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théorie politique

Ou bien… ou bien ? Communisme ou capitalisme Socialisme ou barbarie (sauvagerie ?) Barbares et barbarie (Avanti ! barbari ?) Communisme ou/et civilisation (s)

Publié le 18 Mai 2020 par PB/Pantopolis

Photo de jeune fille amazonienne (1938), par Claude Lévi-Strauss

Photo de jeune fille amazonienne (1938), par Claude Lévi-Strauss

Dali, vers 1938, désert de la civilisation

Dali, vers 1938, désert de la civilisation

"Chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage"

(MONTAIGNE, Essais, I, 31, Des cannibales)

Ou bien… ou bien ?

Communisme ou capitalisme

Socialisme ou barbarie (sauvagerie ?)

Barbares et barbarie (Avanti ! barbari ?)

Communisme ou/et civilisation (s)

 

L’évidence même de 2020 : communisme ou capitalisme

La crise historique de 2020 est une crise du système capitaliste globalisé par ses causes et ses effets. Ce n’est pas une crise pandémique, mais une crise sanitaire où dans tous les pays, le capitalisme, qu’il soit développé ou «sous-développé» en termes de PIB par habitant, est incapable de faire face à des catastrophes brutales, en dépit de tous les progrès scientifiques et médicaux accomplis depuis près d’un siècle.

Cette nouvelle grande crise du capitalisme a posé une réelle alternative à l’ensemble de l’humanité : ou bien une civilisation pacifique, visant non le profit de quelques-uns mais la satisfaction des besoins humains, autant corporels qu’intellectuels, celle du communisme (mise en commun de toutes les richesses de la terre); ou bien la brutalité infinie d’un capitalisme destructeur, qui perpétue inlassablement sa guerre sauvage contre la nature et les hommes, sans jamais se soucier de la vie et de la survie de l’espèce humaine.

Sur les deux termes de l’alternative, il est nécessaire d’avoir une vision «claire et distincte» des choses. Par capitalisme, il faut entendre un régime fondé sur l’exploitation ininterrompu de la force de travail, lui permettant par l’extraction de la plus-value de reproduire sans cesse le processus d’accumulation du capital, en produisant des produits (massivement nuisibles ou inutiles) qui, sous forme de marchandises, devront trouver acquéreur sur le marché national et mondial. À ce titre, le prétendu socialisme dans un seul pays soviétique a participé pleinement au processus d’hyper-accumulation du capital. Comment ? En utilisant tous les moyens disponibles (goulags, camps de travail, militarisation des usines et de la société, législation anti-ouvrière, rationnement, terreur intérieure), ne faisant que copier l’économie de guerre des nations capitalistes belligérantes de la première guerre mondiale.

Des journalistes stipendiés – dans la presse, à la radio ou sur les plateaux de TV – avec le goupillon de leur micro baptisent – sans jamais se lasser – la Chine : son eau lustrale est «communiste»… Pourtant, l’Empire du Milieu s’est affirmé depuis presque 20 années comme la seconde puissance impérialiste. Elle vient rivaliser avec son modèle capitaliste : la Grande-Bretagne au xixe siècle et les USA au xxe siècle. La Chine de l’hyper-accumulation de marchandises «communistes» est devenue l’atelier du monde capitaliste, comme l’avait été l’Empire victorien au xixe siècle. Pour confirmer l’expansion de son capital, elle s’efforce de devenir une grande puissance navale sur les routes du commerce du monde, tentant de rivaliser avec les USA.

Avant la première guerre mondiale, le terme de socialisme s’opposait à celui de capitalisme. Il avait à peu près la même signification que communisme, dont il constituait la «phase inférieure». C’est dans ce sens-là que Rosa Luxemburg, en pleine guerre, dans sa brochure La crise de la social-démocratie (1916), lance son mot d’ordre historique : « Socialisme ou barbarie ». Le Parti communiste d’Allemagne, fondé fin décembre 1918, remplace vite cette alternative par celle de «Communisme ou barbarie», ou bien de «Communisme ou décadence».

Créant une équation idéologique où «communisme» et capitalisme d’État soviétique répondent au principe d’identité, les plumitifs zélés du capital ont claironné, avant comme après la chute du Mur de Berlin, que la barbarie était inhérente au « communisme ». Celui-ci, à tous les temps du passé, du présent et du futur, est une puissance maléfique («L’Empire du Mal»), dont on pouvait chiffrer les crimes par centaines de millions.

À l’exemple des «trois singes de la sagesse» chinoise – «Ne vois pas», «N’entends pas», «Ne parle pas» – l’armée innombrable des valets de l’idéologie dominante proclame : Ne vois surtout pas les centaines de millions de morts causés par les guerres impérialistes, les accidents mortels du travail, les famines, les humiliations et les répressions quotidiennes. N’entends jamais les cris de douleur et de rage de tous les exploités du monde soumis à la brutalité impitoyable de «leur» État. Ne parle jamais des luttes des opprimés à travers le monde, sauf quand on ne peut plus en cacher l’ampleur, et verse dans les médias quelques larmes de crocodile bien visibles à l’écran.

La rhétorique des larmes disparaît quand les prolétaires font face à la violence policière et réagissent. Alors les adeptes de la civilisation humaniste classique changent de registre. Ce sont souvent de bons disciples de Kant, qu’ils ont étudié à l’école : «Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen»[1]. Traduit en langage contemporain : considère toujours l’être humain dans son humanité, jamais, même lorsqu’il y a affrontement avec les forces de l’État, jamais comme un gibier (un « lapin ») pour tes balles.

Pour un Thiers, qui en 1820 caressait le projet d’écrire des ouvrages de métaphysique, la fin («le but») c’est un «sol jonché» des cadavres des Communards, un spectacle moralement édifiant pour la « justice » et la « civilisation », le moyen, c’est la soldatesque «civilisée» :

Je vous ai dit, il y a quelques jours, que nous approchions de notre butaujourd’hui je suis venu vous dire : « Nous avons atteint le butL’ordre, la justice, la civilisation ont enfin remporté la victoire ! » […]. Le sol est jonché de leurs cadavres; ce spectacle affreux servira de leçon[2].

Un ex-ministre français de l’éducation nationale – philosophe enseignant avec ferveur (et profit) la morale de Kant – a libéré sans complexe toute la haine qu’il nourrit contre ceux d’en bas, les «gilets jaunes», en donnant ces virils conseils aux policiers, porteurs de «l’ordre, de la justice, de la civilisation» : «Qu’ils se servent de leurs armes une bonne fois. Ça suffit! »[3]. Ce grand éthicien aurait pu faire aussi l’éloge du plaisir esthétique de la chasse policière :

On se passionne pour le métier (de policier), et cela se comprend; car la chasse à l’homme, au dire de ceux qui l’ont pratiquée, est le plus émouvant de tous les plaisirs[4].

Dans la bouche de ces défenseurs de l’ordre bourgeois, le mot civilisation prend le sens de cruauté barbare ou de bestialité, où le chasseur de profits considère les hommes chassés comme du gibier. Le terme de civilisation a la saveur du sang dans cette injonction bien connue de Kurtz, un chef de poste colonial : «Exterminez toutes ces brutes ! »[5].

Que faut-il entendre par ce terme de barbarie, si souvent utilisé à tort et à travers, qui a quatre acceptions :

1. Monde antique des barbares. 2. Défaut de civilisation (= sauvagerie, bonne ou mauvaise). 3. Absence de goût et grossièreté (= barbarismes). 4. Cruauté barbare (= bestialité)[6].

Socialisme ou barbarie – ou barbarie dans la civilisation ?

Au cœur des ténèbres de la grande guerre impérialiste, Junius (pseudonyme de Rosa Luxemburg) dénonce avec toute sa passion de révolutionnaire la barbarie en marche du monde capitaliste dans les sens 1 et 4 de la définition.

