarer, devant l’Académie pontificale en octobre 2014 : «Quand nous lisons le récit de la Création dans la Genèse, nous risquons de prendre Dieu pour un magicien brandissant sa baguette magique. Mais il n’en est pas ainsi. Il a créé les êtres humains et les a laissé se développer selon des lois internes qu’il a donné à chacun pour qu’ils puissent pleinement s’accomplir».
[6] La Turquie du président de la République Recep Tayyip Erdoğan a aboli l’enseignement de la théorie de l’évolution dans le secondaire, nouveau signe de l’islamisation rampante de la société par le haut, où l’enjeu est la reconstitution de l’ancien Empire ottoman et du califat islamique aboli en mars 1924, sur proposition de Mustafa Kemal. Aux USA, le vice-président Mike Pence, qui seconde Donald Trump, est un «évangéliste catholique» (sic), partisan du créationnisme.
[7] Charles Darwin, L’Origine des espèces [dernier tirage revu par Darwin en 1876], traduction d’Aurélien Berra, sous la direction de Patrick Tort, coordination de Michel Prum, Institut Charles Darwin International, Champion, Genève, 2009.
[8] Cf. Lettre de Marx à Lassalle du 16 janvier 1861 (Citée par Buican 1987, p. 98).
[9] Lettre de Marx aux époux Lafargue, 15 février 1869.
[10] Lettre d’Engels à Piotr Lavrov, 12-17 novembre 1875, in Marx–Engels, Ausgewählte Briefe, Stuttgart, 1953, p. 356.
[11] La religion du Capital, Bibliothèque socialiste de l’agglomération parisienne du Parti ouvrier, Paris, 1887 (Lafargue 2013, p. 9-10). L’article de Spencer, intitulé «The coming slavery» venait d’être publié dans Contemporary Review d’avril 1887.
[12] Il en existe une traduction en français sous forme électronique, publiée sur le site web «La Bataille socialiste» : http://bataillesocialiste.wordpress.com/documents-historiques/1912-darwinisme-et-marxisme-pannekoek. Signalons une édition récente : Patrick Tort (commentateur-gloseur-linguiste darwinien, traducteur du néerlandais) et Anton Pannekoek, relégué au rang de co-auteur secondaire : Marxisme et Darwinisme [Patrick Tort et Anton Pannekoek 2012]. [Précisons que cette édition à partir du seul néerlandais et d’une mauvaise traduction américaine a été établie avec l’apport de certains docteurs ignorantins du CCI]. Le texte limpide de Pannekoek disparaît littéralement sous la montagne de gloses de ce spécialiste de Darwin. P. Tort s’érige en auteur principal d’un livre dont la seule «téléologie» est de proclamer à la face du monde (universitaire) qu’il est l’authentique et unique diffuseur de la théorie et de l’«éthique» darwiniennes. Celle-ci, selon lui, s’incarnerait dans The Descent of Man and Selection in Relation to Sex (1871).
[13] Marxismus und Darwinismus. Ein Vortrag von Ant. Pannekoek, Verlag der Buchdruckerei AG, Leipzig, 1909 et 1914 (2e édition, éditée, nettement améliorée).
[14] C’est la thèse de Lilian Truchon qui oppose le «bon» Pannekoek de 1909, encore «révolutionnaire» (sic), au «très mauvais» Pannekoek de 1938 qui osa définir l’URSS, «patrie socialiste» stalinienne, si chère aux Éditions Delga, comme capitaliste d’État.
[15] «Damit haben sie die Entwicklungslehre zur Grundlage der Weltanschauung der weitesten Bevölkerungskreise gemacht». La traduction que nous donnons se base sur l’édition allemande de 1914.
[16] «La cité fait partie des choses naturelles, et l’homme est par nature un animal politique, et celui qui est sans cité – naturellement et non par le hasard des circonstances – est soit un être dégradé soit un être surhumain» (Politika, I, 2).
[17] Pannekoek 1914, chap. 6 : «Naturprinzip und Gesellschaftslehre».
[18] Ibid., chap. 6 et 9 Souligné par nous.
[19] Pannekoek ne cite pas d’ouvrage précis de Schopenhauer. Il fait sans doute référence à la très célèbre proclamation du philosophe : «L’homme est un animal metaphysicum» [Metaphysische Tier] (Le Monde comme volonté et comme représentation, PUF, Paris, 1966, p. 851).
[20] «Der Mensch ist keine Bestie. Als freies, sittliches Wesen, das sich höhere Ziele setzt, muss er das zügellose Walten dieses Naturgesetzes aufheben. Er kann den Kampf mildern und eine vernünftige, moralische Weltordnung an die Stelle der tierischen setzen» [Chap. 5 : «Der Darwinismus gegen den Sozialismus»]. Le soulignement en gras est de nous. Pannekoek nie ici que l’homme soit aussi un prédateur (Bestie, bête de proie).
[21] Traduit aussi par La Filiation de l’homme. Nous nous référons à l’édition française de 2006 publiée par L’Harmattan.
[22] Darwin, ibid., p. 103, 116, 146. Les italiques sont de nous.
Darwin transformait ainsi l’être humain en un être moral idéal, doué d’«amour et de sympathie», de sentiments d’ailleurs largement partagés par les animaux les plus sociables. Mieux, Darwin faisait cette étonnante proclamation kantienne :
Je ne veux point violer dans ma personne la dignité de l’humanité[1].
Cette proclamation très humaniste pour une époque où régnait la course impitoyable au profit s’accompagnait aussi d’une réhabilitation des «sauvages» ou «barbares». Darwin notait que «toutes les nations civilisées descendent de peuples barbares». Bien plus, avant que cette thèse triomphe à la fin du XXe siècle, il affirmait que qu’il était «probable que nos ancêtres primitifs ont vécu sur le continent africain plus tôt que partout ailleurs»[2].
