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théorie politique

La question de la période de transition communiste, des KAPD-GIC aux « communisateurs »

Publié le 22 Février 2023 par Philippe Bourrinet

fichier en pdf, extrait du livre : Ph. B., LA Gauche communiste germano-hollandaise des originges à 1968, éditions moto proprio, Paris, septembre 2018. Le fichier contient les notes et les appels de notes

La question de la période de transition communiste, des KAPD-GIC aux « communisateurs »

Note d'introduction :

Traduction en espagnol sur le site inter-rev.oractivo (23 février 2023)

https://inter-rev.foroactivo.com/t11774-la-cuestion-del-periodo-de-transicion-comunista-del-kapd-gic-a-los-comunizadores-philippe-bourrinet#99545

La cuestión del período de transición comunista, del KAPD-GIC a los "comunizadores”, por Philippe B.

La question de la période de transition communiste, des KAPD-GIC aux « communisateurs »

4.1 Les réflexions initiales du KAPD et de Jan Appel sur le processus communiste («socialisation»/«communisation»)

Le débat sur la période de transition au communisme fut initié dans la gauche communiste allemande à travers la question centralisme/fédéralisme. Une transformation de la société ne pouvait s’effectuer que de bas en haut, et donc au niveau de la commune, des organisations d’usine révolutionnaires sur une base territoriale. Une transformation autoritaire par le haut dirigée dictatorialement par des organismes bureaucratiques se substituant à la base ne pourrait que conserver l’ordre social existant, en ne tenant compte que des seuls intérêts de l’État, fût-il des conseils.

Face à la tendance fédéraliste représentée par Otto Rühle et Franz Pfemfert, Karl Schröder, lors du congrès du KAPD d’août 1920, précise ce qu’il faut entendre par centralisme : une coordination obtenue de bas en haut, par le travail commun du parti prolétarien et des organisations révolutionnaires d’usine (revolutionäre Betriebsorganisationen):

Nous rejetons le centralisme dans son ancienne acception : nous pensons qu’il est mort. Mais la coordination que le progrès de la révolution en Allemagne et celui de  la révolution mondiale nous imposent comme une nécessité – par la naissance de l’organisation des conseils –, cette forme de centralisme nous ne pouvons pas et ne devons pas la rejeter, sous peine d’être réduits en miettes. Si le fédéralisme doit signifier liberté complète pour chaque petit groupe particulier, c’est une monstruosité étrangère à l’idée de communauté ainsi qu’à l’organisation en conseils.

Par la suite, le KAPD dans le programme adopté lors de son cinquième congrès (1923) ne revint pas sur cette conception décentralisée du pouvoir des conseils, très proche du modèle de la Commune de 1871, modèle adopté par Marx lui-même dans le sens d’une transformation économique de la société.

Mais, dans ce nouveau programme du KAPD, l’État prolétarien des conseils apparaissait sous la forme d’un État prolétarien centralisé, n’ayant cependant strictement rien à voir avec la conception de l’État ouvrier propagé par le Komintern qui n’était rien d’autre qu’une nationalisation du capital :

Le prolétariat ne peut s’ériger en classe dirigeante au sein des formes et de l’appareil dont la classe bourgeoise fait usage pour exercer sa domination. Aussi la centralisation des instruments de production dans les mains de l’État prolétarien des conseils n’a rien en commun avec celle des industries aux mains d’un État organisé dans les intérêts de la bourgeoisie, peu importe le costume revêtu par les conditions formelles d’une telle centralisation, nationalisation, «socialisation», peu importe qui et combien de prétendus «représentants du prolétariat» peuvent siéger dans le gouvernement d’un tel État avec la casquette d’un soi-disant «gouvernement ouvrier».

De façon générale, la domination des moyens de production ne commence pas par la centralisation, mais par le fait que le prolétariat «se servira de sa suprématie politique» pour «arracher petit à petit tout le capital à la bourgeoisie». Cette phrase reprise du Manifeste communiste et citée par Lénine dans L’État et la Révolution n’est même pas critiquée par le KAPD pour son contenu gradualiste («petit à petit»).

Lorsque débute un processus de «communisation» ou de «socialisation», comme ce fut le cas très brièvement en Russie, tout le processus doit se dérouler dans le cadre d’une longue guerre civile mondiale abolissant, dans un cours complexe d’extension, les frontières des anciens ou des nouveaux États capitalistes :

Les frontières territoriales où s’exerce la dictature prolétarienne – de par l’inévitable caractère international de la révolution ouvrière – ne peuvent être atteintes qu’à un moment précis. Choisir avec justesse ce moment est l’une des questions politiques les plus cruciales pour le pouvoir des conseils. Il est très vraisemblable que ces frontières ne coïncideront ni avec les frontières politiques actuelles ni avec les frontières linguistiques. Au contraire, sous la pression des relations économiques et des rapports de classe, elles seront, probablement tout un temps, en partie plus étroites, en partie plus larges. La révolution prolétarienne peut, sous certaines conditions au cours de son développement international, créer provisoirement des territoires entièrement nouveaux puis les détruire de nouveau en continu jusqu’à ce que le grand but soit atteint, et que de façon générale les frontières des pays disparaissent.