Lorsque Rosa Luxemburg pose comme alternative historique : « Socialisme ou barbarie », elle a devant les yeux une guerre impérialiste qui s’étend à l’ensemble du monde, mais dont les destructions concernent essentiellement les champs de bataille européens ainsi que ceux d’Asie mineure et moyenne, à un degré moindre. Les USA, l’Amérique du Sud, la Chine, le Japon, etc., sont préservés, moins en raison de leur éloignement géographique que de leur non-assujettissement à une puissance coloniale européenne. Par contre, le Canada, l’Inde, l’Australie et la Nouvelle-Zélande – pour Sa majesté britannique –, le Maghreb, le Sénégal, Madagascar, l’Indochine, l’Océanie et Djibouti – pour la France républicaine – fournissent une précieuse chair à canon au vorace moloch impérialiste.

En 1916, l’année de la bataille de la Somme et de Verdun, le dilemme historique pouvait apparaître sous la forme suivante : poursuite indéfinie de la guerre jusqu’à la destruction mutuelle des belligérants, ou la naissance d’une puissante contre-force : la révolution prolétarienne en Russie, qui surgit en mars 1917 et vient bouleverser tous les plans des impérialismes antagonistes. Cette même année 1917, le 6 avril, les États-Unis de Wilson entrent en guerre contre l’Allemagne et ses alliés. En moins d’un an, plus de 2 millions d’hommes, des tonnes de matériels, de munitions, d’armes et de ravitaillement transitent par Saint-Nazaire.

L’intervention des USA du « pacifiste » Wilson dans la guerre n’était ni idéaliste (les fameux 14 points de janvier 1918) ni gratuite. La seule «paix» envisageable était celle de l’Imperium americanum dominant le monde. Comme le souligne Trotski en 1924 :

Trois années durant, les États-Unis se sont contentés de convertir méthodiquement en dollars le sang de ces «fous» d’Européens. Mais, au moment où la guerre menaçait de se terminer par la victoire de l’Allemagne, les États-Unis, leur rival le plus dangereux, sont intervenus, et c’est ce qui a décidé de l’issue du combat[7].

Cet impérialisme, «essentiellement brutal, impitoyable, rapace», se présentait à la face du monde comme la «civilisation du dollar» qu’il comptait bien faire triompher mondialement, sur les ruines de l’Europe, lors de la reconstruction inévitable. Rosa Luxemburg passait complètement à côté d’un phénomène majeur : la naissance de la superpuissance étasunienne, la plus rapace de l’histoire humaine, qui comptait bien dominer partout, sur terre, sur mer, par la force du commerce et des armes.

Nourrie d’une culture classique, fortement marquée par la vision décadentiste du Britannique Gibbon[8], elle prend comme exemple celui de la civilisation romaine décadente «liquidée» par des peuples barbares (« la barbarie »), qui viendraient extirper toute trace de civilisation. Ces «barbares» seraient porteurs du bacille de la décomposition sociale, de véritables « fléaux de Dieu » comme Attila, des fossoyeurs de toute civilisation humaine :

Jetons un coup d’œil autour de nous en ce moment même, et nous comprendrons ce que signifie une rechute de la société bourgeoise dans la barbarie. Le triomphe de l’impérialisme aboutit à l’anéantissement de la civilisation – sporadiquement pendant la durée d’une guerre moderne et définitivement si la période des guerres mondiales qui débute maintenant devait se poursuivre sans entraves jusque dans ses dernières conséquences. […] Nous sommes placés aujourd’hui devant ce choix : ou bien triomphe de l’impérialisme et décadence de toute civilisation, avec pour conséquences, comme dans la Rome antique, le dépeuplement, la désolation, la dégénérescence, un grand cimetière; ou bien victoire du socialisme, c’est-à-dire de la lutte consciente du prolétariat international contre l’impérialisme et contre sa méthode d’action : la guerre… Le prolétariat doit jeter résolument dans la balance le glaive de son combat révolutionnaire : l’avenir de la civilisation et de l’humanité en dépendent[9].

Rosa Luxemburg, se livrant à une surinterprétation d’Engels, parle non de chute mais de rechute dans la barbarie :

La société bourgeoise est placée devant un dilemme : ou bien passage au socialisme ou rechute dans la barbarie[10].

Dans les faits, Engels envisage certes la disparition de la société capitaliste moderne du fait de ses contradictions intrinsèques, mais sans dire plus dans son Anti-Dühring (1878) :

Les forces productives engendrées par le mode de production capitaliste moderne, ainsi que le système de répartition des biens qu’il a créé, sont entrés en contradiction flagrante avec le mode de production lui-même, et cela à un degré tel que devient nécessaire un bouleversement du mode de production et répartition, si l’on ne veut pas voir toute la société moderne périr[11].

Quelques années plus tard, en retravaillant des notes de Marx et en s’inspirant de La société archaïque de Lewis Morgan, Engels établit une succession des formes de société, en établissant une sommaire tripartition :

  • La sauvagerie (période de la chasse et de la cueillette), qui caractériserait les sociétés dites primitives ou premières;
  • La barbarie (période de l’agriculture, usage des métaux mais classes sociales absentes), grosso modo dès le Néolithique, entre 10.000 et 4.000 années avant notre ère;
  • La civilisation (période où se structurent les classes sociales et les institutions), du lointain monde antique (Égypte, Grèce, Perse, Inde, Chine, etc.) à aujourd’hui[12].

 

Cette tripartition est sommaire, puisqu’elle est purement et simplement un calque évolutionniste de Lewis Morgan. Reprise par la social-démocratie allemande, elle ne faisait qu’annoncer la théorie du matérialisme historique stalinien des « cinq stades » : communiste primitif, esclavagiste, féodal, capitaliste et enfin « communiste » (en fait le «socialisme dans un seul pays»). Des « marxistes critiques » y ajoutaient un « mode de production asiatique», sorte de fourre-tout salvateur permettant de « dépasser » tout ce qui contredisait cette théorie des stades[13].

Faire, en second lieu, de la Rome antique à son déclin le parangon de la «décadence» du IIIe au Ve siècle constitue une impasse aussi bien historique que théorique. La prétendue «chute» de l’Empire romain ne se manifeste guère en 410 (sac de Rome par les Wisigoths d’Alaric) ou en 476 (déposition du dernier empereur romain d’Occident par sa garde germanique). Odoacre, le chef d’une garde germanique parfaitement intégrée dans l’appareil d’État, il renvoie les insignes de la fonction impériale à Zénon, l’empereur d’Orient installé à Constantinople, lui-même s’établissant à Ravenne, siège de l’autorité impériale depuis 402, qui brilla par la splendeur de ses fameuses mosaïques, en bénéficiant d’un port et d’une armée navale. L’Empire romain d’Orient, en fait grec, que l’on nommera l’Empire byzantin, se caractérise par son étendue (Syrie Égypte, mer Noire, Grèce et ses îles) et sa position stratégique sur les détroits qui l’amènera à construire une flotte redoutée par ses ennemis. L’Empire grec est le centre d’une intense activité commerciale internationale. Son immense richesse est seulement entamée par le paiement de tributs sécuritaires aux chefs barbares, par l’entretien de troupes face à l’Empire sassanide (perse), puis face aux armées musulmanes. La « décadence » de Byzance, telle que fantasmée par Gibbon, dura donc 10 siècles de 476 à 1453. La chute finale de 1453 fut la conséquence de l’ascension des États chrétiens d’Europe – en particulier les villes marchandes italiennes (Gênes et Venise) qui pillèrent Constantinople en 1204 –, mais aussi de celle des peuples turcs envahisseurs, qui virent s’installer sur les ruines de l’ancien empire arabo-musulman.

La « chute » de l’Empire romain ne marqua donc pas un retour à la «barbarie». Les barbares étaient eux-mêmes romanisés ou grécisés, souvent largement civilisés et christianisés, aspirant à plus de civilisation encore. Il s’en fallut de loin que la civilisation ait disparu, en particulier à Byzance, conservatoire de la civilisation grecque antique. On donna par contre le terme d’Age des ténèbres au Bas-Moyen-Age occidental avant la renaissance carolingienne, temps caractérisé par les pandémies, les famines récurrentes. Certaines connaissances par contre se perdirent (architecture, arts, techniques) mais resurgirent, en s’améliorant, à partir du Trecento et du Quattrocento italien, début de la Renaissance.