Dans une citation isolée, Darwin s’élève même contre l’idéologie raciste, en parlant de «prétendues races humaines», qui proviennent en fait d’une «souche primitive unique»[3].
C’est donc une vision totalement opposée à celle d’Ernst Haeckel qui défend une classification raciste et polygéniste dans son «tableau taxinomique des douze espèces et des trente-six races humaines». Haeckel, ouvertement pangermaniste, justifie ainsi «l’extinction totale» de groupes humains, comme les Hottentots : «Nul peuple aux cheveux crépus n’a eu de véritable histoire»[4]. Mais, il est vrai que Darwin, sur un ton apparemment «neutre», constate que les «races civilisées» triompheront finalement des «races sauvages» inférieures, au terme d’un processus d’extermination :
Dans un avenir assez proche, si nous comptons en siècles, les races humaines civilisées auront très certainement exterminé et remplacé les races sauvages dans le monde entier[5].
Cette compassion darwinienne pour les plus faibles, dans une époque de barbare ascension du Capital, a été transformée par certains darwiniens en une ‘morale du cœur’, réhabilitant «les défavorisés»[6]. Sans tenir compte de l’ère génocidaire que le colonialisme et l’impérialisme ont initiée depuis la deuxième moitié du XIXe siècle, pour culminer au XXe siècle, de doctes savants élaborent une eschatologie de la vertu morale triomphante :
Au sein de l’humanité, (on observe) l’émergence et la victoire tendancielle des conduites altruistes et solidaires face à la loi antérieure de la concurrence[7].
C’est faire silence sur le fait que la «victoire tendancielle» de l’altruisme et du solidarisme, manifeste dans les périodes révolutionnaires (Commune de Paris, Révolution russe), correspond en fait à la mise en place de la philanthropie capitaliste, où il s’agit d’éviter que les « pauvres », victimes de leurs « mauvais instincts » ne viennent renverser l’ordre dominant pour instaurer un ordre radicalement différent fondé sur la gestion des biens communs. À son époque, Marx – contre Proudhon – avait souligné que la classe bourgeoise avait préconisé une politique humanitaire et philanthropique, pour éviter toute catastrophe révolutionnaire, dont l’enjeu était la victoire de la classe émergente sur la classe capitaliste. La politique humanitaire et philanthropique n’est pas très éloignée de celle préconisée par les darwiniens humanistes (et non les darwinistes sociaux totalement libertariens) :
[L’école humanitaire] cherche, par acquis de conscience, à pallier tant soit peu les contrastes réels; elle déplore sincèrement la détresse du prolétariat, la concurrence effrénée des bourgeois entre eux-mêmes; elle conseille aux ouvriers d’être sobres de bien travailler et de faire peu d’enfants. […] L’école philanthrope est l’école humanitaire perfectionnée. Elle nie la nécessité de l’antagonisme; elle veut faire de tous les hommes des bourgeois; elle veut réaliser la théorie en tant qu’elle se distingue de la pratique et qu’elle ne renferme pas d’antagonisme. […] Les philanthropes veulent donc conserver les catégories qui expriment les rapports bourgeois, sans avoir l’antagonisme qui les constitue et qui en est inséparable. Ils s’imaginent combattre sérieusement la pratique bourgeoise, et ils sont plus bourgeois que les autres[8].
En fait cette compassion darwinienne, que l’on peut qualifier d’«humanitaire» ou «philanthropique», a vite trouvé ses limites avec l’idéologie brutale de la nation impérialiste. C’est Darwin lui-même, et pas seulement ses épigones darwinistes, qui se laisse emporter par une exaltation de l’impérialisme colonial britannique, qui serait le parangon de la vertu civilisatrice :
Comme colonisateurs, les Anglais ont manifesté une supériorité remarquable par rapport à d’autres nations européennes[9].
Citant élogieusement les vues de William Rathbone Greg (1809-1881) et de Francis Galton (1822-1911) sur les Irlandais catholiques, Darwin reprend à son compte des préjugés racistes, n’hésitant pas à parler de «race inférieure» :
Les Irlandais, malpropres, sans ambitions et insouciants se multiplient comme des lapins. […] Dans l’éternelle lutte pour l’existence, c’est la race inférieure et la moins favorisée qui aura prévalu, et cela, non en vertu de ses bonnes qualités, mais en vertu de ses défauts[10].
La ‘morale du cœur’ darwinienne s’inscrivait sur une carte du tendre, où les classes privilégiées, nécessairement «les plus intelligentes», se plaçaient au centre d’un ‘cercle vertueux’ national, où triomphe toujours l’«excellence» des gentlemen :
[…] les membres les plus intelligents finissent par l’emporter dans le cours des temps sur les membres inférieurs de la même communauté et laissent des descendants plus nombreux (sic); or c’est là une forme de la sélection naturelle. […] [C’est un] haut degré d’excellence, pratiqué par les hommes les plus distingués (sic), incorporé dans les lois, les coutumes et les traditions de la Nation, et exigé par l’opinion publique[11].
On notera que Pannekoek, qui a lu attentivement l’ouvrage de Darwin La Descendance de l’homme et a fait sienne sa doctrine des «instincts sociaux»[12], n’évoque pas ces préjugés de Darwin sur les Irlandais et les «races inférieures» ou «sauvages» – amenées à disparaître de la surface de la Terre[13] –, ainsi que sur son adhésion zélée à l’idéologie des «gentlemen» britanniques («les plus distingués»).
Il s’agit d’abord pour Pannekoek d’opposer une doctrine darwinienne plus humaine à la sauvagerie assumée du darwinisme social et de les rendre en quelque sorte étanches l’un à l’autre.
