Nous donnons ici en traduction française un extrait de la brochure de Gorter Le matérialisme historique publiée en allemand en 1909, à Stuttgart.
La conception de la Gauche hollandaise est exactement celle de la social-démocratie, représentée par Karl Kautsky. La religions doit rester "une affaire privée"; Cette conception est parfaitement résumée par Gorter :
"Nous réclamons que la religion soit considérée comme l’affaire privée de chaque individu, que chacun doit déterminer pour soi sans que d’autres y aient à dire ou à prescrire quelque chose. Cette revendication est née comme quelque chose d’évident pour les besoins de notre pratique. Il est en effet parfaitement exact que nous avons de la sorte gagné à nous en masse des travailleurs sans religion et des travailleurs croyants de différentes confessions, ce qui signifie qu’ils veulent s’associer à une lutte commune pour leur intérêt de classe. L’objectif du mouvement ouvrier social-démocrate n’est autre qu’une transformation économique de la société, que le passage des moyens de production à la propriété collective. Il est donc normal que l’on tienne à l’écart tout ce qui est étranger à cet objectif et tout ce qui pourrait conduire à des antagonismes entre les ouvriers. "
Le lecteur trouvera ici en pdf l'ensemble de la brochure rédigée par Gorter, et approuvée en 1913 par Karl Kautsky.
Le 14 avril 2021.
Pantopolis.
Le matérialisme historique, 1909 (en allemand) par Herman Gorter.
Religion et philosophie
Toute religion – il y avait et il y a des milliers de sortes de religion –, toute secte religieuse, se considère comme la vraie. Et pourtant rien n’est plus dépendant de l’évolution de la technique, rien ne change plus avec elle que la religion. Nous allons démontrer cela dans un court aperçu. Quand la technique n’était pas encore maîtresse des forces de la nature et que la nature dominait en revanche l’homme presque complètement, quand celui-ci devait encore utiliser comme outil ce qu’il trouvait dans la nature et qu’il ne pouvait en fabriquer que peu au début, il adorait les forces de la nature, le soleil, le ciel, la foudre, le feu, les montagnes, les arbres, les fleuves, les animaux, en fonction de l’importance que leur accordait la tribu. Il en est encore ainsi maintenant chez les soi-disant peuples primitifs : les habitants de la Nouvelle-Guinée, que les Hollandais sont à l’heure actuelle sur le point de coloniser pour le compte des capitalistes, adorent le sagoutier comme leur dieu; ils pensent qu’ils descendent du sagoutier. Mais dès que la technique s’est développée, que l’agriculture a été créée, que guerriers et prêtres ont accaparé le pouvoir et la propriété, que dominants et dominés, et donc les classes, sont apparus, dès que donc l’on n’a plus été complètement soumis à la nature, mais à l’homme, et avant tout à l’homme haut placé, dès que le pouvoir s’est exercé, les véritables dieux de la nature ont disparu et ils ont été transformés en créatures que l’on imaginait comme des hommes puissants. Les formes divines que l’on trouve chez l’antique poète grec Homère sont des princes et des princesses puissantes, le prince étant le courage déifié, la princesse étant la sagesse, la beauté ou l’amour déifiés. Ce sont les dieux de la nature qui sont devenus des hommes magnifiques. La technique a donné la puissance aux hommes, les dieux sont devenus des hommes puissants. Mais lorsque les Grecs, par suite de leur technique qui allait en s’améliorant sans cesse, eurent couvert leur pays de routes commerciales, la mer de navires et notamment les côtes de villes, lorsque le commerce et l’industrie eurent prospéré, lorsque fut née en un mot la société marchande, dans laquelle tout, terre, produits, outils, bateaux et voitures, étaient devenus des marchandises commerciales, alors ni le soleil, ni le feu, ni la mer, la montagne ou l’arbre, n’ont plus été pour cette société le merveilleux, le plus important de tout, le surpuissant, le secrètement divin; l’on avait déjà la nature trop en son pouvoir pour cela. À cette époque-là, ce ne fut plus la force humaine ou l’adresse humaine, le courage ou la beauté, comme au temps d’Homère; ces caractéristiques physiques n’avaient plus l’importance antérieure dans la société reposant sur la concurrence. Mais quelque chose d’autre vint qui est apparu dans cette société comme le plus important de tout, le dominant tout, le plus merveilleux de tout, et il le fut aussi pour elle. Ce fut l’esprit, l’esprit humain. Dans la société marchande, l’esprit est le facteur le plus important. Il compte, il fait des inventions, il mesure et il pèse, il vend, il fait du profit, il soumet, il domine les hommes et les choses. L’esprit est dans la société marchande au centre de la vie, comme le sagoutier chez les Papous et la beauté et la force physique chez Homère. Il est ce qui exprime la puissance. Les premiers grands philosophes de la société marchande grecque, Socrate et Platon, disent souvent que ce n’est pas la nature qui les intéresse mais seulement les phénomènes de la pensée et de l’âme. Ce passage est une conséquence nette du développement de la technique qui a créé la société marchande. II y avait dans l’esprit humain des phénomènes étranges que l’on ne comprenait pas. Qu’étaient les idées générales que l’on trouvait dans l’esprit, et d’où venaient-elles ? Quelle force magnifique était la pensée qui opérait si facilement et si prodigieusement avec ces idées générales ? D’où provenait-elle ? Elle ne pouvait pas provenir de la terre car l’on ne trouve sur la terre que des choses particulières et non générales. Et qu’étaient les sentiments moraux, ces conceptions du bien et du mal, que l’on trouve dans l’esprit humain, mais qui sont si difficiles à appliquer dans la société marchande ? En effet, ce qui y est bon pour l’un est mauvais pour l’autre : la mort de l’un est le pain de l’autre, et l’avantage d’une personne privée y signifie souvent un préjudice pour la collectivité. Tout cela constituait des énigmes qui, pour les grands penseurs comme Platon, Socrate, Aristote, Zénon, et tant d’autres, étaient autrefois insolubles, qui ne pouvaient pas être expliquées par la nature et l’expérience et qui devaient conduire à affirmer que l’esprit était d’origine divine. Les instincts et les sentiments sociaux sont d’une importance telle pour les hommes que, quand ils sont cassés par la société marchande, la recherche pour savoir d’où ils proviennent et comment on peut les recréer, devient nécessaire pour les hommes. Ils sont aussi si vigoureux, si splendides et si sublimes, que d’agir selon eux donne un tel plaisir et une telle augmentation de force que, quand d’agir selon eux devient impossible, leur magnificence reçoit un éclat idéal et il semble qu’ils devaient nécessairement provenir d’un autre monde supérieur. Pour les expliquer, un ciel avec beaucoup de dieux, comme pour les nombreux phénomènes naturels, n’est donc plus nécessaire; un dieu suffit. Et puisque « le bien et le mal » sont des concepts de l’esprit, ce dieu est donc facile à représenter comme esprit. Dans la société marchande, c’est le travail intellectuel qui domine le travail manuel. La réglementation, l’administration de l’entreprise et de l’État, sont l’affaire du travailleur intellectuel; l’artisan, quand