Face à cette opposition manichéenne entre barbarie et civilisation, Marx lui-même nous a donné des éléments de réponse :

La barbarie réapparaît, mais elle se crée dans le ventre de la civilisation elle-même et lui appartient; d’où la barbarie lépreuse, la barbarie comme lèpre de la civilisation[14].

Il s’oppose donc ici à Vico qui caractérisait la barbarie comme le négatif de la civilisation. Cette barbarie pouvait être une paisible sauvagerie (le bon sauvage de Rousseau), vivant dans le doux monde naturel des sensations, ou bien la structuration de sociétés guerrières, favorisée par la maîtrise de la métallurgie, se traduisant par une suite ininterrompue de massacres et de vandalismes au fil de ses conquêtes[15].

Pour Marx, la barbarie – sorte de pandémie endémique comme la lèpre – est inhérente à la «civilisation» capitaliste, car celle-ci est programmée pour détruire périodiquement, par des crises économiques ou des guerres, l’accumulation grandissante de richesses, détruisant les forces productives (les prolétaires, travail direct) et le capital (machines, travail indirect) :

Chaque crise détruit régulièrement non seulement une masse de produits déjà créés, mais encore une grande partie des forces productives. La société se trouve subitement rejetée dans un état de barbarie momentanée […]. Et pourquoi ? Parce que la société a trop de civilisation, trop de moyens de subsistance, trop d’industrie, trop de commerce[16].

Nous abordons ici un point cardinal : celui des rapports entre la civilisation et son négatif la barbarie et le communisme comme négation de la barbarie et achèvement de la société humaine.

 

[1] Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, IIe section, Œuvres philosophiques, vol. II, Gallimard, Paris, 1980, p. 295.

[2] Déclaration de Thiers, du 22 mai 1871, en direction des préfets.

[3] «Gilets jaunes. «Qu’ils se servent de leurs armes» : Luc Ferry appelle la police à tirer pour se défendre, Ouest-France, 8 janvier 2019.

[4] Maxime Du Camp, Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du xixe siècle, Hachette, Paris, 1879. Cité par Grégoire Chamayou, Les chasses à l’homme, La Fabrique éditions, 2010.

[5] Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres, Flammarion, 1993.

[6] Alain Rey, Dictionnaire culturel en langue française, vol. I, article « Barbarie », Le Robert, Paris, 2005.

[7] Trotsky, Des perspectives du développement mondial (Rapport présenté par Trotsky, le 28 juillet 1924, devant l’assemblée des vétérinaires de Moscou) : https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/europeameric/eur1.htm.

[8] Edward Gibbon, Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain (1776-1788), coll. Bouquins, Robert Laffont, 2000 & 2015.

[9] Rosa Luxemburg, La crise de la social-démocratie, 1916, in Œuvres complètes, tome IV, Smolny/Agone, 2019. Les petites capitales sont de nous.

[10] Il s’agit d’une citation inexacte d’Engels, telle que la «reformule» Rosa Luxemburg. Cette surinterprétation est soulignée par Michael Löwy, «L’étincelle s’allume dans l’action : La philosophie de la praxis dans la pensée de Rosa Luxemburg», 25 avril 2011 (site NPA Jeunes : http://npa.jeunes.free.fr/spip.php?article554&debut_articles=30).

[11] Engels, Anti-Dühring, Éditions sociales, Paris, 1971, p. 186.

[12] Friedrich Engels, L’Origine de la famille, de la propriété et de l’État (1884), sur le site UQAC (Classiques des sciences sociales) : http://classiques.uqac.ca/classiques/Engels_friedrich/Origine_famille/Origine_famille.html. Publié d’après des notes de Marx.

[13] Cf. Alain Testart, Le communisme primitif. I. Économie et idéologie, Maison des sciences de l’homme, Paris, 1985, p. 17-50 (Introduction).

[14] Karl Marx, Aus dem handschriftlichen Nachlaß. Arbeitslohn (Manuscrits laissés en héritage : «Le salaire»), décembre 1847, MEW, Band 6, 1968, p. 553.

[15] Giambattista Vico, Principes d’une science nouvelle relative à la nature commune des nations, trad. fr., Fayard, Paris, 2001.

[16] Manifeste du Parti communiste, 1848. Souligné par nous.

La ‘civilisation’ régénérée par la ‘barbarie’ ?

Depuis l’Antiquité, le terme de «barbare» désigne en fait l’Autre, l’étrange étranger, qui ne parle ni votre langue, censée être la plus civilisée du monde, ni n’adopte vos coutumes sociétales, culinaires et vestimentaires, jugées les plus raffinées du monde. Pour un Grec, était « barbare » quiconque ne parlait pas le grec ou le faisait en commettant d’impardonnables erreurs (les « barbarismes »). Aussi la civilisation perse de Persépolis restait-elle barbare. Impitoyable dans ses jugements, l’historien Thucydide tenait à rappeler que «les Grecs d’autrefois vivaient comme les Barbares d’aujourd’hui», se livrant allégrement à la piraterie et au brigandage, raccourci fructueux pour forger un impérialisme de bon aloi[1].

Lors de contacts entre « civilisés » et « barbares », ceux-ci sont toujours rugueux. On est l’étranger parmi les étrangers. On devient toujours barbare chez les « authentiques » barbares qui ont l’avantage de maîtriser parfaitement les codes de leur langue :

Ces barbares cohabitent avec nous sans distinction, et occupent même la plus grande partie des habitations. Sans aller jusqu’à en avoir peur, on peut les exécrer à voir leurs corps couverts de peaux et leurs longs cheveux. Un pantalon perse au lieu du costume du pays habille même ceux qui passent pour être originaires d’une ville grecque; ils ont une langue commune pour communiquer entre eux, alors que je suis obligé de m’exprimer par gestes. Le barbare, ici, c’est moi qui ne suis compris de personne, et ces Gètes (Thraces) stupides se moquent des mots latins, disent souvent, ouvertement et sans risque du mal de moi[2].

Mais le barbare, c’est aussi l’inversion des codes de toute « civilisation » devenue un empire faisant face à des ennemis extérieurs rêvant de rapines et de butin. Dans la Chine des Royaumes combattants (du Ve siècle jusqu’à 221 avant notre ère), où régnait la guerre de tous contre tous, le barbare transgressait les codes de ces royaumes qui allaient fusionner en un seul empire, formé sur le culte des ancêtres, une discipline de fer et l’obéissance :

Ces gens sont comme des cerfs, des oiseaux ou autres bestiaux. Les jeunes donnent des ordres aux plus âgés, les plus âgés craignent ceux qui sont plus robustes, les plus forts sont considérés comme des sages, les arrogants sont respectés. Ils s’entretuent jour et nuit sans jamais s’arrêter en encourant le risque d’exterminer leur propre espèce[3].

Il n’empêche, ces porteurs du Code de l’incivilité, barbares du Nord, de l’Ouest et du Sud, prétendirent insolemment écrire par les armes leur propre Code du pouvoir, au grand dam de la puissance centrale, qui craignait une barbarisation rampante:

On ne laissera jamais l’Empire du Milieu se soumettre aux barbares, ni les barbares commander le pays du Milieu… Si le pays du Milieu renonce à sa vocation, ses habitants risquent de devenir eux-mêmes de nouveaux barbares[4].

Comme dans l’Empire romain, sauf celui grec d’Orient, les barbares formèrent des royaumes. Ils firent même mieux : les Mongols (dynastie Yuan, 1279-1368), puis les Mandchous (dynastie Qing, 1644-1912) réunifièrent toute la Chine. Qualifiés de «barbares» pendant leur invasion, ces conquérants étrangers, une fois installés au pouvoir, se sinisèrent, revêtirent même la robe de soie du mandarin (avec ou sans dragons), tout comme les barbares germaniques bien avant eux se romanisèrent et portèrent la toge pourpre sénatoriale.