En fait, le (second) programme du KAPD de 1923 laisse dans l’ombre les mesures communistes radicales – celles déjà préconisées par Marx en 1875 – qui pourraient être mises rapidement en pratique : instauration d’un système (provisoire) de bons du travail dans un premier temps1064 conduisant à la disparition des signes monétaires; puis disparition définitive du travail salarié, du marché et de la loi de la valeur dans un second temps. L’idée d’une socialisation «éclair» de la production est donc absente de l’horizon du KAPD. La question des phases de socialisation I et II de la production, envisagées théoriquement par Marx, sera abordée en détail uniquement par le communisme des conseils germano-hollandais, en 1930, au moment même de la Crise de 1929.

Le KAPD reste très flou sur le processus de «socialisation»/«communisation». Il se contente d’affirmer le caractère double d’une révolution communiste, indissociablement économique et politique dans son propre mouvement d’expansion :

La révolution de la classe ouvrière n’est pas un acte purement économique; encore moins se réduit-elle à n’être qu’un acte purement politique. La révolution de la classe ouvrière est plutôt, dans la totalité de son déroulement, un processus unitaire, politique et économique, où le politique ne peut jamais être absolument séparé de l’économique. Rejeter l’un de ces deux éléments revient toujours à dévier un temps du droit chemin de la révolution.

Libéré de prison à la fin de 1926, à la faveur d’une amnistie de Noël, Jan Appel redéfinit en 1927, dans l’organe théorique du KAPD, le problème en s’attaquant aux positions de Lénine plus nettement que ne l’avait fait ce parti. Il s’agit, pour éviter le fiasco bolchevik, de retourner à la conception de l’État-Commune, où la dictature du prolétariat s’exerce de bas en haut (von unten auf). L’État central ou plutôt le gouvernement central est responsable directement devant tous les «communards», les travailleurs manuels et intellectuels organisés conseils qui élisent les «fonctionnaires» du «Centre», toujours amovibles. Ceux-ci tirent leur légitimité de «fonctionnaires» de leur responsabilité directe devant l’ensemble des prolétaires :

Les fonctionnaires exécutifs du gouvernement central ne sont pas des fonctionnaires de l’État, mais des fonctionnaires de la Commune, car ils ne sont pas responsables vis-à-vis du gouvernement de l’État, mais vis-à-vis de leurs électeurs directs dans la Commune.

Et Appel de souligner que l’État prolétarien, qui deviendra un jour «superflu», doit se dévêtir de tout son pouvoir au seul profit des communes territoriales révolutionnaires :

[...] il en résulte par conséquent que l’État prolétarien doit veiller, dès le début, à se démettre de tout son pouvoir, en faisant de ce pouvoir un pouvoir centralisé volontaire, c’est-à-dire en le remettant aux communes. La création de ces conditions est la tâche de la dictature puisque son objectif est de se rendre superflue.

Jan Appel ne s’interroge pas sur les conséquences qu’aurait cette «éclipse» du pouvoir central, dans un long cours de guerres civiles et de réorganisation verticale et horizontale de l’économie. Y aurait-il par exemple une seule «armée rouge» centralisée ou des «armées rouges» purement locales? Les «communes» se contenteraient-elles d’échanger horizontalement les produits des usines aux mains des travailleurs armés organisés en conseils, et selon quelles modalités ? Ceux-ci se plieraient-ils au principe d’autorité, propre à la «dictature du prolétariat», ou à celui d’un fédéralisme libertaire et finalement «libertarien» sur le plan économique ?

Karl Schröder avait déjà mis en garde en 1920 contre un anticentralisme de principe :

Si le fédéralisme doit signifier liberté complète pour chaque petit groupe particulier, c’est une monstruosité étrangère à l’idée de communauté ainsi qu’à l’organisation en conseils.

Cette mise en garde fut rejetée dans le KAPD par les tendances «fédéralistes» qui allaient former l’AAUE en 1921.

Néanmoins, Jan Appel, sous le pseudonyme de Piet de Bruin, met en exergue en 1928 le cadre politique de toute transformation économique. Il s’agit de comprendre pourquoi la révolution a échoué en Russie n’ayant jamais été réellement communiste :

Les tentatives faites en Russie de construire le communisme ont déblayé le terrain dans le domaine de la praxis, ce qui, dans le passé, ne pouvait être abordé que dans le seul domaine de la théorie. La Russie a cherché à fonder la vie économique, en ce qui concerne l’industrie, sur des principes communistes […] et cela a été un échec complet.

Il fallait, et c’est la conclusion de la série d’articles écrite par Piet de Bruin, dépasser le vieil antagonisme centralisme/fédéralisme :

Le fait que toute transformation des énergies humaines au cours du processus économique finisse par aboutir à un organisme qui l’enregistre est la plus haute synthèse de la vie économique. On peut l’appeler fédéraliste ou centraliste, tout dépend du point de vue d’où on l’examine. Elle est aussi bien l’un que l’autre, ces concepts ont perdu tout sens pour le système de production vu comme un tout.

L’opposition fédéralisme-centralisme se dissout dans une unité supérieure, l’organisme de production est devenu une unité organique.