À ce point de son analyse, Pannekoek semble revenir – via cette doctrine des «instincts sociaux» naturels, qui relève ici plus de l’analyse phénoménologique et empirique que de la démonstration scientifique irréfutable[14] – à un cadre kantien hérité de la philosophie des Lumières. Pannekoek proclame : «alle Menschen Brüder sind» [«tous les hommes sont frères»][15]. Il estime que le sentiment cosmopolite et collectif, même en devenir, est universel, voire «éternel», d’autant plus que croissent les sentiments sociaux, autrement dit les sentiments classistes :
Si nous considérons notre propre époque, nous constatons que l’humanité tout entière forme de plus en plus, sur le plan économique, une unité, même si celle-ci demeure très lâche. […] Il existe un sentiment de citoyenneté du monde (Weltbürgerschaft), fût-il très abstrait, qui s’étend sur tous les peuples civilisés. Beaucoup plus fort est le sentiment d’appartenance nationale, surtout chez la bourgeoisie, parce que les nations sont des associations bourgeoises rigides, se combattant mutuellement […] Les sentiments les plus forts sont les sentiments sociaux à l’égard des membres de la même classe, parce que les classes sont les véritables unités sociales […] Les membres individuels d’un groupe ou d’une tribu meurent, mais l’ensemble est pour ainsi dire éternel[16].
L’analyse de Pannekoek, sur le plan du matérialisme historique, semble reposer sur des connaissances floues, voire des préjugés liés à son aire géographique d’appartenance. Pour Pannekoek, l’humanité à la fin de l’Antiquité semble se réduire au monde méditerranéen, en ignorant superbement le monde chinois et le monde indien avec lequel commerçait depuis longtemps l’Empire romain :
[…] à la fin de de l’Antiquité, nous trouvons toute l’humanité alors connue rassemblée autour de la Méditerranée, formant une unité dans l’Empire mondial de Rome[17].
Tout aussi approximative était son analyse du Moyen Âge, qu’il considère comme un bloc immuable du VIIe au XVe siècle. Toute cette période, pour Pannekoek, est purement féodale et reste arriérée, sur le plan de l’outillage, jusqu’à la fin. Socialement, les deux classes existantes dominantes étaient, selon lui, la noblesse (Adeltum) et la petite-bourgeoise (Kleinbürgertum), ignorant le capitalisme bancaire et industriel en plein développement en Italie et en Flandre[18], ignorant aussi la formation d’un prolétariat dans le textile et la métallurgie, un prolétariat qui se souleva à Bruges (1375) et Ypres à Florence (Ciompi, 1378)[19] et se heurta à une bourgeoisie qui, même à la tête du gouvernement des communes, n’avait nulle intention de lui accorder la moindre «liberté»[20].
Et que dire de l’assertion désarmante considérant la taille et la puissance des machines comme la raison ultime du mode de production ? On peut ainsi lire cette phrase qui condense un matérialisme vulgaire, fort répandu dans la social-démocratie de l’époque, puis ensuite dans le stalinisme, et que Pannekoek combattit fortement après 1920, en particulier dans son Lénine philosophe (1938) et son Anthropogénèse (1944)[21] :
Les formes prises par le travail, les rapports de production dépendent des outils utilisés, de la technique, des forces productives en général. C’est parce qu’au Moyen Âge on travaillait avec de petits outils – alors qu’aujourd’hui on utilise de grosses machines – que dominait à cette époque le petit artisanat et le féodalisme, alors qu’aujourd’hui domine à grande échelle le capitalisme; c’est pourquoi on avait alors la noblesse féodale et la petite bourgeoisie (Kleinbürgertum), alors qu’actuellement bourgeoisie et prolétariat constituent les classes les plus importantes[22].
L’intérêt de cette brochure de Pannekoek se trouve moins dans son utilisation approximative du «matérialisme historique» (et son intérêt certain pour la doctrine darwinienne des «instincts sociaux») que dans sa conception du marxisme comme «arme du prolétariat». Le marxisme s’oppose à l’idéologie du darwinisme social, «arme de la bourgeoisie», «d’emblée adopté avec ardeur par la bourgeoisie». Celle-ci en effet se rallie à un ‘matérialisme blindé’, où l’idée chrétienne que les «premiers seraient les derniers et les derniers les premiers» au paradis terrestre ou céleste est un crime de lèse-capitalisme, qui mérite bien que l’on se débarrasse sans tarder de la tradition biblique[23].
Pannekoek démontait la mécanique du «darwinisme social», devenu une arme essentielle de l’idéologie bourgeoise. Il rappelait que Darwin, malgré sa profession de foi kantienne de 1871, avait joué un rôle majeur dans la formation de l’idéologie bourgeoise de la lutte des «plus aptes», des plus «intelligents», des «gentlemen» pour maintenir leur domination sur les «inférieurs», «les plus faibles» condamnés à disparaître :
Le combat darwinien pour l’existence a trouvé son modèle dans la concurrence capitaliste; à l’inverse, la concurrence capitaliste fut comparée à la lutte animale pour l’existence : elle fut alors élevée à la dignité de loi naturelle. [Pour Darwin] les plus aptes (die Passendsten) survivront. La lutte pour l’existence provoque la sélection naturelle (Naturauslese)[24].
Spencer, en Angleterre, et Haeckel, en Allemagne, ne firent que pousser jusqu’à ses ultimes limites la logique du raisonnement darwinien, devenu celui du darwinisme social. Pour Spencer, ce fut l’occasion de développer une idéologie capitaliste libertarienne, obsédée par le danger d’une dégénérescence de son système sous l’effet de la révolte des «races inférieures» qu’il s’agit de contenir, sinon d’épurer énergiquement :
La lutte pour l’existence est en même temps un procès d’épuration de la race (Reinigungsprozess der Rasse), la protégeant ainsi contre la dégénérescence. Tel est l’effet bénéfique de cette lutte[25].
[1] Darwin, ibid. La citation correcte est celle-ci : «Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne d’autrui, toujours en même temps comme fin, jamais simplement comme moyen» [Fondations de la métaphysique des mœurs, Flammarion, 1994, p. 108].