Mais la barbarie n’est pas seulement un processus historique de désintégration et d’intégration, au gré des invasions qui firent et défirent les empires pour mieux les refondre, elle caractérise un monde dominé par la guerre de tous contre tous. Le barbare, dans la confrontation des cultures, c’est toujours l’autre, mais au grand jamais son propre ego, toujours prêt à s’enfler jusqu’à en exploser.

En fait, les barbares ne sont jamais ceux que l’on croit, comme le nota naguère Prosper Mérimée. Le prétendu « civilisé » peut atteindre des sommets de cruauté, et le barbare, proche de la nature, peut livrer des trésors de délicatesse et de douceur :

Dans notre langue, barbare a deux sens principaux : sauvage, non cultivé et cruel. Un peuple très barbare peut être fort doux et un peuple très civilisé très barbare[5].

Le sens commun argue que le barbare est celui dont les actes le placent hors de la communauté humaine. Le barbare ne serait donc pas l’être inculte qui vivrait dans un état à demi-sauvage propre de la bestialité, mais cet être, souvent civilisé, voire même raffiné, qui utilise les faux-semblants de la différence culturelle pour exclure l’autre de l’humanité. 

L’humanité s’abolirait aux frontières de la communauté villageoise, du groupe linguistique et ethnique. Certaines communautés dites primitives se désignent d’un nom qui signifie les «hommes» ou se qualifient de « grands hommes », de « parfaits », de «complets», ces adjectifs élogieux exaltant sans la moindre modestie une solide domination masculine[6]. Cela implique que les autres tribus, groupes ou villages ne partagent pas ces vertus « viriles » – et se placent hors de la nature humaine. Ce sont des «mauvais», des «méchants», voire des «singes de terre», des «œufs de pou», et tous qualificatifs que l’on pourrait retrouver dans le riche dictionnaire d’injures du capitaine Haddock. Après la découverte de l’Amérique, comme le souligna en 1952 Claude Lévi-Strauss, les Espagnols envoyèrent des commissions d’enquête pour rechercher si les autochtones possédaient ou non une âme, tandis que ces derniers – aux Antilles, mais aussi au Mexique – tuaient les prisonniers blancs pour vérifier si leur cadavre était soumis à la putréfaction, ce qui était la preuve absolue qu’ils n’étaient pas la réincarnation du dieu blanc Quetzalcóatl, dont ils attendaient le retour. Privés de toute divinité, ces Espagnols participaient de la même inhumanité qui définissait les barbares du nord du Mexique, les Chichimèques.

Comme l’écrivit en 1952 Claude Lévi-Strauss, «Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie» de l’autre[7]. Seuls les hommes sont capables d’actes inhumains, d’actes ignobles de barbarie, ce dont témoigne l’histoire de l’humanité, longue suite de massacres en séries, de destructions, de génocides, de Gengis Khan et Tamerlan, jusqu’au xxe siècle (massacre des Arméniens, des Juifs et Tziganes, des Tutsis). Toute l’histoire de l’humanité ne fait que raconter l’inhumanité de l’«homme». 

En réalité, on ne naît pas «homme» ou « femme », on le devient. La philosophie des manuels à l’usage des lycéens se contente de donner des préceptes moraux, des impératifs catégoriques : « on » doit apprendre à être humain, car «on» a reçu humanité en héritage. Le discours se poursuit alors, comme une leçon de catéchisme, où les hommes doivent s’aimer les uns les autres : la culture c’est le propre de chaque « homme » ; il n’y a pas d’un côté les êtres «cultivés» ou «civilisés» et de l’autre les «barbares» ou les «sauvages». Il n’y a que des « hommes » tous égaux dans leur humaine humanité. Mais tous ces beaux discours tendent à faire oublier que les êtres humains sont, depuis près de 5.000 ans, organisés en classes plus ou moins structurées, c’est-à-dire intégrés dans des sociétés inégalitaires, pour le seul profit des classes dominantes.

Le développement des sociétés marchandes jusqu’au triomphe du mode de production capitaliste a fait disparaître toute trace d’égalité et de mise en commun des biens disponibles. Pour Rousseau, la société originelle, où le « sauvage » était bon, car à l’état de nature, était une société de liberté, car sans propriété individuelle et sans accaparement ultérieur par « quelques ambitieux », réduisant le « genre humain au travail, à la servitude et à la misère » :

Une société et des lois, qui donnèrent de nouvelles entraves au faible et de nouvelles forces au riche, détruisirent sans retour la liberté naturelle, fixèrent pour jamais la loi de la propriété et de l’inégalité, d’une adroite usurpation firent un droit irrévocable, et, pour le profil de quelques ambitieux, assujettirent désormais tout le genre humain au travail, à la servitude et à la misère[8].

Cette société des origines n’était pas une simple reconstitution utopique. Amigo Vespucci, compagnon de voyage de Christophe Colomb, qui donna son nom aux « Indes occidentales », décrivit en 1503 avec admiration ce merveilleux état de nature, où tout était commun, où chacun était libre, sans dieux, ni maîtres, étant maître de sa vie :

 [...] tous les biens sont communs à tous. Ils vivent sans roi ni gouverneur et chacun est lui-même son propre maître. […] Ils n’ont ni temples ni religion et ne sont pas idolâtres. Que puis-je dire de plus ? Ils vivent selon la nature[9].

Vision d’un homme de la Renaissance, dans toute son affirmation des humanités, idéalisant le mode de vie des Amérindiens, appartenant à un « paradis perdu » ? Peut-être. Mais Vespucci mettait le doigt sur une réalité visible dans toute sa cruauté au fil de la Conquista : la disparition de sociétés indépendantes fondées sur l’égalité au profit d’une société de classe sans pitié, imposée bestialement de l’extérieur par le fer et par le feu. Son expansion sonnait l’heure des dominants qui purent réduire en esclavage ou en servitude (mita et encomienda) les autochtones chassés définitivement de leur «paradis terrestre» égalitaire.

Il n’est pas indifférent que les partisans de l’ordre social monarchique, qui prônaient l’inégalité aristocratique Sauvages face à la montée de mouvements égalitaires, se mettent à faire de subtils distinguos entre «sauvages» et «barbares». Pour Joseph de Maistre :

[Le sauvage] est un enfant robuste et féroce, en qui la flamme de l’intelligence ne jette plus qu’une lueur pâle et intermittente... les vices naturels de l’humanité sont encore viciés dans le sauvage. Il est voleur; il est cruel, il est dissolu; mais il l’est autrement que nous. Pour être criminels, nous surmontons notre nature : le sauvage la suit; il a l’appétit du crime, il n’en a point le remords. … il ne faut pas confondre le sauvage avec le barbare. Chez l’un le germe de la vie est éteint ou amorti; chez l’autre il a reçu la fécondation et n’a plus besoin que du temps et des circonstances pour se développer[10].

Ceci est un véritable morceau d’anthologie de la pensée réactionnaire la plus répugnante, une réaction qui n’est pas seulement monarchique mais bien bourgeoisie républicaine, «fraternelle» et «égalitaire». Face à la prétendue sauvagerie, monde de férocité, de destruction, de «dissolution», de vices et de crimes, constituant un vrai «état de nature», la réponse suggérée et mise en pratique par le colonialisme et l’impérialisme (occidental, mais aussi japonais) est bien : exterminons toutes ces brutes ! Nous, les aristocratiques «civilisés» de la monarchie, de ses palais et de ses fêtes galantes, nous ne sommes pas naturellement criminels, car policés par nos mœurs au-dessus de tout soupçon (cf. le marquis de Sade…). «Nous» – les aristocrates et nos adversaires et complices républicains – nous vénérons les barbares fécondés par l’usage des armes. Gardes impériales, vaillants guerriers ils ont sauvé la civilisation impériale, et bien mieux, ils ont importé la monarchie sous sa forme franque. Ils nous ont donné le plaisir du pillage. Pour le comte de Boulainvilliers, chantre de la réaction nobiliaire, la monarchie barbare franque était excellente : son roi n’aurait été que le chef de l’armée et, à ce titre, aurait joui d’une autorité limitée, mais légitimée par ses pairs. Il s’agissait d’assurer les droits immémoriaux de la noblesse d’épée descendante des Francs, et de réduire les «inégalités» au sein de cette noblesse pour qu’elle montre mieux ses dents carnassières face aux prérogatives mesquines de la monarchie absolue[11].