Cette réflexion préfigure donc le travail collectif du GIC publié en 1930 par l’AAU de Berlin sous le titre : Grundprinzipien kommunistischer Produktion und Verteilung.

4.2 La période de transition du capitalisme à la phase supérieure du communisme selon les Grundprinzipien

La question complexe de la période de transition du capitalisme au communisme – après la prise du pouvoir par les conseils ouvriers – fut abordée par les communistes de conseils allemands, puis hollandais sous un angle résolument économique, pour expliquer le fiasco de l’expérience russe. La dégénérescence de la Révolution russe et l’évolution de la Russie soviétique vers le capitalisme d’État montraient la faillite du «politique d’abord». Le facteur économique, la gestion de la nouvelle société par les conseils, avait été sous-estimé sinon nié. Le poids de la tradition du «politique» – où la «dictature du prolétariat» est conçue comme une dictature politique sur l’ensemble de la société – avait relégué au second plan les tâches économiques censées être assumées par le seul prolétariat.

Cette idée a été exprimée avec une particulière netteté par Pannekoek au début de la deuxième guerre mondiale :

La tradition signifie domination de l’économie par le politique. [...] Ce que les ouvriers ont à entreprendre est la domination du politique par l’économie.

Cette question des rapports entre politique et économique fut l’objet de la réflexion des groupes communistes de gauche dès le début des années vingt, la perspective communiste en Occident paraissant être à portée de fusil (et de charge de cavalerie !) au moment de la marche de l’Armée rouge sur Varsovie.

À côté de la gauche allemande qui avait abordé dès l’éclatement de la révolution en Allemagne la question des premières mesures communistes1072, la gauche italienne la mit au centre de son corpus politique dès la fondation du Parti communiste d’Italie en janvier 1921. Chez Bordiga, dirigeant du parti, l’accent doit être porté, lors du processus de «socialisation», sur la statistique «unique» hypercentralisée, pour satisfaire au principe de «grande équité sur lequel est fondé le régime socialiste» :

Pour accomplir cette tâche, nous avons besoin d’une statistique unique, d’une administration unique et d’une distribution unique des produits de toutes les entreprises […]

À la différence de la gauche germano-hollandaise – du KAPD comme plus tard du GIC –, Amadeo Bordiga préconise le «contrôle ouvrier», après la conquête du pouvoir, voyant en lui la première étape de la «socialisation» :

[…] le contrôle ouvrier sur la production constitue, pour nous communistes, une première phase conduisant au socialisme, à la gestion collective de l’entreprise exercée par l’État prolétarien. […] le contrôle ouvrier est pour nous une étape, après la conquête du pouvoir politique, vers la gestion sociale, vers la gestion collective de l’industrie, de ces grandes entreprises de production, qui nous permettra de faire un grand pas vers le socialisme… [c’est] la collectivité qui de façon centralisée administre et régit la circulation [des produits industriels].

L’État prolétarien, qui centralise et phagocyte toute la vie économique, accorde la gratuité immédiate des biens et des services. L’exemple choisi est celui de la «socialisation» russe de 1918 à 1920 :

L’activité générale de l’industrie d’État du prolétariat dédie (aux services publics) une partie de ses ressources économiques, de telle façon qu’il est possible de les rendre quasiment gratuits, qu’il est possible de supprimer les tarifs des chemins de fer, des tramways, de la poste, de l’abonnement à l’électricité, à la distribution de l’eau, à celui du gaz, du téléphone, etc. […].

Et Bordiga reprend l’idée marxienne de bons de travail, mais sous la «garantie» (et la férule) de l’État prolétarien centralisé, afin d’effectuer une juste répartition des produits de consommation courante, en instaurant un salaire en nature, qui «altère complètement le critère de la rétribution du travail» :

[…] nous nous approchons du socialisme pour autant que, simultanément, l’État prolétarien devient dans une très grande mesure… le dépositaire de ces produits de la terre qui sont nécessaires à l’alimentation, en devient le distributeur, d’abord sous forme de paiement en monnaie, puis sous forme de paiement en bons du travail, puis avec la livraison des produits par ses magasins; l’État prolétarien impose ce principe de base : le salaire en nature. Au fur et à mesure que ces entreprises entrent dans le mécanisme de la socialisation, l’État collectif devenant celui qui dispose de tous les produits devient aussi celui qui distribue, et cela non plus selon le vieux principe du salaire obtenu en raison du travail fourni, en qualité et en quantité, mais du salaire obtenu, sinon en raison des besoins, mais au moins en raison d’une répartition égale de ce qui est indispensable pour donner à tous la possibilité de vivre […]

Cette conception hyper-centraliste d’un État providence «prolétarien» reprend presque à la lettre celle des bolcheviks : la «socialisation»/«communisation» est un fait du prince, celui de l’État rendu «prolétarien» par la prise du pouvoir par le parti prolétarien unique. Cette vision autoritariste est bien sûr totalement étrangère au communisme des conseils, pour qui le moteur de toute «communisation» c’est le prolétariat organisé en comités d’usine révolutionnaires, indépendants de tout pouvoir d’État, dont l’action se développe par capillarité et horizontalement à partir de communes révolutionnaires décentralisées.