[2] Darwin, ibid., p. 157 et 169.
[3] Darwin, ibid., p. 189.
[4] Haeckel, Histoire de la création des êtres organisés d’après les lois naturelles, 1922, p. 518-519. La première édition (1868) paraît avant La descendance de l’homme (1871).
[5] La Descendance de l’homme, op. cit., p. 170.
[6] Patrick Tort, co-éditeur (avec une petite équipe du CCI) de la traduction du hollandais Darwinisme en marxisme, se risque à écrire que la ‘morale’ darwinienne est une «morale de la réhabilitation des faibles et de l’aide aux défavorisés» (op. cit., p. 19).
[7] Patrick Tort, Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution, PUF, 1996, tome II, article «Instincts sociaux». Souligné par nous. Le même auteur affirme que la compassion, qu’il nomme «sympathie» est naturellement «internationaliste», abolissant «nations et races» : «… une barrière artificielle ne peut empêcher les (sentiments de sympathie) de s’étendre à tous les hommes de toutes les nations et de toutes les races» [op. cit., tome III, article «Sympathie»]. Une conception tout angélique ou évangélique qui fait abstraction de l’existence d’un féroce système capitaliste qui élève la haine de l’autre, du concurrent, de l’ennemi, de l’inférieur économique et/ou «racial» au rang de sublime vertu.
[8] Misère de la philosophie, Éditions sociales, Paris, 1968, p. 132-133. Souligné par nous.
[9] Darwin, op. cit., p. 150. Darwin donne pourtant dans le même ouvrage l’exemple de la Tasmanie, évoquant «la fameuse chasse aux sauvages, à laquelle prirent part tous les colons, et il ne restait plus que 120 Tasmaniens qui firent leur soumission entre les mains des autorités anglaises et à qui on voulut bien accorder la vie» (op. cit., p. 201).
[10] Ibid., p. 150.
[11] Ibid., p. 155.
[12] Pannekoek 1914 : «Ces instincts (sociaux) se seront d’abord développés sous l’effet de l’habitude et de la nécessité. Ces instincts deviennent les traits les plus saillants, les plus décisifs, pour décider de qui l’emportera dans la lutte pour l’existence» [chap. 7 : «Das gesellschaftliche Zusammenleben»].
[13] «Dans quelque période future, pas trop éloignée si l’on compte en siècles, les races civilisées de l’homme extermineront et remplaceront presque certainement les races sauvages dans le monde entier» [Darwin, The Descent of Man, New York, 1874, p. 178].
[14] Pannekoek définit ces instincts sociaux comme une force qui maintient les animaux réunis et qui permet ainsi «la survie du groupe». Chez les hommes, elle implique «sacrifice de soi, bravoure, discipline, loyauté et rigueur», qualités qui sont plus le fait du «zôon politikon» de la Cité d’Aristote que du «zôon» du naturaliste.
[15] Op. cit., chap. 7 («Das gesellschaftliche Zusammenleben»). Une sélection des pensées du mahatma Gandhi, publiée à Genève par l’UNESCO en 1958, porte le titre : «All men are brothers».
[16] Pannekoek 1914, ibid., chap. 7 : «Das gesellschaftliche Zusammenleben» et chap. 8 : «Werkzeuge, Denken und Sprache».
[17] Ibid., chap. 7 : «Das gesellschaftliche Zusammenleben». La connaissance de la Chine et de l’Inde comme unités de civilisation était déjà largement répandue à Rome pour qu’Horace, Virgile, Properce, Strabon, Pomponius Méla, Pline, Denys le Periégète, Stace, Martial et Juvénal désignent sous le terme de Sères l’empire chinois, appelé par les Indiens Tchina [Joseph-Toussaint Reinaud, «Relations politiques et commerciales de l’empire romain avec l’Asie orientale pendant les cinq premiers siècles de l’ère chrétienne, d’après les témoignages latins, grecs, arabes, persans, indiens et chinois», in Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1863, p. 67-108].
[18] Cf. Jean Gimpel, La Révolution industrielle au Moyen Âge, Seuil, 2002.
[19] Cf. W. H. TeBrake, A plague of insurrection. Popular politics and peasant revolts in Flanders, 1323-1328, University of Pennsylvania Press, Philadelphie, 1993; et Alessandro Stella, La révolte des Ciompi. Les hommes, les lieux, le travail, EHESS, Paris, 1993.
[20] On peut ainsi lire, dans un passage de cette brochure, cette étonnante assertion : «Lorsque la bourgeoisie se fut emparée du pouvoir politique et qu’elle eut fait prédominer l’ordre économique capitaliste, elle commença à se débarrasser des entraves féodales et à rendre les hommes libres» [chap. 10 : «Kapitalismus und Sozialismus»].
[22] Ibid., chap. 2 : «Der Marxismus».
[23] Ibid., chap 4 : «Der Darwinismus im Klassenkampf». Pannekoek, précise dans ce passage, qu’il n’en fut pas de même en Angleterre, où la position de la bourgeoisie, assurée depuis plusieurs siècles, reposait sur le compromis entre le trône et l’autel anglicans.
[24] Idem,
[25] Spencer cité par Pannekoek, op. cit., chap. 5 : «Der Darwinismus gegen den Sozialismus».
L’ennemi, pour la classe dominante, était en premier lieu le socialisme marxiste, tirant sa force des millions d’exploités vivant sous le talon de fer du capitalisme. L’idéologie d’un Spencer comme d’un Haeckel est celle d’une classe dominante se sentant menacée dans son existence. Pour ces défenseurs de la «race» et de la «civilisation», le progrès du capitalisme[1] ne pouvait qu’être indéfini, à moins que de «nouveaux barbares», les prolétaires, les «basses classes», ne viennent instaurer le communisme, débouchant pour eux sur «le retour à la barbarie et à l’état d’origine et animal de peuples grossiers vivant à l’état de nature»[2].