ce n’est pas l’esclave, est donc le subalterne. Ceci a également conduit à voir le divin dans l’esprit, à considérer dieu comme un esprit. À cela s’est ajouté le fait que, dans la société qui produit des marchandises, tout homme devient un individu pour soi qui est en compétition avec les autres. Tout homme y devient l’objet le plus important pour lui-même et – parce qu’il ressent, réfléchit, détermine tout dans son esprit – son esprit devient la partie la plus importante de cet objet. Cela devait rendre les hommes de cette société parfaitement aptes à considérer l’esprit comme divin, et le dieu comme un esprit individualiste, qui existe pour soi-même. La technique avait déjà emmené l’homme si loin qu’il ne déifiait plus un taureau, ou un chat, un ibis, un arbre ou bien une force physique humaine, mais pas encore assez loin pour qu’il puisse comprendre la nature de la pensée et les conceptions du « bien » et du « mal ». C’est pourquoi autrefois, ce complexe spirituel et moral qui était surpuissant mais incompréhensible dans cette société fut déclaré divin. Et ceci est resté inchangé dans la société marchande jusqu’à l’époque actuelle. « Dieu est un esprit », dit-on aussi aujourd’hui encore, et les conceptions morales ont aussi aujourd’hui encore pour la plupart une origine surnaturelle. Aussi longtemps que le monde connu de jadis n’a pas encore été un tout économique et politique, c’est-à-dire une grande société marchande, il est resté naturellement de l’espace en elle pour plusieurs dieux, et aussi pour des dieux de la nature. Mais quand le commerce mondial des Grecs d’abord, Alexandre de Macédoine ensuite et les Romains enfin, eurent créé un empire mondial produisant des marchandises tout autour de la mer Méditerranée, un dieu spirituel, un esprit divin, a suffi pour expliquer le monde connu tout entier et toutes les difficultés qui y existaient, et pour en faire disparaître les dieux de la nature. La technique romaine qui pénétrait partout, le commerce et la circulation romains, la société marchande romaine, ont refoulé universellement les dieux de la nature. Et c’est ainsi que l’on trouve en effet aussi le système avec un seul dieu, le monothéisme, dans les deux conceptions philosophiques qui ont autrefois emporté la victoire dans le grand empire mondial, – dans la doctrine de Platon et dans le stoïcisme.
« Et quand une sorte déterminée de monothéisme, qui convenait particulièrement à l’écroulement économique gigantesque général, aux rapports sociaux dans l’Empire romain de l’époque des Césars, le monothéisme chrétien, pénétra dans cette zone, il trouva partout le terrain préparé et il n’eut besoin que de recueillir en lui comme élément le monothéisme grec. »
La société tout entière autour de la Méditerranée était devenue une société produisant des marchandises qui présentait partout les mêmes mystères et contradictions, partout des individus identiques qui produisaient des marchandises. Partout, l’esprit était ce qui est puissant, merveilleux, mystérieux. Partout, l’esprit était dieu. Et dans la mesure où les peuples primitifs étrangers, comme les Gaulois et les Germains, ont été intégrés dans la société marchande, ils ont perdu graduellement eux aussi leur religion originelle et ils ont été mûrs eux aussi pour le christianisme lequel attribuait tout le pouvoir à un dieu[1].
Mais la religion chrétienne n’est pas restée ce qu’elle était dans les premiers siècles. De religion pour une classe unique, elle était devenue la religion de toutes les classes, tandis que la production s’en retournait à l’état d’économie naturelle, et donc tandis que la grande communauté de production, dans laquelle un dieu, un esprit, suffisait pour expliquer l’univers, s’était décomposé en une masse de petites unités de production séparées. Au fur et à mesure où la société médiévale se développait, le contenu de la religion se transformait à son tour. La société médiévale était la société de la propriété terrienne, dans laquelle les hommes ont été progressivement dépendants les uns des autres et dans laquelle ceux qui étaient dépendants ne vendaient pas le produit en excédent de leur travail manuel, mais le donnaient à leur seigneur. Les serfs et ceux qui étaient corvéables livraient des produits de la nature à leurs maîtres nobles et religieux. À la tête de la société temporelle on trouvait l’empereur, sous lui les princes, sous ceux-ci les seigneurs féodaux, sous eux la petite noblesse, et sous les nobles la grande masse des serfs et des gens corvéables. Dans l’Église, qui avait elle aussi une gigantesque propriété foncière, il y avait des rapports similaires. L’Église avait évolué, à partir de l’ancienne communauté indigente qui consommait de manière communiste, en une énorme institution d’exploitation. À sa tête, on trouvait le pape, puis suivaient les grands seigneurs religieux les plus divers, qui dépendaient graduellement les uns des autres, les cardinaux, les archevêques, les évêques, les abbés et les abbesses, ensuite les ecclésiastiques inférieurs, moines et nonnes de toutes sortes, et enfin venait la grande masse populaire, la communauté. Ensemble, les puissances religieuses et laïques formaient donc une grande société hiérarchisée qui reposait en premier lieu sur la fourniture des produits de la nature par les opprimés. Et la religion chrétienne s’était transformée à l’image de cette société, avec ce mode de production. Ce n’était plus un dieu unique qui habitait dans le ciel, mais tout un peuple de puissances spirituelles. Dieu trônait au-dessus de tous, ne faisant qu’un avec son fils et le Saint-Esprit, entourant et pénétrant tout. Sous lui, progressivement, de nombreuses sortes d’anges avec des fonctions diverses, et aussi des anges déchus ou démons, qui devaient s’occuper du mal. Ensuite des saints qui, parce que la société reposait pour la plus grande partie sur la livraison des produits de la nature et non sur des marchandises, et qu’elle était donc dépendante de la nature, du temps qu’il fait par exemple, s’étaient retransformés aussi en une nouvelle sorte de dieux de la nature subordonnés, qui avaient également tous leur propre fonction : un saint pour les vignerons, un saint pour la fenaison, une sainte qui aidait lors des douleurs de l’accouchement, etc. Dieu était par conséquent avec cet entourage une image de l’empereur ou du pape avec leurs pouvoirs laïcs ou religieux qui leur étaient soumis. Et sous tous ces anges et saints, il y avait les hommes, vivants et morts : une image des communautés terrestres et du peuple terrestre. Les rapports de production et de propriété sur terre, la dépendance personnelle des princes, des nobles, des évêques, des abbés, des serfs et du peuple, étaient représentés par les classes dominantes tout simplement comme le résultat, la création précisément d’une société céleste qui était à la vérité incompréhensible mais qui, précisément à cause de son essence divine, n’avait pas besoin d’être comprise. Et les croyants naïfs acceptèrent cette représentation dans leur désir de comprendre la société, l’humanité mystérieuse ainsi que le « bien » et le « mal ». Jamais, à aucune époque connue de nous, la religion n’a été si distinctement le reflet de la société. L’esprit a créé une image céleste de la société terrestre.