On ne trouvera donc pas dans le mouvement allemand des Unions (AAUD) comme chez le GIC de réflexions théoriques interminables sur la «nature» de l’État ou du «demi-État» dans la période de transition. Les rapports entre le nouvel État de la période de transition, les partis révolutionnaires, et les conseils ouvriers sont tout juste effleurés, malgré les expériences russe et hongroise. On reste sur sa faim au sujet des rapports entre une Internationale ouvrière révolutionnaire (KAI) et les États – dans les pays où le prolétariat se serait emparé du pouvoir politique. La question fut évoquée par Herman Gorter, mais dans une optique résolument «léniniste».

Les Grundprinzipien sont un travail collectif critique publié au terme de nombreuses réunions du GIC. C’est pourquoi il demeura toujours en chantier. Publié en hollandais en 1931, l’ouvrage connut une seconde édition complétée en 1935 dans la même langue, ce qui était déjà un handicap. C’est cette édition qui permet de relativiser considérablement l’étiquette d’«économisme égalitariste» accolée aux Grundprinzipien. Un nouveau chapitre (chap. XVI) souligne le caractère politique (et autoritaire !) d’une dictature du prolétariat, qui a pour but «la suppression du travail salarié» et se moque bien de la classique démocratie bourgeoise :

Cette dictature est pour nous quelque chose qui va de soi, sur laquelle on ne doit pas nécessairement s’exprimer, car la conception de la vie économique communiste ne se distingue en rien de la dictature du prolétariat. La mise en œuvre de l’économie communiste n’est rien d’autre que la suppression du travail salarié, laquelle donne le même droit d’accès aux réserves sociales à tous les producteurs. C’est la suppression de tous les privilèges de certaines classes. L’économie communiste ne donne à personne le droit de s’enrichir sur le dos du travail d’autrui. Qui ne travaille pas ne mangera pas. L’application de ces principes n’a rien de «démocratique». La classe ouvrière leur donne réalité au prix d’un combat sans merci, sanglant. Il ne peut être question de démocratie dans le sens d’une collaboration de classes, comme nous le voyons aujourd’hui avec le système des parlements et des syndicats.

Le GIC, par le biais d’un article anonyme de Pannekoek, n’hésite pas à affirmer la nécessité de la «violence du prolétariat» et de la guerre civile en période révolutionnaire. Il s’agit de s’opposer frontalement au principe de non-violence propagé par les anarchistes pacifistes mais aussi à toute violence inutile, car le grand but demeure «la maîtrise de la production» :

[...] la non-violence elle-même ne peut être une conception du prolétariat. Le prolétariat utilisera la violence en son temps pour autant qu’elle soit utile et nécessaire. La violence des ouvriers jouera à certains moments un rôle déterminé, mais la force principale du prolétariat se trouve dans la maîtrise de la production. [...] La classe ouvrière doit utiliser toutes les méthodes de lutte qui sont utilisables et efficaces, selon les circonstances. Et dans toutes ces formes de lutte viendra au premier plan sa force intérieure, sa force morale.

Pour le GIC, l’existence d’un État – ou «demi-État» d’un prolétariat en train de s’abolir – dans une période de transition vers le communisme ne pose guère problème, sinon sous la forme d’un État hypercentralisé au point d’entraver la centralisation au niveau de chacune des «Communes».

Le livre du GIC sur la période de transition1081 aborde donc essentiellement les problèmes économiques de cette période. Notons que la discussion au sein du GIC avait déjà modifié quelque peu la version de 1930, publiée en allemand par l’AAU de Berlin, dont les positions quelque peu économistes étaient d’ailleurs loin d’être partagées par le KAPD.

Le point de départ du GIC est simple : l’échec de la Révolution russe et l’évolution vers le capitalisme d’État ne peuvent s’expliquer que par une ignorance des problèmes complexes de la transformation de la société capitaliste en société communiste. Néanmoins, la Révolution russe reste une immense expérience de laboratoire à ciel ouvert permettant, malgré son échec éclatant, de faire progresser la praxis communiste :

La Russie a essayé en ce qui concerne l’industrie d’édifier la vie économique selon des principes communistes... [Elle] a en cela complètement échoué. […] C’est à l’école de la pratique de la Révolution russe que nous sommes redevables de pouvoir progresser, car elle nous a permis de constater ce que signifiait le droit de disposer d’un appareil de production, lorsqu’il est entre les mains d’une direction centrale.

Pour les communistes de conseils germano-hollandais, la «dictature du prolétariat» est l’œuvre de «l’association de producteurs libres et égaux». Les ouvriers, organisés en conseils dans les usines, s’emparent de l’ensemble de l’appareil de production et le font fonctionner à raison de leurs besoins propres, en tant que consommateurs, et sans jamais passer par une instance centrale, de type étatique, dont la finalité est la perpétuation d’une société d’exploitation et d’inégalité, culminant sous la forme du capitalisme d’État.

La centralisation se fait au seul niveau fédéral, celui des communes et non au niveau de l’État central. On éviterait ainsi que le «communisme d’État» mis en place dans la période de communisme de guerre, de 1918 à 1920, ne se transforme en capitalisme d’État dont les besoins en matières premières et énergétiques ont une absolue priorité sur ceux des producteurs-consommateurs ouvriers.