Le bénéfice secondaire du darwinisme pour la bourgeoisie était de lui assurer un pouvoir hégémonique, sans partage, en réduisant à néant le pouvoir de l’Église et de l’aristocratie, en se servant de l’autorité de la science élevée au rang de nouvelle religion de la bourgeoisie. En Allemagne, en particulier, où
Le darwinisme servit d’arme à la bourgeoisie dans sa lutte contre les classes féodales, la noblesse, le clergé et les princes. C’était une lutte entièrement différente de celle du prolétariat. La bourgeoisie n’était pas une classe exploitée luttant pour abolir l’exploitation. Non, ce qu’elle voulait c’était se débarrasser de la domination des vieilles puissances qui faisaient obstacle à sa propre domination. […] Que pouvaient lui opposer les anciennes classes, ces classes qui étaient devenues autant de parasites inutiles et stériles ? Elles évoquaient simplement la tradition et l’ancien droit divin qui de transmettant de génération en génération… C’est pour défendre ses propres intérêts que la bourgeoisie s’est trouvée dans l’obligation de ruiner le caractère sacré de cette tradition et la vérité de la religion. La science était opposée à la croyance et les lois de la nature, nouvellement découvertes, à la révélation[3].
En fait, les lois darwiniennes ne faisaient que transposer du domaine animal dans le domaine humain la lutte du capitalisme pour dominer (et écraser) et la société et la nature. Ces prétendues lois immuables, en fait les lois de la concurrence, devenaient le «fondement scientifique de l’inégalité» de la société bourgeoise, permettant que «triomphent les meilleurs, tandis que les mauvais s’éteignent».
En réalité, comme le souligne avec force Pannekoek, ces lois conduisent directement à l’écrasement des potentialités de chacun, au triomphe sans vergogne du monde négatif de l’avoir sur celui de l’être social. Dans la lutte pour l’existence, sous le capitalisme,
Ce ne sont pas les qualités personnelles, mais la possession d’argent, la richesse qui décident du succès dans la lutte pour l’existence[4].
La conséquence n’en est pas l’accélération du «progrès» [au seul profit des «gens de bien (s)»!], mythe propagé aussi bien par les positivistes que par les darwinistes, mais bien l’accélération de la décadence des sociétés humaines :
[…] il n’y a pas de progrès moral, mais bien plutôt une détérioration (Verschlechterung) de l’humanité[5].
Face au désordre d’un monde irrationnel, où l’exploité est livré à la concurrence la plus féroce et soumis à des salaires de misère, ne suffisant même pas à ses propres besoins, le marxisme se donne pour tâche de
remplacer l’ordre animal par un ordre humain, rationnel et moral, à l’échelle du monde[6].
Montrant que le langage, la pensée et la conscience étaient le propre de l’homme dont le «combat ne peut pas être mené sur les principes du monde animal», Pannekoek soulignait la différence fondamentale entre matérialisme bourgeois et socialisme marxiste, le maintien ou la suppression de toute inégalité, le maintien ou la suppression d’une concurrence féroce entre les travailleurs, où domine non la solidarité mais la guerre de tous contre tous :
Le socialisme a pour prémisses fondamentales l’égalité naturelle entre les hommes et veut inscrire dans les faits leur égalité sociale... Cela signifie que la lutte pour l’existence à l’intérieur du monde humain cesse. Elle sera encore menée, extérieurement, non plus comme concurrence contre des congénères, mais comme lutte pour la subsistance contre la nature (als Kampf um den Lebensunterhalt gegen die Natur). Le développement de la technique et de la science qui l’accompagne fait que cette lutte peut à peine être qualifiée de telle. La Nature a été soumise à l’Homme (die Natur ist den Menschen untertan geworden) et lui offre pour un effort moindre une subsistance plus sûre et surabondante (überflüssig)[7].
Dans ces ultimes paragraphes de cette brochure, une inquiétante utopie pointait du nez. La Nature, transformée par une force antagoniste (gegen), devenait un pays de cocagne, où le nécessaire devenait superflu, grâce aux deux cuillères du forceps : la Technique et la Science. Un binôme qui était dans toutes les équations du scientisme, et que d’ailleurs Pannekoek dénoncera à partir des années 1930, en attaquant de front l’idéologie léniniste et stalinienne, celle de la «construction du socialisme» dans la «patrie soviétique».
L’homme naturel contre la nature ?
Dans la conclusion de sa brochure Darwinismus und Marxismus, Pannekoek semblait adhérer à la «leçon» du philosophe utilitariste Stuart Mill, Sur la nature (1874), où celui-ci faisait de la «mère nature» une mauvaise marâtre contre laquelle l’homme (capitaliste) devait utiliser violence et ruse pour la soumettre à sa volonté :
Tout le monde déclare approuver et admirer nombre de grandes victoires de l’art sur la nature […] Mais louer ces exploits et d’autres similaires, c’est admettre qu’il faut soumettre les voies de la nature et non pas leur obéir; c’est reconnaître que les puissances de la nature sont souvent en position d’ennemi face à l’homme, qui doit user de force et d’ingéniosité afin de lui arracher pour son propre usage le peu dont il est capable […][8].
Cette philosophie utilitariste n’est guère différente de celle des grands groupes capitalistes qui, aujourd’hui comme hier, déclarent une guerre sans merci à la nature pour mieux la piller et lui faire rendre gorge jusqu’au dernier atome possible de profit, jusqu’à la meurtrir au dernier degré[9].
Mais peut-on affirmer que Marx, au nom d’un prétendu mythe prométhéen[10], aurait déclaré la guerre à la nature pour mieux la dominer ? C’est ce que semble affirmer le philosophe Alfred Schmidt, qui fut aussi en 1962 l’éditeur allemand de Lénine philosophe de Pannekoek. Pour lui, dans une société socialiste, en raison de la permanence du règne de la nécessité et des particularités de l’histoire humaine, les hommes se comporteront à l’égard de la nature en se l’appropriant et en la combattant[11].