Ceci changea à nouveau lorsque les villes grandirent de plus en plus. Le bourgeois des villes en Italie, en Allemagne du Sud, dans les cités hanséatiques, en France, en Flandres, en Angleterre, aux Pays-Bas, devint puissant et indépendant grâce au commerce et à l’industrie. Il se libéra des liens oppressifs dans lesquels la noblesse le tenait ligoté. La possession de capital, qui n’appartenait qu’à lui, avec lequel il pouvait faire ce qu’il voulait, le transforma en un individu libre, autonome, qui n’était plus dépendant de la faveur d’un seigneur. Il se situait vis-à-vis de la société autrement que le serf, de l’état duquel il était souvent sorti, autrement que le noble ou que l’ecclésiastique. C’est parce qu’il se sentait autrement dans la société qu’il se sentait autrement par rapport au monde. C’est pourquoi il avait besoin d’une nouvelle religion car, dans la religion, les hommes exprimaient ce qu’ils ressentaient comme leur rapport au monde. Parce qu’il pouvait faire dans le monde ce qu’il voulait avec son capital, qu’il avait acquis avec son industrie, sa technique et son commerce, parce qu’il ne reconnaissait économiquement aucun pouvoir au-dessus de lui – et que politiquement il s’était rendu plus libre –, parce que, en tant qu’individu, que capitaliste, que commerçant, il se dressait librement face au monde, pas plus qu’il n’acceptait d’intermédiaire entre lui et le monde, il ne voulait plus accepter d’intermédiaire entre lui et Dieu. Il protesta contre un tel état d’asservissement. Il supprima le pape et les saints, il devint son propre prêtre. Chacun avait son propre prêtre en soi-même, chacun se trouvait directement en rapport avec Dieu. C’est ce qu’enseignaient Luther et Calvin. Ce fut la religion protestante, c’est-à-dire la conscience bourgeoise, qui fit son apparition avec le développement de la production marchande capitaliste moderne et qui se renforça dans les pays qui se développaient de manière bourgeoise, la France, la Suisse, l’Allemagne, la Hollande, l’Angleterre, l’Écosse[2].
Ici aussi, la religion est à nouveau une image de la vie sociale. De même que le bourgeois est individualiste, de même sa religion est individualiste; son Dieu est aussi solitaire que lui. Plus le capitalisme devient vigoureux, notamment depuis la découverte de l’Amérique et des Indes, plus rapidement et fortement le commerce et l’industrie grandissent, la production pour son besoin propre diminue dans le pays et augmente pour la vente, plus les produits deviennent des marchandises et tous les hommes des producteurs de marchandises, plus la lutte sociale de tous contre tous sous le capitalisme devient générale et difficile du fait d’instruments et de moyens de communication sans cesse meilleurs, et plus l’homme devient solitaire dans la vie économique et donc aussi dans son esprit. Les hommes en viennent de plus en plus, avec le développement du capitalisme moderne, à être sous la domination de leurs produits; les produits ont en quelque sorte un pouvoir humain sur eux; ils sont eux-mêmes dominés comme s’ils étaient des choses et tout reçoit une valeur d’échange abstraite en plus de la valeur d’usage que les produits ont pour les hommes. Les hommes doivent dans une telle société, en arriver, comme Marx le dit, à se voir les uns les autres comme des abstractions; leur dieu doit devenir une idée abstraite. En outre, la misère devient plus grande avec la croissance du capitalisme, la société devient de plus en plus développée et difficile à percer à jour, et il devient de plus en plus impossible de démêler ce qui est réellement bon de ce qui est réellement mauvais pour tous. L’introspection, la spéculation, la spiritualisation, deviennent les seuls moyens pour trouver la certitude, la stabilité, le bonheur, au milieu de la lutte et de l’activité déchaînée de la production de marchandises et du commerce. C’est ainsi que nous voyons aussi l’image de Dieu s’isoler de plus en plus, se spiritualiser de plus en plus, et devenir de plus en plus abstraite. Chez les philosophes du dix-septième siècle, chez Descartes, Spinoza et Leibniz, Dieu est devenu un être gigantesque à l’intérieur duquel tout existe, à l’extérieur duquel il n’y a rien. Chez Spinoza, qui a peut-être esquissé le système philosophique le plus accompli – on l’a comparé volontiers à un pur diamant, parfaitement taillé –, chez Spinoza donc, Dieu est un corps gigantesque avec un esprit gigantesque, hors duquel il n’y a rien et qui se meut et pense sans cesse pour lui. Une image de l’homme individualiste, bourgeois. Avec le développement de la technique et du capitalisme, c’est aussi la connaissance de la nature qui devient de plus en plus grande; la nature a déjà été comprise au dix-septième siècle dans sa véritable cohérence de manière si ample que ce qui est incompréhensible, ce qu’il y a de divin en elle a. disparu. En revanche, l’esprit, la compréhension elle-même, les idées générales, et avant tout les idées du bien et du mal et les soi-disant sciences spirituelles n’ont pas été encore compris. C’est pourquoi, la nature, la matière, sont passées de plus en plus à l’arrière-plan dans la religion. Dieu est devenu de plus en plus un esprit fantomatique, abstrait, loin de la réalité. Le vieux mépris chrétien pour la « chair » n’y a pas peu contribué. Et la séparation entre le travail intellectuel et le travail manuel, qui s’est approfondie au fur et à mesure du développement de la technique et de l’extension de la division du travail, et dans laquelle le travail intellectuel revenait aux classes possédantes et le travail manuel au prolétariat, cette séparation donc était aussi la cause, comme dans le monde grec, que la matière était complètement omise dans la religion. C’est pour toutes ces raisons que le philosophe Kant a désigné simplement toutes les choses temporelles et spatiales comme des phénomènes auxquels il ne revenait pas d’existence réelle. Le philosophe Fichte reconnaissait seulement un sujet spirituel ou le moi, le philosophe Hegel voyait un esprit absolu qui établit le monde comme la manifestation de son soi, lequel monde en arrive finalement â la conscience de soi et retourne dans l’être spirituel absolu.