Henry de Boulainvilliers met en avant une figure très «propre» du barbare. Celui-ci, en opposition au sauvage, se définit par sa capacité à entretenir des rapports sociaux avec les autres, les dominants et les dominés. Ce barbare est vecteur non pas d’échange, comme l’homme « civilisé », mais de domination : il a un rapport médiatisé à la propriété, qu’il fait cultiver par d’autres, ses esclaves ou ses serfs dirigés à coups de schlague, et sa liberté de piller la propriété gagnée par la loi de la conquête, s’affirme en asservissant les autres[12].

Il est vrai qu’aujourd’hui, en une toute autre période – o tempora, o mores –, la bourgeoisie devenue décadente, comme la noblesse qui l’a précédée, ne fait plus la différence entre «sauvages» (ou «sauvageons») et «barbares». Dans une période de troubles, où les plus pauvres (immigrés, ex-immigrés, sans-papier, chômeurs des banlieues délaissées, tous les désintégrés) paient le prix fort de la crise du capitalisme, l’heure n’est plus aux distinguos. En France, des ministres de l’ordre social bourgeois, Jean-Pierre Chevènement, Bernard Cazeneuve, utilisent «poliment» le terme de «sauvageon», et plus grossièrement celui de «racaille», comme l’inénarrable Nicolas Sarkozy, auteur du fameux «Casse-toi, pauvre con !».

Pour tous les Etats capitalistes, grands ou petits, encore attractifs, les migrants sont soit des « barbares » désirables pour une économie manquant de main-d’œuvre (Allemagne d’Angela Merkel), soit des sauvages dangereux, Donald Trump qualifiant les migrants mexicains de «violeurs». Quand le capitalisme n’en veut plus, il construit tantôt des murs tantôt des centres de rétention. Et si cela ne suffit pas, il pratique le massacre organisé, comme il le fit dans le passé. Entre le 2 et 4 octobre 1937, les villes du nord-ouest de la République dominicaine connurent le «massacre du Persil». Sur ordre de la dictature de Trujillo, 20.000 immigrés et ressortissants haïtiens sont traqués puis tués à l’arme blanche par les soldats dominicains. Ceux-ci interpellaient les suspects au faciès africain avec un brin de persil. Pour prouver qu’ils étaient des Dominicains, les suspects devaient dire en espagnol que c’était du persil (perejil en espagnol). Échouer à cet exercice entraînait la mort instantanée de la personne arrêtée, car le r est difficilement prononçable pour de simples paysans[13]

Certains révolutionnaires contemporains ont cru exalter ces damnés de la terre, sauvages et barbares, en réhabilitant les «barbares», tant de l’extérieur que de l’intérieur. En 1951, en pleine guerre de Corée, alors que s’affirment à l’extérieur de l’Empire américain, de l’Empire russo-soviétique et de l’Empire du Milieu des «luttes de libération nationale», Bordiga en appelle à une « nouvelle et féconde barbarie », qui viendrait – tel un tsunami – « renverser le monde bourgeois de profiteurs, d’oppresseurs et d’exterminateurs », et régénérer la «civilisation», comme lors du déclin de l’Empire romain :

Comme c’est arrivé à Rome, pour que ne disparaisse pas tant et tant d’apports à l’organisation des hommes et des choses, avec les hordes sauvages porteuses inconscientes d’une lointaine mais plus grande révolution, nous voudrions qu’aux portes de ce monde bourgeois de profiteurs, d’oppresseurs et d’exterminateurs, se presse une puissante vague barbare, capable de le renverser.

Mais à l’intérieur de ce monde, s’il y a des frontières des murs et des rideaux [de fer], toutes les forces, mêmes si elles s’opposent et se combattent, se rangent toutes sous la tradition de la même civilisation.

Quand le mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière pourra se redonner ses forces et son encadrement, et quand pourront surgir des formations qui ne seront pas aux ordres de la civilisation d’Acheson[14] ou de Maliko[15], ce seront alors des forces barbares, qui ne dédaigneront pas le fruit mûr de la puissance industrielle moderne, mais qui l’arracheront aux griffes des exploiteurs et briseront leurs dents féroces, qui mordent encore.

Que vienne donc, pour le socialisme, une nouvelle et féconde barbarie, comme celle qui descendit par les Alpes et rénova l’Europe, ne détruisit pas mais exalta l’apport de siècles de savoir et d’art emprisonnés au sein du formidable empire![16]

Ce fantasme du tsunami barbare régénérant la civilisation humaine, sur lequel viendrait surfer la classe ouvrière encadrée par «son parti de classe», était une resucée du fantasme de Bakou (Congrès de 1920) : la révolte des « peuples de couleur », du noir à l’olivâtre[17], organisée militairement contre l’impérialisme, viendrait regénérer de l’extérieur la civilisation en devenir incarnée par la classe ouvrière et son « parti de classe ». Cette vision très messianique avait été admirablement développée en 1918 par Blok dans son poème Les Scythes :

Venez à nous ! Sortez des horreurs de la guerre

Pour tomber dans nos bras !

Tant qu’il est temps encore — remettez la vieille épée au fourreau,

Camarades ! Nous serons frères !

Mais si vous refusez, — nous n’avons rien à perdre.

Et nous aussi nous pouvons être perfides.

Durant des siècles vous serez maudits

Par vos enfants et les enfants de vos enfants, tous malades !

Partout, nous nous retirerons

Dans l’épaisseur de nos forêts.

À la séduisante Europe

Nous montrerons notre gueule asiatique.

 

Celle belle prosopopée des peuples «barbares» révoltés (les bolcheviks devenant de nouveaux Huns à gueule d’Asiate !) contre leur propre empire reposait sur l’espérance parousique d’un mouvement fraternel de camarades.

Mais A. B. n’était pas Alexandre Blok. Bordiga attendait de cet essor des luttes de libération nationale, et non plus sociales (comme chez Blok, le socialiste-révolutionnaire de gauche), la formation d’un «capitalisme juvénile» qui permettrait de pousser jusqu’à ses ultimes conséquences sa destinée : faire se multiplier les fossoyeurs du capitalisme sénile, les prolétaires. C’est dans ce sens que les partisans de Bordiga soutinrent purement et simplement les mouvements de ces prestigieux «barbares» qui frappaient à la porte des empires avec la crosse de leur kalachnikov. L’exemple de l’Angola soutenue par le mouvement «bordiguiste» est un cas d’école[1].

Mais il fallut vite déchanter : les kalachnikov aux mains des partisans de la brousse devinrent celles d’une insolente nouvelle classe bourgeoisie, gavée de rente pétrolière, empressée de mater sans pitié les barbares de l’intérieur, s’ils osaient lever le petit doigt, et de faire totale allégeance à tous les empires, pourvu qu’ils soient riches en capital.

Cette vision – partagée par Bordiga et les mouvements « gauchistes » de l’époque (maoïstes, trotskystes, etc.) – escomptait finalement l’explosion irréversible de la lutte prolétarienne. Elle observait les statistiques de croissance du juvénile capitalisme comme autant d’indices d’un krach final du système.

En attendant les nouveaux barbares du capitalisme, ces authentiques théoriciens barbaristes excluaient d’avance toute décomposition économique et sociale de l’intérieur. Vilipendé par Bordiga, le groupe «Socialisme ou Barbarie» (du moins à ses débuts) envisageait lucidement la possibilité de régression de la conscience de classe révolutionnaire du prolétariat :

[La barbarie peut être] une phase de décomposition sociale, pendant laquelle aussi bien les forces productives que la conscience de la classe révolutionnaire connaîtraient une régression profonde et durable[2].

L’heure n’était plus à l’attente de nouveaux Scythes, formant dans leurs forêts, leurs jungles ou leurs brousses, de nouvelles barbaries. La barbarie – la vraie, celle de la bestialité capitaliste quotidienne –, celle qui veut revêtir la respectabilité de la « civilisation », devrait céder la place à la vraie civilisation, celle de la communauté humaine mondiale.