Cette idée découle d’une analyse de Marx dans les Grundrisse (Manuscrits de 1857-1858), où Marx célèbre la «grande influence civilisatrice du capital» :
[…] c’est seulement le capital qui crée la société civile bourgeoise et développe l’appropriation universelle de la nature et de la connexion sociale elle-même par les membres de la société. D’où la grande influence civilisatrice du capital. Le fait qu’il produise un niveau de société par rapport auquel tous les autres niveaux antérieurs n’apparaissent que comme des développements locaux de l’humanité et comme une idolâtrie naturelle. C’est seulement avec lui que la nature devient un pur objet pour l’homme, une pure affaire d’utilité; qu’elle cesse d’être reconnue comme une puissance en soi; et même la connaissance théorique de ses lois autonomes n’apparaît elle-même que comme une ruse visant à la soumettre aux besoins humains, soit comme objet de consommation, soit comme moyen de production. Le capital, selon cette tendance, entraîne aussi bien au-delà des barrières et des préjugés nationaux que de la divinisation de la nature et de la satisfaction traditionnelle des besoins, modestement circonscrite à l’intérieur déterminées et de la reproduction de l’ancien mode de vie. Il détruit et révolutionne constamment tout cela, renversant tous les obstacles qui freinent le développement des forces productives…[12]
Marx contre la nature ? C’est faire fi de l’analyse scientifique de Marx décrivant le développement gigantesque des forces productives opéré par un capital qui s’empare purement et simplement de toute la nature. Pour le trotskyste Michael Löwy, il y a bien chez Marx une certaine idolâtrie des forces productives : «l’on trouve souvent chez Marx ou Engels (et encore plus dans le marxisme ultérieur) une tendance à faire du ‘développement des forces productives’ le principal vecteur du progrès, et une posture peu critique envers la civilisation industrielle, notamment dans son rapport destructeur à l’environnement»[13]. C’est confondre un peu vite la position de Marx et d’Engels avec celle des ‘constructeurs de socialisme’ (le «marxisme ultérieur» : Staline, Mao et Fidel Castro, etc.[14]
Comme le note de manière remarquable John Bellamy Foster[15], Marx, en travaillant, au début des années 1860, sur la composition de son Capital, fut l’un des premiers à souligner la destruction de la nature par l’agriculture capitaliste moderne, en s’appuyant sur les travaux de Justus von Liebig (1803-1873) qui dénonçait la face négative de cette agriculture du point de vue des sciences naturelles[16].
Dans le troisième livre du Capital, Marx note avec force que le système du profit capitaliste débilite la vie dans son ensemble, aussi bien celle des travailleurs que la force naturelle de la terre nourricière :
Si à l’origine [la grande industrie et la grande agriculture exploitée industriellement] se distinguent parce que la première ravage et ruine davantage la force de travail, donc la force naturelle de l’homme, l’autre plus directement la force naturelle de la terre, elles finissent, en se développant, par se donner la main : le système industriel à la campagne finissant par débiliter les ouvriers, et l’industrie et le commerce, de leur côté, fournissant à l’agriculture les moyens d’exploiter la terre[17].
Marx dénonçait déjà, dans le premier livre du Capital le pillage généralisé du travailleur comme du sol, amenant à la ruine des ressources naturelles. Le «progrès capitaliste» mène finalement à la ruine de la terre :
[…] tout progrès de l’agriculture capitaliste est non seulement un progrès dans l’art de piller le travailleur, mais aussi dans l’art de piller le sol; tout progrès dans l’accroissement de sa fertilité pour un laps de temps donné est en même temps un progrès de la ruine des sources durables de cette fertilité. […] Si bien que la production capitaliste ne développe la technique et la combinaison du procès de production social qu’en ruinant dans le même temps les sources vives de toute richesse : la terre et le travailleur[18].
Et Engels dans les années 1878-1882 met déjà en garde contre une exploitation féroce de la nature, à laquelle l’homme appartient, réalité qui a été oubliée depuis l’Antiquité avec le triomphe du christianisme. Les «victoires» remportées sur la nature sont finalement aussi une défaite de l’humanité :
[…] ne nous flattons pas trop de nos victoires sur la nature. Elle se venge sur nous de chacune d’elles. […] Les faits nous rappellent à chaque pas que nous ne régnons nullement sur la nature comme un conquérant règne sur un peuple étranger comme quelqu’un qui est en dehors de la nature, mais que nous lui appartenons avec notre chair, notre sang, notre cerveau, que nous sommes dans son sein et toute notre domination sur elle réside dans l’avantage que nous avons sur l’ensemble des autres créatures de connaître ses lois et à pouvoir nous en servir judicieusement. […] Depuis les énormes progrès de la science de la nature au cours de ce siècle, nous sommes de plus en plus à même de connaître aussi les conséquences naturelles lointaines, tout au moins de nos actions les plus courantes dans le domaine de la production, et, par suite, d’apprendre à les maîtriser. Mais plus il en sera ainsi, plus les hommes non seulement sentiront, mais sauront à nouveau qu’ils ne font qu’un avec la nature, et plus deviendra impossible cette idée absurde et contre nature d’une opposition entre l’esprit et la matière, l’homme et la nature, l’âme et le corps, idée qui s’est répandue en Europe depuis le déclin de l’antiquité classique et qui a connu avec le christianisme son développement le plus élevé[19].
L’on voit donc, à la lumière de ces analyses de Marx et Engels, qu’il n’était nullement question de mener une guerre contre la nature pour assurer le développement des forces productives, et qu’un tel développement ne pouvait se concevoir que si l’humanité traitait l’environnement naturel comme «son corps non organique»[20].