La société capitaliste a isolé l’individu bourgeois, l’a spiritualisé et l’a rendu incompréhensible pour lui-même, à un degré si élevé que les philosophes des dix-huitième et dix-neuvième siècles ont créé un tel dieu solitaire, abstrait et incompréhensible[3]. Entre-temps, grâce à l’invention de la machine à vapeur, les forces productives, les moyens de communication et par conséquent le capital, ont connu une croissance gigantesque. La nouvelle technique a permis à son tour une meilleure exploration de la nature dont elle avait elle-même besoin. La nature s’est ouverte encore plus à l’œil de l’homme, la cohérence des lois gouvernant tous les phénomènes naturels a encore progressé dans sa découverte, un être surnaturel a été refoulé de plus en plus de la nature et il a en fin de compte complètement disparu d’elle. Et maintenant, pour la première fois, la compréhension de la société s’est également approfondie. Les temps préhistoriques ont été explorés, l’époque de l’histoire écrite a été mieux comprise, la statistique a fait son apparition, et l’on a discerné pour la première fois ce qui pouvait obéir à des lois dans les actes de l’homme. Et dans la mesure où ce qui a trait à la nature chez l’homme a été mieux compris, le surnaturel a disparu de l’homme et de la société de la même manière que de la nature. Ce sont la technique, les moyens de communication, le mode de production, le capital qui s’accumule de façon gigantesque, qui ont fourni l’impulsion et le moyen pour l’exploration de la nature. Ce sont les vastes questions sociales nées du processus de production qui ont stimulé l’esprit de l’homme pour qu’il sonde la société.
C’est la technique qui a permis de fouiller de profondes couches terrestres, de faire de lointains voyages jusqu’aux peuples primitifs, à réunir des matériaux pour l’histoire et la statistique. Le mode de production qui a créé les besoins a également créé les moyens de satisfaire ces besoins. La classe qui avait avant tout besoin des nouvelles sciences, afin d’augmenter sa technique et son profit et de l’emporter sur les anciennes classes réactionnaires des propriétaires terriens, de la noblesse et du clergé, c’est-à-dire les capitalistes de l’industrie et du commerce qui se sont appelés les libéraux dans le domaine politique, cette classe donc a compris de plus en plus ce qu’il y avait de conforme aux lois naturelles dans les phénomènes de la nature et de la société; chez elle, la religion a presque complètement disparu. Ce qui est resté de la religion chez elle, c’est l’idée, qui vivait quelque part profondément à l’arrière-plan de sa conscience et qui n’avait aucune valeur pour la pratique, selon laquelle « il y a peut-être un Dieu après tout ». Les modernes et les libres penseurs, qui correspondent dans le domaine de la religion aux libéraux dans celui de la politique, n’ont encore besoin de Dieu que pour expliquer les notions de « bien » et de « mal », ou bien, comme ils disent, pour satisfaire leurs besoins « moraux », et afin de pouvoir faire naître l’esprit, dont la nature est encore aussi une énigme pour eux aujourd’hui, d’une source surnaturelle. Pour la nature et pour une bonne partie de la vie humaine et sociale, ils n’ont plus besoin de Dieu; la science, qui s’appuie sur la technique, les a déjà suffisamment éclairés là-dessus. De cette manière, le capitalisme moderne a, du fait qu’il a fait comprendre le monde de mieux en mieux, affiné de plus en plus la religion depuis l’époque de Luther et de Calvin, il l’a rendue de plus en plus nébuleuse, retranchée du monde, irréelle.