Il est donc impératif que dans la nouvelle société, dominée par le pouvoir des conseils d’usine et non par un parti centralisé chevauchant la machine étatique, le salariat – source de toute inégalité et de toute exploitation de la force de travail – soit aboli.

Pour le GIC, les problèmes de la période de transition sont relativement simples : les producteurs contrôlent et répartissent le produit social, selon le principe d’équité et par le biais d’une autorité exercée de «bas en haut» (von unten auf).

Certes, la question essentielle de la période de transition, depuis 1917, reste de l’ordre du politique, impliquant l’extension de la révolution prolétarienne à l’ensemble du monde. Cependant, primauté doit être donnée à la question économique. Celle-ci ne peut être réglée que par une augmentation de la consommation ouvrière, immédiatement et équitablement organisée par les conseils d’usine au niveau territorial de la «Commune».

Le problème de la période de transition est double : l’«exactitude» du rapport entre les producteurs et leurs produits, mais aussi leur rapport à «leur» entreprise pour laquelle «ils se battent» :

Le prolétariat souligne le caractère fondamental du rapport du producteur à son produit. C’est cela et seulement cela qui est le problème central de la révolution prolétarienne.

De même que le paysan asservi se battait, lors de la révolution bourgeoise, pour son lopin de terre et du plein droit de disposer des fruits de son travail, de même le prolétaire se bat pour l’entreprise [um den Betrieb] et pour le droit de pouvoir disposer entièrement de la production, ce qui n’est possible que lorsque le rapport fondamental entre le producteur et son produit est déterminé socialement et juridiquement.

Mais comment arriver à une répartition du produit social qui soit à peu près «équitable», sinon «égalitaire»? Celle-ci, évidemment, ne pouvait découler de simples mesures juridiques ou d’oukases administratifs : «nationalisation», «socialisation», «collectivisation» dont le seul résultat visible est la nationalisation de la propriété privée, les travailleurs étant alors assujettis à l’État-patron.

La solution, poursuit le GIC, réside dans le calcul exact du coût de la production des entreprises en temps de travail relativement à la quantité des biens sociaux disponibles. Le GIC prend un exemple simple, celui de la gestion d’une usine de chaussures, où la comptabilité en paires (un produit dénué de sophistication) ne pose guère de difficulté majeure.

La vraie difficulté réside dans la PRODUCTIVITÉ respective des entreprises, pour un même produit, les quantités de travail nécessaires à sa fabrication étant inégales. Il suffit donc, pour résoudre ce problème récurrent, de calculer le temps social moyen de production de chaque produit. La quantité de travail des entreprises les plus productives, celle qui dépasse la moyenne sociale, est versée à un Fonds commun; celui-ci se charge de remettre «à niveau» les entreprises les moins productives. Il sert simultanément à introduire tous les progrès technologiques nécessaires au développement de la productivité des entreprises d’une branche donnée, de façon à diminuer le temps social moyen de production.

L’organisation de la consommation repose sur le même principe de comptabilité, celui de la «vérité des chiffres». La comptabilité sociale générale, grâce à la documentation statistique, établie par les producteurs-consommateurs organisés en conseils d’usine et en coopératives, calcule avec précision les prévisions de consommation. Après diverses défalcations – remplacement de l’appareil de production obsolescent, améliorations techniques, fonds social de sécurité et d’aide aux inaptes au travail et/ou aux handicapés, fonds de prévision des catastrophes naturelles et humaines, etc. –, il y aurait une distribution égale des réserves sociales de consommation pour chaque consommateur. Aux conditions «égales» de production, garanties par le calcul du temps de travail social moyen, correspondraient des conditions généralement «égales» pour tous les consommateurs individuels.

Ainsi, grâce à ce système très simple de comptabilité sociale, il serait mis fin au bout du compte à la loi de la valeur. Les produits ne circuleraient plus sur la base d’une valeur d’échange ayant pour étalon universel l’argent. D’autre part, avec l’édification d’un centre comptable et statistique ‘neutre’, totalement contrôlé par les conseils ouvriers, mais indépendant de tout groupe de personnes ou de toute instance centralisatrice, la nouvelle société se soustrairait au danger de formation d’une bureaucratie parasitaire, dont le véritable moteur est l’appropriation d’une partie plus ou moins grande du produit social.

Les Grundprinzipien mettent donc le doigt sur l’importance capitale des problèmes économiques dans la période de transition entre le capitalisme et le communisme, mérite d’autant plus grand qu’ils avaient été peu abordés par les marxistes depuis la Critique du programme de Gotha de 1875, à l’exception notable de Kautsky, qui critique Marx et se refuse d’envisager la disparition de la loi de la valeur. Devenu réformiste, il invente le concept oxymore d’«argent socialiste», perpétuant ainsi la loi de la valeur :

[…] On continue à utiliser l’argent comme étalon de valeur pour la comptabilité et la tenue des livres de compte dans les relations d’échange : cela est inévitable dans une société socialiste […]. Comme instrument de mesure de la valeur (Wertmesser), l’argent continue à exister comme moyen de circulation des produits.