Ce problème environnemental, Pannekoek lui-même en était d’ailleurs parfaitement conscient. Dans un article de 1909, donc publié la même année que sa brochure, il soulignait avec force que le capitalisme détruisait délibérément la nature pour maximiser ses profits. Il s’agissait donc de mettre fin au règne du Capital. Ici, Pannekoek se montrait plus radical que dans la dernière partie de sa brochure, sur la perspective du socialisme, où le lecteur ne savait pas vraiment quelles perspectives concrètes révolutionnaires se dégageaient de ce travail de Pannekoek. Dans l’article, intitulé «La destruction de la nature», Pannekoek montrait la voie que devrait emprunter le prolétariat pour mettre fin à la chaine de destructions successives – de la nature et des hommes – causées par le système capitaliste.
[1] Dans la Descendance de l’homme, op. cit., p. 158, Darwin affirmait que le «progrès l’avait généralement emporté sur la rétrogradation».
[2] Citation de Haeckel (1892) donnée par Pannekoek, chap. 5.
[3] Idem, chap. 4 : «Der Darwinismus im Klassenkampf».
[4] Idem, chap. 5 : «Der Darwinismus gegen den Sozialismus».
[5] Ibid. Cette idée, qui apparaissait de façon récurrente dans la littérature religieuse, fut développée dans un sens socialiste par Emil Richter, dans son livre Menschheit und Capital. Studien über Bewegung und Verhältnisse einflußreicher Erscheinungen des Lebens und der allgemeinen Entwickelung, Leipzig, en 1872 & 1878. Ce livre était une attaque systématique contre le libéralisme qui menait l’humanité à sa perte par son inextinguible soif de profit. L’alternative au libéralisme était la Gesellschaftlichkeit (sociabilité), c’est-à-dire le Socialismus (socialisme).
[6] Ibid.
[7] Idem, p. 20 et 44. Souligné par nous. Überflüssig, outre ce sens de «superflu», a aussi le sens de «gratuit». On peut lire, dans ce sens, cette réflexion de Bastiat sur le prétendu «don gratuit» de la nature : «La vérité est que l’utilité produite par la nature est gratuite, partant commune, ainsi que celle produite par les instruments de travail. Elle est gratuite et commune à une conduite [condition] : c’est de se donner la peine, c’est de se rendre à soi-même le service de la recueillir…» [Frédéric Bastiat, Œuvres complètes, tome sixième, Harmonies économiques, Guillaumin et Cie, 1870, Paris, p. 186].
[8] Sur la nature, La Découverte, Paris, 2003. Souligné par nous.
[9] La multinationale américaine Monsanto (absorbée en 2018 par Bayer, autre spécialiste de la destruction de l’écosystème), dans une publicité pour une débroussailleuse, poussait ce cri de guerre : «Meurtrissez la nature !» [Cité par Christian Godin, La haine de la nature, Champ Vallon, Seyssel, 2012]. Monsanto a été accusée en 2017 d’écocide et de crimes contre l’humanité pour sa commercialisation de produits toxiques ayant causé la mort de milliers de personnes, comme les polychlorobiphényles (PCB), le glyphosate – utilisé dans des herbicides comme le Roundup –, ou encore l’acide 2,4,5-trichlorophénoxyacétique, l’«agent orange» utilisé par l’armée US durant la guerre du Vietnam.
[10] John Bellamy Foster note, dans une interview donnée à Médiapart (avril 2016), à propos du «prométhéisme» de Marx : «Le mythe du don du feu a été à l’origine interprété comme celui du don de la connaissance, assimilée à un éclairement. Et c’est bien ainsi que Marx l’entendait. C’est seulement plus tard que le feu ainsi donné a pu être interprété aussi comme puissance matérielle, aliment des moteurs et base de l’industrialisation».
[11] Alfred Schmidt, Der Begriff der Natur in der Lehre von Marx, Europäische Verlagsanstalt, Francfort, 1962 [Traduction française : Le concept de nature chez Marx, PUF, Paris, 1994].
[12] Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits «Grundrisse», Éditions sociales, Paris, 2011, p. 371 (Introduction, notes et édition de Jean-Pierre Lefebvre).
[13] Michael Löwy, «De Marx à l’écosocialisme», Écologie et Politique n° 24, Presses de Sciences Po, Paris, 2002, p. 29-41.
[14] L’article de Löwy se conclut par un appel au front unique anti-impérialiste entre «Rouges» et «Verts» : «… l’éco-socialisme… propose une stratégie d’alliance entre les ‘rouges’ et les ‘verts’, le mouvement ouvrier et l’écologie, et de solidarité avec les opprimées et exploitées du Sud» (loc. cit., p. 39).
[15] John Bellamy Foster, Marx écologiste, Éditions Amsterdam, Paris, 2011. Titre de l’édition américaine : The Ecological Revolution. – Making Peace with the Planet, Monthly Review Press, New York, 2009.
[16] Marx, Le Capital, livre I, p. 566 [Jean-Pierre Lefebvre (éd.), Éditions sociales, 1983].
[17] Le Capital, livre III, p. 191-192. Souligné par nous.
[18] Le Capital, livre I, Éditions sociales, 1982, p. 565-567. Édition et traduction de Jean-Pierre Lefebvre.
[19] Engels, La dialectique de la nature, Éditions Sociales, Paris, 1977, p. 180-181. Traduction d’Émile Bottigelli.
+ Manuscrits de 1844, Éditions sociales, 1968 (Présentation, traduction et notes d’Émile Bottigelli).
La lutte du communisme ne peut donc se résumer à une lutte simpliste pour les outils, pour la technique, donc pour une «meilleure» production, plus rationnelle et socialisée, même si celle-ci se déroule dans le cadre historique d’une lutte pour la possession de la technique, une lutte «pour les meilleurs outils et les meilleures armes». Le problème n’était plus que les autres «races» de la Terre se retrouvent sur le même pied d’égalité technologique que la «race» européenne :
Les races, dont les ressources techniques sont développées au plus haut point, évincent les autres, se nantissent des meilleures terres, s’élèvent au niveau de la civilisation et soumettent les autres. La domination de la race européenne repose sur sa supériorité technique[1].