On m’en a beaucoup voulu dans des cercles réactionnaires, libéraux et même socialistes, quand j’ai écrit un jour que la religion s’enfuyait de la terre la tête basse comme un fantôme peureux. Et pourtant je n’ai fait en cela que constater une réalité : les représentations religieuses deviennent de plus en plus fantomatiques. Seules les classes en déclin, comme les petits-bourgeois et les paysans, et les classes réactionnaires, comme les grands propriétaires fonciers avec leurs idéologues, vivent encore en étant convaincues de leurs représentations des siècles antérieurs; il n’est resté à la majorité des classes possédantes et à leur intelligentsia qu’un brin de religion, ou bien elles feignent d’en avoir soit pour bâillonner le prolétariat, soit pour une autre raison. Les connaissances engendrées par le développement de la production capitaliste ont pris toute sa substance à la religion et elles ne lui ont laissé qu’une existence fantomatique, éthique. Mais ce même développement économique, qui a enlevé une grande partie de la religion à la bourgeoisie libérale, l’enlève totalement au prolétariat. Nous ne faisons que constater un fait quand nous affirmons que le prolétariat devient de plus en plus irréligieux. Ceci est aussi socialement naturel que tous les changements dans la pensée religieuse que nous avons traités jusqu’à présent. Nous avons en général trouvé comme raison de la religion la domination de puissances incomprises. Les forces de la nature, les pouvoirs sociaux, que l’on ne comprend pas et par lesquels on se sent pourtant dominés, sont déifiés. Qu’en est-il maintenant sur ce point du prolétaire moderne, à savoir de l’ouvrier industriel de la ville qui vit dans le milieu de la grande entreprise capitaliste ? L’usine le conduit à constater de visu que les forces de la nature ne représentent pas des puissances incompréhensibles. L’homme les connaît et les y domine, il joue avec elles qui, indomptées, sont les forces les plus dangereuses. Même si l’ouvrier ne les connaît pas théoriquement, elles sont domptées pratiquement par sa main, et il sait qu’on les connaît. En revanche, le prolétaire moderne comprend parfaitement les forces sociales qui sont la cause de sa misère. Le mode de production capitaliste a déchaîné la lutte de classe à laquelle il participe; et la lutte de classe lui a appris à reconnaître l’exploitation capitaliste et la propriété privée comme les causes de sa situation misérable, et le socialisme comme son salut. Et il n’y a donc pour lui rien de surnaturel ni dans la nature, ni dans la société. II sent qu’il n’y a rien dans la nature et dans la société qu’il ne puisse comprendre, même si la société le prive temporairement de cette possibilité. Il sent aussi que ce qui est encore maintenant pour lui et pour sa classe une cause prépondérante de misère ne le restera pas toujours. II sait que la lutte de classe et l’organisation du prolétariat prépareront la fin de cette misère. Mais là où le sentiment d’une superpuissance incompréhensible fait défaut, la religion n’apparaît pas en lui, ou bien s’il en avait une auparavant, elle meurt et disparaît. C’est pourquoi le travailleur socialiste n’est pas antireligieux, mais il est sans religion, il est athée. Si cela est déjà exact pour le travailleur « ordinaire », lequel a peu de temps, d’envie et d’occasion, pour se consacrer à l’étude, combien c’est encore plus valable pour celui qui est poussé à étudier par lui-même à cause de la lutte de classe ! Précisément parce qu’il est un ouvrier, parce que la détresse du prolétariat l’oblige à étudier, il peut apprendre à comprendre la société mieux qu’un professeur bourgeois d’économie politique par exemple. Le bourgeois ne peut pas voir la vérité; il ne peut pas admettre que sa classe soit en déclin; et même, il ne peut pas reconnaître la lutte de classe dans laquelle sa classe aura nécessairement le dessous. L’esprit de l’ouvrier en revanche, qui a tout à espérer de l’avenir, est affûté pour la vérité comme le chien de chasse pour le gibier. Et l’ouvrier dispose de sacrées sources ! Depuis plus de soixante ans, Marx a expliqué au prolétariat que le capital repose sur le travail non payé[4]. Il y a soixante ans, Marx et Engels ont révélé au prolétariat la nature de la lutte de classe[5]. Et ensuite, Marx a développé dans Le Capital la nature de tout le processus de production capitaliste que le travailleur trouve expliqué sous une forme plus claire et plus courte dans Les doctrines économiques de Marx de Kautsky et dans Le programme d’Erfurt. La bourgeoisie ne dispose pas de telles sources de connaissance sociales. L’ouvrier qui a étanché sa soif à ces sources-là ne verra plus rien de surnaturel dans la société. II apparaîtra chez lui non pas simplement quelque chose de négatif, un manque de religion, mais aussi quelque chose de positif, une conception du monde claire et solide. Et, s’il continue à lire et à réfléchir, il trouvera démontré dans les œuvres de Marx, d’Engels, de Kautsky, de Mehring, et de tant d’autres théoriciens éminents, que la vie spirituelle de l’homme est déterminée par son être social, que le droit est un droit de classe, la politique une politique de classe, que le bien et le mal sont des notions sociales changeantes, bref, la vérité de tout ce dont nous avons discuté ici dans cette brochure et de tout ce que le matérialisme historique enseigne. Ensuite, il comprendra également les transformations qui s’accomplissent dans la pensée, et il comprendra donc sa propre pensée. L’homme qui produit la société pratiquement, avec ses mains, la pénètre aussi de mieux en mieux avec son esprit. Il comprend la pensée de classe, et c’est de nouveau un support de la religion, la pensée métaphysique, qu’il apprenait à la maison et à l’église, qui s’écroule. Et le prolétaire à qui ne suffit pas l’examen superficiel que l’usine, la lutte syndicale et politique, lui donnent, peut aller plus avant dans sa compréhension ! Joseph Dietzgen, le philosophe du prolétariat, ainsi qu’il a été à bon droit nommé, et lui-même élève de Marx, n’a-t-il pas enseigné au prolétariat, en s’appuyant sur la science socialiste, ce qu’est l’esprit ? N’a-t-il pas expliqué aux travailleurs l’énigme devant laquelle la bourgeoisie reste décontenancée, c’est-à-dire la nature du travail intellectuel humain ? Il a démontré que, dans aucun domaine de la pensée, il ne se produit autre chose que le rassemblement de ce qui est particulier, de l’expérience, vers ce qui est général. L’esprit ne peut donc raisonner que sur ce qui est particulier, sur l’expérience, sur des faits qui ont été observés. Il a démontré que cela et rien d’autre est l’effet, la nature de l’esprit, de même que le mouvement est la nature du corps, que donc le fait de penser à quelque chose de surnaturel comme si c’était quelque chose de réel (chose en soi, Dieu, liberté absolue, personnalité éternelle, esprit absolu, etc.), est exactement aussi impossible, est exactement aussi en contradiction avec la nature de la pensée, que la représentation d’un « fer-blanc surnaturel »; que l’esprit est bien quelque chose d’extraordinairement magnifique, puissant et splendide, mais qu’il n’est pas plus énigmatique et mystérieux que tous les autres phénomènes de l’univers que l’on ne déifie pas. Dietzgen a prouvé que l’esprit est compréhensible précisément parce que la nature de l’esprit consiste à comprendre, c’est-à-dire à voir ce qui est général[6].