Le terme ambigu de civilisation. Communisme ou/et civilisation (s)

La notion de civilisé, souvent un ex-barbare passé régulièrement à la brosse à reluire de la «civilisation», est une notion plus que trompeuse quand son éclat trompeur brille par l’absence de définition.

Marx ne donne guère de définition matérialiste de la civilisation. Cette dernière, invariant de l’histoire humaine, est d’abord matérielle et non un idéal éthéré. Elle correspond à l’émergence d’un ordre sociétal se hissant bien au-dessus de l’ordre biologique. Cette définition, donnée par un dictionnaire de philosophie (le «Godin»), souligne cette articulation matérielle (infra- et superstructures), sans ajouter aucun jugement de valeur :

Civilisation : ensemble de toutes les productions matérielles (objets, outils, habitations, vêtements, etc.) et immatérielles (idées, croyances, lois, coutumes, etc.) grâce auxquelles l’être humain, dépassant le stade et le niveau purement biologiques, peut vivre face à la nature et en société[3].

Une analyse, dépourvue de connotations idéologiques, permet de trouver trois acceptions : 1. Fait de se civiliser ou d’être civilisé (= avancement ou progrès). 2. Ensemble des acquisitions des sociétés humaines (un polissage s’opposant à nature brute et à barbarie »). 3. Ensemble de phénomènes sociaux de nature religieuse, morale, esthétique, scientifique, technique, communs à une « grande » société ou à un groupe de sociétés, dans leur diversité et leur étendue (« aire de civilisation »)[4].

L’appartenance à une société dite «civilisée» ne se fait pas sans l’accomplissement d’une révolution matérielle. C’est ce qu’avait noté Lewis H. Morgan dans son livre La société archaïque, conception reprise par Engels :

Lorsque le barbare, progressant pas à pas, eut découvert les métaux natifs, appris à les fondre dans un creuset et à les mouler; lorsqu’il eut allié le cuivre natif à l’étain, et produit du bronze, et, finalement, lorsque par un effort de pensée plus intense encore il eut inventé le four et produit du fer à partir du minerai, les neuf dixièmes de la bataille pour la civilisation étaient gagnés. Disposant d’outils en fer munis d’un côté tranchant ou d’une pointe, les hommes étaient assurés de parvenir à la civilisation[5].

Mais sur cette base matérielle devait se hisser le politique. Le fait de se civiliser, c’est d’abord devenir membre d’une polis, la Cité, où on devient un citoyen participant à une communauté politique censée exprimer l’avis de la majorité. Il vaut la peine de rappeler la conception défendue au ve siècle avant notre ère par Périclès, dirigeant et «premier citoyen» d’Athènes :

Notre constitution politique n’a rien à envier aux lois qui régissent nos voisins; loin d’imiter les autres, nous donnons l’exemple à suivre. Du fait que l’État, chez nous, est administré dans l’intérêt de la masse et non d’une minorité, notre régime a pris le nom de démocratie. En ce qui concerne les différends particuliers, l’égalité est assurée à tous par les lois; mais en ce qui concerne la participation à la vie publique, chacun obtient la considération en raison de son mérite, et la classe à laquelle il appartient importe moins que sa valeur personnelle; enfin nul n’est gêné par la pauvreté ni par l’obscurité de sa condition sociale, s’il peut rendre des services à la Cité. La liberté est notre règle dans le gouvernement de la République et, dans nos relations quotidiennes, la suspicion n’a aucune place; nous ne nous irritons pas contre le voisin, s’il agit à sa tête; enfin nous n’usons pas de ces humiliations qui, pour n’entraîner aucune perte matérielle, n’en sont pas moins douloureuses par le spectacle qu’elles donnent. La contrainte n’intervient pas dans nos relations particulières; une crainte salutaire nous retient de transgresser les lois de la République; nous obéissons toujours aux magistrats et aux lois, et, parmi celles-ci, surtout à celles qui assurent la défense des opprimés et qui, tout en n’étant pas codifiées, infligent à celui qui les viole un mépris universel[6].

Cet idéal grec resta un idéal dans une société de classe fondée sur l’esclavagisme et l’expansion impérialiste, souvent accompagnée de massacres et de pillages. S’il est encensé par la démocratie bourgeoise, c’est pour mieux le violer dans la réalité quotidienne et le transformer en comédie électorale où la masse reste opprimée par une petite minorité.

Tout comme la « démocratie athénienne, la civilisation resta un mythe, ré-émergeant au rythme où se faisaient et se défaisaient les civilisations. C’est un processus lent et progressif, interne à une communauté, présent dans la commune dite primitive, égalitaire, permettant le passage à un État ethnique sur des espaces géographiques restreints.

En fait, il n’y a pas de civilisations stables ni de civilisation pérenne. Le sociologue allemand Max Weber nota qu’il n’existait pas dans l’histoire humaine de progression linéaire dans le domaine de la «culture», mais le plus souvent des régressions. La Civilisation (avec un grand c) reste un processus intégrant sciences et techniques qui continue à se manifester dans les cultures les plus diverses. La civilisation actuelle du capital peut se développer dans le sens de la destruction la plus massive et la plus raffinée. La culture entendue comme processus intellectuel ou spirituel (geistlich) suit une courbe sinusoïdale.

Prenant le sens 2 de la définition donnée plus haut, la civilisation reste un idéal culturel. Il s’agit de faire triompher la douceur des rapports interhumains face à la brutalité grossière. L’apparition d’une moralisation des rapports sociaux viendrait adoucir la brutalité des sauvages instincts animaux présents dans l’homme. Sainte-Beuve affirme ainsi :

C’est l’effet et le but de la civilisation, de faire prévaloir la douceur et les bons sentiments sur les appétits sauvages[7].

Dans ce sens, la civilisation est courtoisie, déploiement de civilités (civiltà, civilidad, civility, Höflichkeit), voire mignardise. Le terme de courtisans fut utilisé depuis le xvie siècle pour distinguer la politesse de la grossièreté barbare du Moyen Age – en oubliant d’ailleurs les troubadours et la poésie d’amour courtois.

Ce déploiement de conventions courtoises est d’abord un art de courtisans, flattant le Prince, et un étalage raffiné la tromperie mutuelle, celui des bons sentiments affichés lors de réunions diplomatiques où il s’agit avec douceur d’organiser les actions les plus sauvages contre des populations entières. On pourrait qualifier ainsi ce bel étalage de politesse diplomatique, propice à toutes les tromperies, comme le fit Napoléon à l’égard de Talleyrand, sans se rendre compte qu’ils constituaient à eux deux la même paire de bas :

Vous êtes un voleur, un lâche, un homme sans foi… vous avez toute votre vie manqué à tous vos devoirs, vous avez trompé, trahi tout le monde […] Tenez, Monsieur, vous n’êtes que de la merde dans un bas de soie[8]

En fait la civilisation est un leurre qui cache mal une division irréductible de la société entre les bénéficiaires et les perdants de ce processus de civilisation, marqué par la douceur des formes et la férocité du contenu. Comme le notait Thomas Paine, jacobin américain, qui s’était mis au service de la Révolution, après l’écrasement du mouvement communiste de Gracchus Babeuf :

Ce qu’on appelle la civilisation a contribué à rendre une partie de la société plus heureuse et l’autre plus malheureuse que l’une et l’autre ne l’auraient été à l’état de nature[9].

Dans l’évolution du capitalisme, la «civilisation» est devenue l’affirmation d’une société fondée sur la technique et la science, l’affirmation du triomphe de la raison dans l’histoire, l’émergence de l’Absolu jusque dans sa moralité kantienne, la supériorité de l’esprit sur matière humaine sauvage. Dans un livre paru en 1939, Norbert Elias souligna un sentiment de supériorité de l’Occident – qu’il aurait pu qualifier crument de capitaliste –, d’une une société « qui se sent supérieure aux sociétés qui l’ont précédée ou aux sociétés contemporaines plus primitives… (par) le niveau de sa technique, la nature de ses mœurs, le développement de ses connaissances scientifiques ou de sa conception du monde, et bien d’avantage»[10].