Les Grundprinzipien n’abordent en fait que la phase intermédiaire du communisme, celle où prédominent les bons de travail que le GIC définit aussi par le terme bizarre de «valeur-argent», qui ne sont ni capitalistes ni socialistes. Lorsque les bons de travail disparaissent, la loi de la valeur est abolie et l’on aborde la phase dite «supérieure» du communisme, sur laquelle le GIC reste muet, comme Marx d’ailleurs avant lui.

Le GIC conçoit, néanmoins, comme du domaine de la faisabilité l’édification d’un communisme brut, mal dégrossi, dès la prise du pouvoir par les conseils ouvriers dans plusieurs pays. Il part d’une situation idéale, où le prolétariat victorieux s’empare de l’appareil productif de pays hautement développés sans avoir enduré les affres de la guerre civile (destructions massives, famines et pandémies, part considérable de la production consacrée aux besoins militaires). En second lieu, le problème agraire n’est plus déterminant, n’est plus un réel frein à la socialisation de la production, puisque la production agricole est déjà industrielle et plus ou moins «socialisée», dans le sens capitaliste du terme. Selon le GIC,

[…] l’agriculture d’aujourd’hui se caractérise par la spécialisation et elle est totalement passée au stade de l’économie marchande. La croissance de la productivité a pu s’accomplir, avec les techniques modernes, sans concentration des entreprises en une seule main. Parallèlement, le développement des coopératives agricoles se poursuit, liant les entreprises en communautés d’intérêts, dont la contrepartie est pour les paysans la perte de liberté, la perte d’indépendance (le plus souvent en perdant la libre disposition de leurs produits).

 

Finalement, ni l’isolement d’une ou de plusieurs révolutions prolétariennes, ni l’archaïsme de la petite production agricole ne sauraient expliquer le fiasco russe. En soi, ces deux facteurs ne sont pas un obstacle majeur à l’instauration du communisme :

Ni l’absence de révolution mondiale ni l’inadaptation de l’entreprise agricole rurale individuelle à la gestion étatique ne peuvent être tenus pour responsables de l’échec [de la Révolution russe]... dans le domaine économique.

Dans sa vision de la «socialisation»/«communisation», le GIC prend quelque liberté avec Marx qui distingue deux phases de la période de transition : une «phase inférieure», celle du socialisme, où «l’administration des hommes» implique l’usage d’une «Économique prolétarienne», dans une société encore dominée par la pénurie; une «phase supérieure», totalement «communiste», où l’apparition d’une société sans classes sociales et sans loi de la valeur permet le libre développement des forces productives humaines au niveau mondial.

La théorie du GIC d’une période de transition relativement harmonieuse pourrait, apparaître, pour un lecteur pressé, bien proche de la conception anarchiste. Tel n’est pas le cas. Le GIC critique les conceptions de Sébastien Faure, auteur du Bonheur universel, qui célèbre le «principe exaltant de la libre association»1092, mais aussi une centralisation de la production de type bolchevik, dissimulant mal une exaltation de l’État :

 […] si on examine de plus près ce que Faure nous présente comme du «communisme libertaire», on s’aperçoit que ce n’est rien d’autre que du vulgaire communisme d’État. Cette «administration centrale» doit se donner les moyens qui lui permettent de s’imposer; autrement dit, elle doit créer un «État».

On voit donc là encore que pour le GIC, la lutte contre l’État sous toutes ses formes et contre la démocratie formelle de la bourgeoisie demeure fondamentale. Le GIC reproche justement aux anarchistes espagnols de la mettre entre parenthèses, la mise en œuvre de collectivisations dissimulant mal un front unique avec les républicains au nom d’une lutte commune contre le fascisme, alliance scellée par leur entrée dans le gouvernement.

*

*    *

Malgré de claires mises au point politiques, le GIC reste flou sur les moyens réels dont disposent les ouvriers pour garder fermement en main l’appareil économique après s’être emparés du pouvoir.

En effet, le GIC donne un rôle surtout technique aux ouvriers, qui deviennent des contrôleurs chargés de la comptabilité du temps de travail social moyen de la production. Cela ne contribuera-t-il pas à amoindrir politiquement un prolétariat transformé en «Association de producteurs libres et égaux» ? Et pour garder ce contrôle ne faudrait-il pas envisager un développement inflationniste de contrôleurs, qui bien entendu ne contrôleraient plus rien ? Ces contrôleurs ne seraient ni plus ni moins que des sergents majors de la production partant en guerre contre toute négligence. Et celle-ci serait finalement sanctionnée par une «juridiction sociale», en faisant porter le chapeau à l’organisation d’entreprise révolutionnaire :

Si effectivement la production fait face à des négligences, il y aura lieu d’intenter une action contre l’organisation d’entreprise en utilisant la doctrine juridique en cours dans la société.

Le GIC ne s’attarde guère sur ces «dérapages» probables qui pourraient donner lieu à des sanctions, dont le degré de gravité et la nature («coulage», sabotage, destruction des machines, etc.) ne sont guère précisées. Ce que Bruno Astarian commente ironiquement :

« Chassé par la porte, le pouvoir sur les travailleurs revient par la fenêtre ».