Quand le prolétaire affamé et assoiffé de connaissance a, par désir de se libérer et de libérer sa classe, compris cela, alors on peut dire tranquillement qu’il ne reste plus une seule place dans ses pensées où la religion pourrait résider. Le processus de production capitaliste qui lui a donné la détresse, la misère, le besoin et l’envie de se libérer, et en fin de compte le savoir, a fait dépérir en lui la religion. L’idée d’elle a disparu pour toujours; l’on ne réclame pas de lampe en plein soleil.
Quand la société socialiste existera un jour, la nature sera beaucoup mieux connue encore. Et l’étude approfondie de la société ne coûtera plus, comme aujourd’hui, peine et sueur. Elle apparaîtra comme claire et limpide devant nos yeux. L’idée de religion ne sera plus enseignée aux enfants.
Nous avons donc maintenant démontré que les conceptions de la religion, laquelle jouait autrefois un rôle si important dans la vie spirituelle de l’homme, se modifient avec les rapports de production et par eux. Quel changement ! La croyance à un fétiche, à un arbre, à un fleuve, à un animal, au soleil, à un bel homme vigoureux et brave déifié, à un esprit, à un père, à un souverain, à une abstraction fantomatique, et finalement … à rien. Et pourtant, tous ces changements sont une claire conséquence des changements dans la situation sociale de l’homme, de ses rapports modifiés à la nature et à ses congénères.
Première objection
Nos adversaires disent que les exposés qui ont été présentés ici sont en contradiction avec le point du programme social-démocrate suivant : la religion est une affaire privée. Ils voient dans ce point du programme une hypocrisie, une ruse, destinée à nous gagner les travailleurs croyants par la dissimulation de notre véritable conviction. Qu’il ne s’agisse pas ici d’une hypocrisie de notre part, mais simplement d’une incompréhension de nos ennemis, cela a été prouvé naguère avec brio dans un article du camarade Anton Pannekoek que nous citons comme suit :
« Le prétendu caractère antireligieux de la social-démocratie fait partie des malentendus les plus tenaces qui sont utilisés comme une arme contre nous. Nous avons beau prétendre encore de manière sans équivoque que la religion est une affaire privée, la vieille accusation revient toujours de nouveau. Or c’est l’évidence même qu’il doit y avoir une raison à cela; s’il s’agissait simplement d’une affirmation sans fondement, sans la plus légère apparence de justification, elle se serait déjà depuis longtemps révélée impropre comme arme et elle aurait disparu. En effet, il existe pour des têtes ignorantes une contradiction entre notre déclaration et le fait que, avec l’accroissement de la social-démocratie, la religion disparaisse de plus en plus dans les milieux ouvriers, et également que notre théorie, le matérialisme historique, soit en contraste abrupt avec les doctrines religieuses. Cette prétendue contradiction, qui a déjà troublé de nombreux camarades, a été exploitée par nos adversaires pour démontrer que notre proposition pratique, qui laisse chacun libre de sa religion, ne serait qu’une hypocrisie, une dissimulation de nos visées antireligieuses réelles, et ceci en vérité dans le but de gagner à nous en masse les travailleurs croyants. »
Nous réclamons que la religion soit considérée comme l’affaire privée de chaque individu, que chacun doit déterminer pour soi sans que d’autres y aient à dire ou à prescrire quelque chose. Cette revendication est née comme quelque chose d’évident pour les besoins de notre pratique. Il est en effet parfaitement exact que nous avons de la sorte gagné à nous en masse des travailleurs sans religion et des travailleurs croyants de différentes confessions, ce qui signifie qu’ils veulent s’associer à une lutte commune pour leur intérêt de classe. L’objectif du mouvement ouvrier social-démocrate n’est autre qu’une transformation économique de la société, que le passage des moyens de production à la propriété collective. Il est donc normal que l’on tienne à l’écart tout ce qui est étranger à cet objectif et tout ce qui pourrait conduire à des différends entre les ouvriers. Il faut toute l’étroitesse de vue intéressée des théologiens pour nous imputer, au lieu d’un objectif ouvertement reconnu, un autre objectif secret, l’abolition de la religion. On ne peut pas en fin de compte être surpris par celui qui oriente toute sa pensée vers des subtilités religieuses et qui n’a donc pas un regard pour la grande détresse et la magnifique lutte des prolétaires, s’il ne voit dans le bouleversement libérateur du mode de production et le changement spirituel et religieux, qui va de pair avec lui, qu’un passage à l’incroyance et s’il passe devant l’abolition de la misère, de l’oppression, de la servitude et de la pauvreté, comme devant quelque chose d’indifférent.
« C’est du besoin du combat pratique qu’est né notre principe pratique à propos de la religion, il en résulte déjà qu’il doit aussi se trouver en accord avec notre théorie, laquelle fonde le socialisme totalement sur la pratique de la lutte quotidienne. Le matérialisme historique voit dans les rapports économiques la base de toute la vie sociale; il s’agit toujours de besoins matériels, de luttes des classes, de bouleversements du mode de production, là où la façon d’envisager les choses antérieurement, et celle des combattants eux-mêmes, découvrait des discordes et des luttes religieuses. Les idées religieuses ne sont qu’une expression, un reflet, une conséquence, des rapports de vie réels des hommes, et donc au premier plan des situations économiques. Aujourd’hui aussi il s’agit d’un bouleversement économique, mais pour la première fois dans l’histoire, la classe qui doit l’accomplir, est clairement consciente qu’il ne s’agit pas de la victoire de n’importe quelle conception idéologique. Cette claire conscience, qu’elle puise dans la théorie, elle l’exprime dans la revendication pratique : la religion est une affaire privée ! Cette revendication est donc aussi bien une conséquence de la claire connaissance scientifique que du besoin pratique. »
Il résulte de cette conception, à savoir celle que le matérialisme historique a de la religion, qu’elle ne peut pas du tout être mise dans le même sac que l’athéisme bourgeois. Ce dernier s’opposait de manière directe et hostile à la religion parce qu’il voyait en elle la théorie des classes réactionnaires et l’obstacle principal au progrès. Il ne voyait dans la religion que stupidité, insuffisance de connaissances et d’instruction; c’est pourquoi il espérait pouvoir extirper la foi aveugle des paysans et des petits-bourgeois stupides par le rationalisme scientifique, en particulier par la science de la nature.