Ce qu’«oublie» Elias, c’est que toute société de classes, au cours de son développement, doit affirmer par la force et certainement pas des mœurs policées sa conception de la civilisation. Cette société de classes affirme sa supériorité en expropriant ou en anéantissant les sauvages et en combattant des barbares réels ou supposés pour asseoir sa domination. Pour l’Empire grec en gestation, le barbare qu’il fallait mettre à genoux c’était l’Empire perse, pour la Rome impériale, c’étaient les barbares germaniques, pour l’Empire du Milieu, c’étaient les barbares du Nord, tapis derrière la Grande Muraille. Lorsque les barbares germaniques se civilisaient, au point d’être l’Empire, le plus barbare était celui qui menaçait la civilisation impériale, par exemple les Huns d’Attila. Il s’agissait alors d’affirmer la nouvelle supériorité culturelle des vainqueurs. Pour l’historien romain chrétien Jordanès (vie siècle), d’origine ostrogothique, les cavaliers Huns devaient sauvagement placer une pièce de viande sous la selle de leurs montures durant leurs infatigables chevauchées. Ce steak tartare (mongol) avant la lettre, aurait été cuit par le frottement incessant de la selle. On peut douter qu’Attila, qui parlait grec et romain et possédait une chancellerie ait jamais affirmé : «Là où passe mon cheval, l’herbe ne repousse jamais». Pour les anciens barbares, parvenus à la civilisation, sous sa forme impériale (on dirait aujourd’hui impérialiste), il s’agit toujours de marquer sa supériorité par rapport aux « primitifs » qui aspirent à les évincer.

La civilisation, dans son sens bourgeois, et non dans sa définition matérielle et intellectuelle (progression réelle de la communauté humaine), est bien un «état d’éternelle barbarie», où il s’agit de rivaliser en brutalité et sauvagerie, en utilisant tous les progrès de l’armement le plus destructeur, le « droit des gens » étant toujours celui du plus fort. C’est ce souligne Octave Mirbeau, dans son admirable roman Le Jardin des supplices, dont l’action se déroule dans les colonies des Empires :

 Car vous tuiez aussi les Nègres, fit Clara.

[…]

 Mais pour les civiliser, c’est-à-dire pour leur prendre leurs stocks d’ivoire et de gommes… Et puis… que voulez-vous ? Si les gouvernements et les maisons de commerce qui nous confient les missions civilisatrices, apprenaient que nous n’avons tué personne… que diraient-ils ?

 Mais sapristi ! Nous sommes logiques avec notre état d’éternelle barbarie… Nous vivons sous l’état de la guerre … Or en quoi consiste la guerre ? … Elle consiste à massacrer le plus d’hommes que l’on peut, en le moins de temps possible… Pour la rendre de plus meurtrière et expéditive il s’agit de trouver des engins de destruction de plus en plus formidables… C’est une question d’humanité… et c’est aussi le progrès moderne… Le droit des gens !... c’est le droit que nous avons de massacrer les gens, en bloc, ou en détail, avec des obus ou des balles peu importe, pourvu que les gens soient dûment massacrés !... Nous sommes des brutes, soit !... agissons en brutes !... »[11].

 

[1] Cf. l’article : «Sur le soutien aux luttes anti-impérialistes», Le Prolétaire n° 208, 29 nov.-12 déc. 1975, p. 2 : « L’Angola est aujourd’hui le cœur vivant de l’Afrique en lutte contre l’impérialisme, annonçant les prochaines vagues qui ne manqueront pas de toucher non seulement le Portugal, mais bien les grandes nations d’Europe, dont l’Afrique est pour l’essentiel prisonnière… sous cet angle nous devons dire qu’aucun mouvement portugais ne se place sur le terrain d’un soutien internationaliste conséquent à la lutte du peuple angolais».

[2] Souligné par nous. Source : Cornelius Castoriadis, Le contenu du socialisme, coll. 10/18, 1979.

[3] Christian Godin, art. «Civilisation», Dictionnaire de philosophie, Fayard/Éditions du temps, 2004. Souligné par nous.

[4] Alain Rey, op. cit., article : «Civilisation».

[5] Ancient Society or Researches in the Lines of Human Progress from Savagery through Barbarism to Civilization, MacMillan and Company, Londres, 1877.

[6] Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, II, 36-43.

[7] Sainte-Beuve, Port-Royal, tome 5, 1859, p. 235.

[8] Napoléon Ier invectivant Talleyrand, prince de Bénévent, lors du Conseil des ministres restreint convoqué au château des Tuileries, 28 janvier 1809.

[9] Thomas Paine, Agrarian Justice, 1797.

[10] Elias, Civilisation des mœurs et Dynamique de l’Occident,

[11] Octave Mirbeau, Le Jardin des supplices [1899], «Folio classique», Gallimard, 1991, p. 116-122.

Et lorsque cette «civilisation» de gentlemen respectables se sent menacer par les classes dangereuses, toutes les couches prolétariennes, elle enlève le masque et fait pâlir d’envie le sauvage le plus bestial :

C’était bien cela. La civilisation et la justice de l’ordre bourgeois se montrent sous leur jour sinistre chaque fois que les esclaves de cet ordre se lèvent contre leurs maîtres. Alors, cette civilisation et cette justice se démasquent comme la sauvagerie sans masque et la vengeance sans loi. …

La bourgeoisie et son armée en juin 1848 avaient rétabli une coutume qui avait depuis longtemps disparu de la pratique de la guerre, l’exécution des prisonniers désarmés. Cette coutume brutale a depuis été plus ou moins suivie lors de la répression de tous les soulèvements populaires en Europe et aux Indes, ce qui prouve qu’elle constitue bien un réel «progrès de la civilisation ![1]

Ce texte magnifique de Marx date de 150 ans. On ne peut dire qu’il est «moderne», car la bourgeoisie de tous les «pays civilisés» ou non ne parle plus de défense de la « civilisation » lorsqu’il s’agit de frapper ceux qui osent se révolter contre le pouvoir du capital. Un Poutine peut proclamer, sans prendre les gants beurre frais de l’ordre, de la justice, de la civilisation (Thiers) : « J’irai vous butter jusqu’au fond des chiottes »; le préfet de Paris Lallement : «Vous allez finir sur un croc de boucher»[2]. Ou bien le président philippin Rodrigo Duterte, qui, le 2 avril 2020, donne ordre aux militaires et policiers de massacrer les «perturbateurs» et autres dealers : «Compris ? Tués. Je vais vous enterrer »[3].

Quand la bourgeoisie sent son pouvoir menacé, elle ne se masque plus. Pour elle, la civilisation du capital doit toujours être sauvée face aux «barbares» de l’intérieur. Comme le souligne Mirbeau dans son roman Le Jardin des supplices, il faut parler sans inutiles fioritures, démocratiques ou non : la «civilisation» «c’est le droit que nous avons de massacrer les gens, en bloc, ou en détail, avec des obus ou des balles peu importe, pourvu que les gens soient dûment massacrés ! ».

Cette «civilisation» au fait de sa raison scientifique et technique, capable d’envoyer des hommes sur la Lune et sur Mars, capable de séquencer tout le génome humain, a porté à un comble de raffinement les moyens militaires et policiers pour liquider tous ceux qui viendraient troubler le jeu de la libre entreprise et de la libre accumulation du capital.

Elle a même inventé la guerre humanitaire, une guerre qui n’opère plus de massacres de masse, mais tue chirurgicalement l’ennemi «pour sauver des vies», en utilisant des «smart bombs». Dans cette civilisation du drone, toute arme de destruction massive ou ciblée est «la façon la plus raffinée, la plus précise et la plus humaine de la mener »[4].

La civilisation capitaliste du meurtre organisé scientifiquement devient ainsi « la plus raffinée, la plus précise et la plus humaine». Elle ne tue plus ses ennemis mais les euthanasie humainement.

 

*

*     *

 

Conclusion : pas communisme ou civilisation mais communisme civilisé et pluriel

 

Certains révolutionnaires, sans doute bien intentionnés, ont cru très intelligent de substituer au très explicite dilemme : «communisme ou capitalisme», celui de : «communisme ou civilisation», comme si le communisme était l’antithèse de la civilisation humaine (celle de l’humanité au terme de sa longue odyssée historique).