Le GIC semble donner une forme naturelle, quasi organique, à l’édification de la société communiste. Le GIC ne fait guère de différence entre le «temps court» et le «temps long» du communisme. C’est là toute la différence avec le KAPD, qui considère le processus de «communisation» comme l’aboutissement de tout un processus contradictoire – se déroulant dans le temps long, avec des avancées et des reculs – de lutte de classe pour la domination du «demi-État prolétarien» (par la «dictature du prolétariat») et de toute son infrastructure économique, face à toutes les forces sociales conservatrices n’attendant que le moment opportun pour redonner tout le pouvoir au Capital.

Le communisme paraît donc être l’aboutissement d’un développement somme toute harmonieux – garanti par l’instrument mathématique – d’une Nouvelle Économique prolétarienne basée sur une «comptabilité scientifique». La mathématisation de la comptabilité du temps de travail – sans les distorsions et trucages découlant de l’existence d’une bureaucratie centrale – est la garante d’une paisible marche en avant. Cette vision n’est pas sans présenter quelque similitude avec celle des utopistes du XIXe siècle, qui, tel Charles Fourier, rêvaient d’une utopique «harmonie universelle».

L’ultime faiblesse des Grundprinzipien se trouve dans la comptabilité même du temps de travail. Cette fausse «vérité» des chiffres se base sur un pur modèle théorique : celui d’une société communiste développée, ne souffrant plus de pénuries engendrées par les guerres civiles et la persistance de catastrophes naturelles et humaines.

Cette belle modélisation économique et comptable donne une valeur quelque peu fictive («comptable») au temps de travail nécessaire à la production. Le moment précis où disparaît définitivement la loi de valeur n’est pas abordé, sinon lorsque disparaît l’«argent-travail», donc les bons du travail. Le surgissement de la société d’abondance communiste devrait donc logiquement se traduire par la disparition de toute gestion comptable.

Il faut rappeler que pour Marx l’étalon de mesure dans la société communiste n’est pas le temps de travail mais le temps réellement disponible pour chaque producteur, celui donc du loisir disponible et nécessaire au développement harmonieux de chacun à l’intérieur de la maison commune : la société communiste à l’échelle du monde.

En fait, l’existence d’un centre comptable censé être ‘neutre’, car ‘technique’, n’offre pas de garanties suffisantes pour l’édification du communisme. Ce ‘centre’ pourrait n’avoir d’autre finalité que celle de persévérer dans son être, par une accumulation exponentielle des heures de travail social. Ce centre ne serait-il pas alors conduit à rogner sur les besoins en produits consommables ainsi que sur le temps disponible des producteurs-consommateurs ?

À supposer que les conseils ouvriers continuent à exercer un «contrôle» vigilant sur le «centre comptable», ne seraient-ils rapidement neutralisés au nom des «intérêts supérieurs de la société» ? Et pire, n’imposeraient-ils pas l’idée pernicieuse que «l’épanouissement universel du prolétaire dans le communisme fait de lui un militant de l’économie?».

Avec un tel système, le risque d’un transfert des fonctions remplies par les organes dirigeants des «producteurs libres et égaux» est bien réel. Les conseils, devenus des instances «techniques», s’autonomisent de plus en plus. «À la base», les producteurs se lassent de contrôler ce ‘centre comptable’ et même toute l’organisation sociale. Le GIC semble sous-estimer des risques potentiels, mais bien réels, que la plus parfaite organisation des conseils ne saurait surmonter.

L’un des défauts majeurs de la cuirasse des Grundprinzipien réside dans l’apologie de la productivité, non-sens dans une société pleinement communiste. La productivité est même fortement encouragée en militant pour le travail à la chaîne et la généralisation du fordisme :

L’association des producteurs libres et égaux fera appel au mesurage des opérations participant du procès de travail ainsi qu’à la mécanisation de ce procès (travail à la chaîne, etc.).

Cette recherche de la productivité à tout prix se retournerait inévitablement contre tout le système sophistiqué de comptabilisation du «temps social moyen du travail», qui se révélerait vite un pur mythe platonicien. Astarian note avec justesse :

Peut-on croire que les «producteurs» vont se mettre au travail à la chaîne, accepter le chronométrage, etc., pour partager les bénéfices de cette productivité nouvelle avec toute la société ? Ils auront au contraire tout intérêt à se déclarer moins productifs qu’ils ne sont, à annoncer plus d’heures de travail que ce qu’ils font.

Enfin, au niveau de la quotidienneté, les internationalistes hollandais éprouvent quelque difficulté à envisager la possibilité d’une lutte des producteurs pour l’amélioration constante de leurs conditions de travail et d’existence, que ce soit dans la phase I ou la phase II de la «communisation». Astarian note non sans quelque à-propos :

[…] les travailleurs disparaissent derrière leurs entreprises et leurs organisations coopératives. On ne les voit jamais travailler. Durée du travail, conditions de travail, organisation de la production, etc., le GIK ne nous dit rien de ces questions, sauf que les travailleurs vont adopter le fordisme avec enthousiasme. Le GIK n’a pas prévu que les travailleurs (que comme Marx il appelle «producteurs») puissent être mécontents de leur rémunération, refusent d’être déqualifiés par la rationalisation de la production, veuillent travailler moins longtemps, etc. Identifiés à l’entreprise où ils travaillent, ils n’ont d’existence dans le texte du GIK que comme gestionnaires et contrôleurs de la production. … En fin de compte, on voit que leur activité immédiate (leur travail qui va se fordiser) n’est en rien modifiée par la révolution, si ce n’est qu’ils ont «le sentiment» d’appartenir à leur entreprise !