« Nous voyons au contraire la religion comme un produit nécessaire des conditions d’existence, qui sont essentiellement de nature économique. Le paysan auquel les caprices du temps procurent une bonne ou une mauvaise récolte, le petit bourgeois auquel les conditions de marché et de concurrence peuvent occasionner une perte ou un profit, se sent dépendant de puissances mystérieuses supérieures. Contre ce sentiment immédiat, la science livresque, à savoir que le temps est déterminé par des forces naturelles et que les miracles de la Bible sont des légendes inventées de toute pièce, ne sert à rien. Les paysans et les petits-bourgeois s’opposent à ce savoir, même si c’est à contrecœur et avec méfiance, car il provient de la classe qui les opprime et parce qu’eux-mêmes, en tant que classes en déclin, ne peuvent pas y trouver d’arme, de salut, et pas même de consolation. Ils ne peuvent trouver du réconfort que par des moyens surnaturels, dans des représentations religieuses. »
C’est l’inverse pour le prolétaire qui a une conscience de classe; la cause de sa misère est là clairement devant lui, dans la nature de la production et de l’exploitation capitalistes, laquelle n’a pour lui rien de surnaturel. Et puisqu’un avenir rempli d’espérance lui est proposé, qu’il sent que le savoir lui est nécessaire pour qu’il puisse briser ses chaînes, il se jette avec une ferveur ardente dans l’étude du mécanisme social. C’est ainsi que toute sa conception du monde, même s’il ne sait rien de Darwin et de Copernic, est une vision non religieuse; il ressent les forces avec lesquelles il a à travailler et à combattre comme de froides réalités séculières. Et donc l’irréligiosité du prolétariat n’est pas une conséquence de certaines leçons qui lui auraient été prêchées, mais un sentiment immédiat de sa situation. Réciproquement, cette disposition d’esprit qui naît de la participation aux luttes sociales a pour effet que les travailleurs se saisissent avec empressement de tous les écrits rationalistes et antithéologiques, de Büchner[7] et de Haeckel[8], afin de donner, par la connaissance des sciences de la nature, un fondement théorique à cette manière de penser. Cette origine de l’athéisme prolétarien a pour conséquence que le prolétariat ne le fait jamais apparaître comme un objet de lutte contre ceux qui ont des opinions différentes; ses seuls objets de lutte sont ses conceptions et ses buts sociaux qui constituent l’essentiel de sa vision du monde. Les prolétaires qui, en tant que camarades de classe, vivent sous la même oppression, sont ses camarades de lutte naturels, même si les effets mentionnés sont absents chez eux en raison de circonstances particulières. Il y a en effet de telles circonstances particulières, abstraction faite de la force de la tradition qui opère partout et qui ne peut être vaincue que progressivement. Les prolétaires qui travaillent dans des conditions dans lesquelles des forces naturelles puissantes, terribles, imprévisibles, les menacent de mort et de perdition, comme les mineurs et les marins, garderont souvent un fort sentiment religieux, alors qu’ils peuvent être en même temps des lutteurs vigoureux contre le capitalisme. L’attitude pratique qui résulte de cet état de choses est encore souvent méconnue de nos camarades de parti qui croient devoir opposer à la croyance chrétienne nos conceptions comme « une religion supérieure ».
« Concernant la relation entre socialisme et religion, c’est donc exactement le contraire de la façon dont nos ennemis théologiques se la représentent. Nous ne faisons pas renoncer les travailleurs à leur croyance antérieure par la prédication de notre théorie, le matérialisme historique, mais ils perdent leur croyance à la suite de leur observation attentive des rapports sociaux qui leur fait reconnaître l’abolition de la misère comme un objectif à portée de main. Le besoin de comprendre ces rapports de plus en plus profondément les conduit à étudier les écrits matérialistes-historiques de nos grands théoriciens. Ceux-ci n’agissent pas de manière hostile à la religion, car la croyance n’existe plus; au contraire, ils produisent une appréciation de la religion en tant que phénomène historiquement fondé qui ne disparaîtra que dans des circonstances futures. Cette doctrine nous préserve donc de donner poids et l’importance, aux différences idéologiques; elle met au premier plan notre but économique comme la seule chose d’importance, et elle exprime cela dans un mot d’ordre pratique : « la religion est une affaire privée.»
Deuxième objection
Mais d’où cela vient-il que, quand d’anciens rapports de production ont dû faire place à de nouveaux, les vieilles religions continuent cependant à exister encore longtemps ?
L’on doit répondre à cette question car ce fait est utilisé par nos adversaires comme une objection contre nous. La réponse n’est pas difficile.
Premièrement, un vieux mode de production ne meurt jamais subitement. Dans les siècles précédents, ce dépérissement a eu lieu de manière extrêmement lente, et même maintenant, alors que la grande industrie évince si rapidement l’ancienne technique, la disparition de la petite entreprise mettra encore très longtemps à s’effectuer. Il restera donc encore pendant longtemps suffisamment de place pour la vieille religion.