Les données de la lutte du prolétariat changeaient. Il ne devait plus se contenter de s’emparer des « outils » créés par le capital pour les faire fonctionner à son profit. Ces outils étaient aussi ceux de l’humanité, une humanité qui devait sortir d’une guerre permanente contre la nature sans songer le moins du monde aux lendemains et à la préservation de la vie tout court. Le prolétariat, guidant l’humanité dans son combat, devait donc sauvegarder son environnement et cesser de le considérer comme une simple chose, juste digne d’être exploitée pour les besoins de la production, qu’elle soit capitaliste ou « socialiste ». Il appartenait désormais à l’humanité de prendre en mains son destin, non contre la nature, mais avec la nature :
Le capitalisme est une économie décérébrée qui ne peut réguler ses actes par la conscience de leurs effets. Mais son caractère dévastateur ne découle pas de ce seul fait. Au cours des siècles passés, les êtres humains ont exploité la nature de manière insensée sans penser à l’avenir de l’humanité tout entière. Mais leur pouvoir était réduit. La nature était si vaste et si puissante qu’avec leurs faibles moyens techniques, ils ne pouvaient lui faire subir que d’exceptionnels dommages. Le capitalisme, en revanche, a remplacé le besoin local par le besoin mondial, créé des moyens techniques pour exploiter la nature. Il s’agit alors d’énormes masses de matière qui subissent des moyens de destruction colossaux et sont déplacées par de puissants moyens de transport. La société sous le capitalisme peut être comparée à la force gigantesque d’un corps dépourvu de raison. Alors que le capitalisme développe une puissance sans limite, il dévaste simultanément l’environnement dont il vit de façon insensée. Seul le socialisme, qui peut donner à ce corps puissant conscience et action réfléchie, remplacera simultanément la dévastation de la nature par une économie raisonnable[2].
*
* *
Sur d’autres points l’analyse de Pannekoek restait insuffisante. Condamnant le darwinisme social, le marxiste hollandais restait dans une problématique «raciale» qui avait envahi le champ idéologique de l’époque.
Pannekoek, comme la social-démocratie de son époque, reste prisonnier d’une certaine conception «racialiste», qui n’est en rien raciste, mais tend à diviser l’humanité entre branches supérieures et branches inférieures au niveau de la domination des forces productives.
Cette théorie racialiste servit d’abondance aux tendances social-impérialistes de la social-démocratie pour justifier les conquêtes coloniales en dépossédant, avec une parfaite «bonne conscience», les «sauvages» des droits immémoriaux de leurs communautés. On peut lire ainsi, dans un article paru dans l’organe théorique du SPD en 1896, cette phrase édifiante d’Eduard Bernstein, bientôt chef du courant révisionniste :
Nous condamnons et combattons certaines méthodes de sujétion des Sauvages (Wilden), mais non le fait qu’on les soumette et qu’on leur fasse admettre les droits d’une culture supérieure[3].
Chez Pannekoek lui-même, le terme de «race» pourrait être aisément remplacé par celui de «population» voire de «civilisation», s’il avait pu tenir compte des premières recherches de l’anthropologie scientifique, dont l’essor se fit au lendemain de la première guerre mondiale.
Pour sortir du darwinisme social, Pannekoek se révèle peu ou prou kantien, reprenant implicitement l’idée d’un homme moral car cosmopolite, même s’il combat fermement le développement de l’idéologie néo-kantienne dans la social-démocratie[4].
Mais, sur la voie de l’émancipation de l’humanité par le prolétariat, ce qui prédomine, ce sont les sentiments sociaux. Ceux-ci en devenant clairement conscients revêtent «le caractère de sentiments moraux». La lutte pour le socialisme se traduit par le surgissement d’une nouvelle morale, celle du prolétariat mettant fin à la «guerre de tous contre tous» évoquée par Hobbes dans son Léviathan.
Face au matérialisme vulgaire, Pannekoek souligne l’importance décisive du «travail intellectuel» (Kopfarbeit) chez l’homme, en particulier chez le producteur, idée reprise de Joseph Dietzgen :
[…] la pensée humaine, prétendument abstraite et rationnelle est une pensée conceptuelle qui s’élabore à l’aide de concepts. Nous ne pouvons désigner et retenir les concepts que par des noms. Toute pensée approfondie, toute extension de la connaissance doit commencer en opérant des distinctions grâce aux noms, soit en en créant de nouveaux soit en donnant aux anciens une signification plus précise. Le langage est le corps de la pensée, le seul matériau avec lequel peut s’édifier une science humaine[5].
Et pour rabaisser la morgue de l’homme capitaliste qui prétendait qu’en dehors de sa «civilisation» tout n’avait été auparavant que «barbarie», Pannekoek prend plaisir à souligner que :
En substance, notre capacité de penser (Denkvermögen) n’est aujourd’hui ni plus ni mieux développée que celle des Grecs et des Romains, et peut-être même que celle des Germains […][6].
Ph. B.,
1er octobre 2019.
[1] Darwinismus und Marxismus, chap. 9 : «Tierorgan und Menschenwerkzeug».
[2] http://pantopolis.over-blog.com/2019/07/anton-pannekoek-la-destruction-de-la-nature-1909.html
[3] Bernstein, «Die deutsche Sozialdemokratie und die türkischen Wirren», Die Neue Zeit n° 4, 1896-1897, p. 108-116. Cette position de Bernstein fut vivement condamnée par Karl Kautsky.
[4] Voir notre ouvrage : La Gauche communiste hollandaise, moto proprio, 2018.
[5] Darwinismus und Marxismus, chap. 8 : «Werkzeuge, Denken und Sprache».
[6] Idem, chap. 9 : «Tierorgan und Menschenwerkzeug».