Le communisme ne vient pas détruire, à la façon des barbares les plus grossiers, la civilisation humaine, sous prétexte que la bourgeoisie l’a utilisée à son seul profit. Les prolétaires ne sont pas de nouveaux Scythes, mais sont les porteurs de toute la civilisation humaine.

Le communisme, seule antithèse au capitalisme, n’écrira jamais sur son drapeau : «En avant ! les barbares», mais : «En avant ! l’humaine communauté mondiale socialisée ».

 

P.B., le 18 mai 2020.

 

 

[1] Marx, La guerre civile en France : https://www.marxists.org/francais/ait/1871/05/km18710530d.htm.

[2] ‘Délicate’ allusion aux méthodes nazies. Après le 20 juillet 1944, Hitler préconisa la bonne vieille méthode : les conspirateurs devaient mourir «comme des porcs»; on devait les pendre «comme des animaux à des crocs de boucher». Ce qui fut fait. Hitler fit filmer les exécutions afin de pouvoir les visionner en boucle («Enquête sur Didier Lallement, le préfet de police à poigne d’Emmanuel Macron», Le Monde du 23 février 2020).

[3] Le Parisien, 2 avril 2020.

[4] Jeff Hawkins, US State Department’s Democracy and Human Rights Bureau (sic), cité par Grégoire Chamayou, Théorie du drone, La Fabrique, Paris, 2013, p. 190.

Alexandre Blok : Les Scythes (1918)[1]

 

[Dans ce célèbre poème, les nouveaux barbares, les « nouveaux Huns » (les bolcheviks) sont préférés aux barbares civilisés, installés dans leur douillet confort petit-bourgeois, représentants d’un monde destiné à disparaître, comme la Rome antique. En 1917-1918, un groupe de poètes, proches des socialistes-révolutionnaires de gauche (Blok, Zamiatine, Biély, Essenine] prend pour emblème le cavalier scythe détruisant le « monde civilisé ». Dans les écrits bolcheviks, le mot civilisés est mis entre guillemets et s’applique à l’Occident capitaliste. En 1923, dans son article sur la coopération, Lénine insista sur la nécessité d’avoir des « coopérateurs civilisés ». Civilisé s’oppose alors à «asiatique», «semi-asiatique», «barbare», souvent utilisés pour caractériser l’état arriéré de la Russie. «Civilisé» désigne tout ce qui est mieux à l’étranger qu’en Russie et devrait devenir la normalité du quotidien.]

Oui! nous sommes scythes! oui nous sommes asiatiques!

Et nos yeux avides sont bridés.

[…]

Venez à nous ! Sortez des horreurs de la guerre

Pour tomber dans nos bras !

Tant qu’il est temps encore — remettez la vieille épée au fourreau,

Camarades ! Nous serons frères !

Mais si vous refusez, — nous n’avons rien à perdre.

Et nous aussi nous pouvons être perfides.

Durant des siècles vous serez maudits

Par vos enfants et les enfants de vos enfants, tous malades !

Partout, nous nous retirerons

Dans l’épaisseur de nos forêts.

À la séduisante Europe

Nous montrerons notre gueule asiatique.

Arrivez, tant que vous êtes, sur l’Oural !

Nous viderons la place pour la bataille

Entre les machines d’acier qu’anime le calcul intégral,

Et la horde sauvage des Mongols !

Mais nous, dès maintenant, nous ne sommes plus votre bouclier,

Dès aujourd’hui, nous abandonnons la lutte ;

Nous contemplerons le combat mortel

De nos petits yeux étroits.

 Nous ne bougerons pas, quand le Hun bestial

Fouillera dans les poches des cadavres,

Incendiera vos villes, logera ses chevaux dans vos églises,

Et fera rôtir la chair des frères blancs…

Une dernière fois ! — prends garde, vieux monde !

Au festin fraternel du travail et de la paix,

Au clair festin fraternel, — une dernière fois,

Te convie ma lyre barbare !

 

 

[1] Traduction anonyme parue dans la Revue de Genève, n° 15, 1921.

Constantin Cavafy : «En attendant les barbares» (1904)

 

[Les Wisigoths doivent rentrer dans Rome (vers 476, chute «officielle» de l’Empire romain). L’Empereur et son Sénat attendent leurs sauveurs, prêts à les combler de titres et de présents. Ces «barbares», après la phase d’invasions initiale, purent, comme d’autres peuples scandinaves et germaniques, s’enrôler individuellement dans l’armée romaine, fournissant des gardes rapprochées des empereurs. L’empire romain multiplia les accords avec ces peuples qui devinrent «fédérés». Ils sont généralement installés près de la frontière qu’ils s’engagent à défendre aux côtés de l’armée romaine contre des attaques extérieures. C’est qui est décidé en 332. Les Wisigoths se romanisent et se christianisent. Très bons soldats, donc très bons pillards, ils prendront Rome le 24 août 410. Leur chef Alaric fera piller la ville pendant trois jours. Ce sont eux qui, aux côtés des Gallo-Romains et d’autres peuples germaniques, vont battre Attila, en 451, chef des Huns, aux Champs Catalauniques. En 476, lorsque Romulus Augustule, le dernier empereur romain, est déposé par le Germain Odoacre, Euric, chef des Wisigoths s’empare de la Provence. Dédaignant l’Italie, sombrant dans l’anarchie, les Wisigoths préfèrent la Gaule et l’Espagne romaines. Ils installent leur capitale à Toulouse. Ils resteront maîtres de l’Aquitaine jusqu’à leur défaite en 507 face aux nouveaux barbares, les Francs de Clovis.]

Qu’attendons-nous, rassemblés sur l’agora?

On dit que les Barbares seront là aujourd’hui.

Pourquoi cette léthargie, au Sénat?

Pourquoi les sénateurs restent-ils sans légiférer?

Parce que les Barbares seront là aujourd’hui.

À quoi bon faire des lois à présent?

Ce sont les Barbares qui bientôt les feront.

Pourquoi notre empereur s’est-il levé si tôt?

Pourquoi se tient-il devant la plus grande porte de la ville, solennel, assis sur son trône, coiffé de sa couronne?

Parce que les Barbares seront là aujourd’hui et que notre empereur attend d’accueillir leur chef. Il a même préparé un parchemin à lui remettre, où sont conférés nombreux titres et nombreuses dignités.

Pourquoi nos deux consuls et nos préteurs sont-ils sortis aujourd’hui, vêtus de leurs toges rouges et brodées?

Pourquoi ces bracelets sertis d’améthystes, ces bagues où étincellent des émeraudes polies?

Pourquoi aujourd’hui ces cannes précieuses finement ciselées d’or et d’argent?

Parce que les Barbares seront là aujourd’hui et que pareilles choses éblouissent les Barbares.

Pourquoi nos habiles rhéteurs ne viennent-ils pas à l’ordinaire prononcer leurs discours et dire leurs mots?

Parce que les Barbares seront là aujourd’hui et que l’éloquence et les harangues les ennuient.

Pourquoi ce trouble, cette subite inquiétude? – Comme les visages sont graves!

Pourquoi places et rues si vite désertées?

Pourquoi chacun repart-il chez lui le visage soucieux?

Parce que la nuit est tombée et que les Barbares ne sont pas venus

et certains qui arrivent des frontières disent qu’il n’y a plus de Barbares.

Mais alors, qu’allons-nous devenir sans les Barbares?

Ces gens étaient en somme une solution.

[Traduction du grec : Marguerite Yourcenar et Constantin Dimaras]

Delacroix, Attila suivi de ses hordes barbares foule aux pieds l’Italie et les Arts. Plafond 1838–47, Palais Bourbon – Assemblée Nationale, Cul-de-four de la Guerre.

Delacroix, Attila suivi de ses hordes barbares foule aux pieds l’Italie et les Arts. Plafond 1838–47, Palais Bourbon – Assemblée Nationale, Cul-de-four de la Guerre.

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