Deuxièmement, l’esprit humain est paresseux. Même quand le corps se trouve déjà dans de nouveaux rapports de travail, la pensée ne prend pas rapidement de nouvelles formes. La tradition, la coutume, font pression sur le cerveau des êtres vivants. L’ouvrier peut facilement observer cela dans son propre entourage : voici deux hommes qui se trouvent côte à côte dans la même usine, avec la même misère, les mêmes difficultés. Et pourtant l’un est un faible d’esprit qui ne veut pas lutter, qui est incapable d’apprendre à penser librement et qui suit le prêtre en matière de politique, de religion, et de syndicat. L’autre est plein de vie, tout est combativité en lui; il parle sans interruption, il fait sans arrêt de la propagande, il s’agite sans cesse, son mot d’ordre, c’est : « ni Dieu ni maître ». C’est la tradition qui agit ici à côté de la différence de tempérament. Le catholicisme, bien qu’il ait pu revêtir de nouvelles formes, est une religion adaptée à d’anciens rapports. Par suite de l’inertie qui reste attachée à la pensée aussi bien qu’à la matière, il résiste pourtant fermement. Longtemps après qu’un mode de production a disparu, l’on peut parfois trouver encore ses vielles fleurs desséchées. Troisièmement, les classes montantes et les classes menacées agissent de sorte que leur vieille manière de penser continue à exister encore longtemps. Autrefois, quand la lutte de classe était encore menée sous des formes religieuses, sous des mots d’ordre religieux, une classe montante, qui aspirait à d’autres rapports sociaux que la classe gouvernante, avait souvent une nouvelle religion qui correspondait à ce qu’elle considérait comme bon, juste et vrai. C’est ainsi par exemple que le calvinisme a été au début une religion de rebelles. Mais une fois que la classe montante a supplanté l’ancienne et est devenue la classe dominante, elle a alors transformé elle aussi sa religion en religion dominante; elle l’a alors imposée de force à tout le monde, mais elle a ainsi changé le caractère révolutionnaire de la religion en un caractère conservateur; elle a exprimé aussi dans cette religion ses propres nouveaux rapports. C’est ainsi que le christianisme – autrefois la religion des pauvres et des sans propriété, et à cette époque-là encore, de manière extrêmement simple et dépouillée, une religion de l’amour et du secours mutuel – est devenu, en tant qu’Église officielle, un système très complexe de dogmes, de cérémonies, de représentants de Dieu sur terre, de hiérarchie et d’exploitation, qui ressemblait très peu au premier christianisme. La classe qui vient au pouvoir et entre dans d’autres rapports, change simplement la nature de la religion et, de moyen de lutte, elle en fait un moyen d’oppression. Et cela, nous le voyons également de nos jours. Les classe dominantes, qui revendiquaient pour elles-mêmes la jouissance, ont inculqué aux opprimés et utilisé contre les opprimés la soumission, l’humilité et la souffrance résignée, cette partie de la doctrine de Jésus, depuis que le christianisme est devenu la religion de ces classes. Quand les classes possédantes étaient elles-mêmes révolutionnaires, comme les calvinistes et les autres protestants, elles ne prêchaient pas pour elles-mêmes la tolérance mais la lutte. Mais maintenant qu’une classe s’élève en s’opposant à elles, classe qui ne veut pas subir mais lutter jusqu’à la victoire, alors l’ancienne religion de la souffrance est utilisée à nouveau par tous, y compris par les sectes précédemment révolutionnaires, pour éloigner de la lutte au moins une partie des classes montantes. Cela ne nous surprend donc pas que, par l’effet réuni des anciens rapports de production qui subsistent encore, de la tradition et de la domination de classe, une ancienne religion conserve encore longtemps son existence et sa force. Et donc, qu’elle n’ait plus de vie intérieure riche mais qu’elle ressemble plutôt à des débris fossilisés, cela n’est pas non plus pour nous étonner puisque nous savons maintenant que la religion est née de la société.
[1] Aujourd’hui encore, les peuples primitifs, chez lesquels la société marchande pénètre, sont également «convertis» au monothéisme.
[2] Seules les cités italiennes demeurèrent catholiques, pour des causes également économiques. Le pouvoir du pape signifiait le pouvoir de l’Italie sur le monde chrétien.
[] La taille même de cet ouvrage ne permet pas naturellement d’aborder tous les systèmes philosophiques.
[4] Travail salarié et capital, de Karl Marx.
[5] Le Manifeste communiste, de Karl Marx et Friedrich Engels.
[6] Marx a traité de la manière dont les rapports de production modifient le contenu de la pensée. Mais la pensée elle-même est expliquée par !es philosophes et les théologiens bourgeois comme provenant de Dieu. Aussi, après la critique que Marx avait faite du contenu de la pensée, il restait par conséquent encore une partie inexpliquée du monde des idées que la bourgeoisie pouvait utiliser pour sa propre élévation et pour l’abaissement du prolétariat. C’est cette partie que Joseph Dietzgen a étudiée. Tandis que Marx s’était saisi du côté matériel, Dietzgen s’est emparé de l’affaire de l’autre côté, celui des idées. Là où Marx présentait ce que la matière sociale fait à l’esprit, Dietzgen montrait ce que l’esprit fait lui-même. – Marx entend la bourgeoisie dire souvent : « Mais la nature des choses, personne ne peut la comprendre; la nature des choses est au-dessus ou au-dehors de ce que l’on peut imaginer ». C’est ainsi qu’elle veut sauver ce qui est surnaturel. Dietzgen a prouvé que ce qui est incompréhensible pour la bourgeoisie ne réside pas dans la nature des choses mais dans sa propre compréhension. La bourgeoisie, les philosophes et les théologiens bourgeois, ne comprennent pas ce qu’est comprendre. Ce que comprendre veut dire, Dietzgen l’a expliqué aux ouvriers, et c’est ainsi que, grâce à Marx et à Dietzgen, tout le rapport entre la pensée et l’être social est devenu clair, puisque l’un a étudié les modifications de la pensée, et l’autre la nature de la pensée. Marx lui-même avait puisé ses connaissances sur la société dans la lutte de classe du prolétariat qu’il avait devant ses yeux en Angleterre et en France. Dietzgen a formé ses connaissances sur l’esprit à partir de la connaissance qu’avait Marx sur la société. II a appris à saisir le matérialisme historique dans les écrits de Marx, et ce n’est qu’ainsi que Dietzgen a pu parvenir à une claire doctrine sur l’esprit. Tous deux ont donc tiré leurs connaissances de la lutte de classe du prolétariat. Le prolétariat leur a donné par son travail, ses revendications et ses actions, l’expérience, et ils ont constitué la doctrine, la théorie. L’on peut dire qu’ils ont rendu au prolétariat le centuple de ce qu’il leur a donné.
[7] II s’agit de Friedrich Büchner (1824-1899), naturaliste et philosophe matérialiste allemand, auteur de Kraft und Stoff (1855) et Natur und Geist (1857). Büchner est un vulgarisateur et un polémiste populaire qui militait pour une méthode scientifique expérimentale (NdT).
[8] Ernst Haeckel (1834-1919), biologiste et philosophe allemand, fut un partisan convaincu de la théorie de l’évolution et il popularisa le travail de Darwin en Allemagne. II est aussi considéré comme le père de l’écologie. Pour certains, il est à l’origine d’une classification des races, par leur hiérarchisation dans un cadre évolutionniste, et il serait donc un précurseur de la doctrine biopolitique nazie (NdT).