Mais le GIC n’est pas entièrement de cet avis et il le dit… La lutte de classe se poursuit même avec la «révolution» des bons du travail. Le GIC envisage donc la possibilité d’une lutte sociale des «producteurs libres et égaux», «pour de meilleurs conditions de travail», où «la répartition du produit social reste une répartition antagonique» et où «enfin la lutte pour la répartition des produits continue». Traduit en clair, cela signifie que les producteurs-consommateurs doivent en permanence non seulement surveiller leur ‘centre comptable’, mais rester sur le pied de guerre contre lui.

Le texte du GIC souffre donc d’approximations, d’ailleurs inévitables en une période où la révolution s’était éloignée de la scène historique. La Ligue des communistes internationalistes de Belgique (LCI) se réclamant de la gauche communiste internationaliste, nota avec plus ou moins de justesse ces défauts. Elle travailla un temps avec la Fraction «bordiguiste» italienne jusqu’en février 1937. La LCI, plutôt d’orientation communiste des conseils, avait ouvert une discussion théorique sur la période de transition dans la revue Bilan. L’un des membres de la LCI, Mitchell, aborda le problème mais plutôt dans une optique d’adhésion critique à la vision «bordiguiste».

Mitchell reprocha entre autres au GIC de vouloir établir dans la société de transition un égalitarisme forcené. Reprenant une célèbre formule de Marx, il soulignait que le communisme s’établissait comme une «égalité réelle dans une inégalité naturelle»?

Mais c’est faire un très mauvais procès aux Grundprinzipien. La critique de Mitchell (Jean Melis) ne résiste guère à la lecture de la version hollandaise de 1935 que nous avons déjà mentionnée supra. Le GIC reprend très fidèlement la position de Marx sur une répartition inégale au niveau de la consommation, dans la phase de développement de la socialisation/communisation.

Il vaut la peine de citer amplement le chapitre qui a été rajouté, d’autant plus qu’il critique implicitement le «temps social moyen», qui n’apparaît plus comme une «juste» mesure comptable. Ce chapitre complémentaire affirme très clairement que ce système implique l’abolition du travail salarié et de la loi de la valeur, dont la manifestation la plus visible est l’extorsion de la plus-value :

Prenons deux travailleurs qui consacrent leurs meilleures forces à la société. L’un est célibataire, l’autre a une famille de cinq enfants. Tel autre est marié, mari et femme travaillent et disposent donc d’un «double» revenu. En d’autres termes, un droit égal sur les ressources sociales se transforme dans la consommation quotidienne en une grande inégalité.

Une répartition des biens se basant sur un standard de temps de travail ne peut jamais être guidée par l’égalité. Le standard de l’heure de travail souffre des mêmes défauts que n’importe quel standard. Cela signifie : un standard correct n’existe pas et ne pourra jamais exister. Quel que soit le critère choisi, il sera toujours injuste. Et c’est parce que l’emploi d’une mesure graduée revient à ignorer les différences individuelles dans les besoins. Une personne a peu de besoins, d’autres beaucoup. Un être humain peut ainsi satisfaire tous ses besoins en les notifiant aux stocks, un autre doit s’interdire plein de choses. Ils donnent à la société toute sa texture, mais l’un peut satisfaire ses besoins, l’autre pas. Cette imperfection est inhérente à toute mesure graduée. En d’autres termes, la fixation d’une échelle de consommation reflète l’inégalité de cette consommation.

L’exigence d’un droit égal d’accès aux stocks sociaux n’a ainsi rien à voir avec l’équité. Par contre, c’est purement et simplement une exigence politique que nous mettons en avant en qualité de travailleurs salariés. Pour nous, la suppression du travail salarié est le point nodal de la révolution prolétarienne. Aussi longtemps que le travail n’est pas la norme de la consommation, aussi longtemps qu’il existe un «salaire», ce dernier peut aussi bien être élevé ou bas. Dans tous les cas, il n’y a pas de lien direct entre la richesse des biens produits et ce salaire. C’est pourquoi la gestion de la production, la répartition des marchandises et aussi la survaleur produite doivent être remises à des «instances supérieures». Mais que le temps de travail soit le critère de la consommation individuelle implique l’abolition du travail salarié, implique qu’il n’y a pas production de plus-value et qu’ainsi il n’est nul besoin d’«instances supérieures» pour répartir le revenu national (Nationaleinkommen).

L’exigence d’un droit égal sur les ressources sociales ne dépend pas de «l’équité» ou de n’importe quelle sorte d’appréciation morale. Cette exigence repose sur la conviction que les travailleurs salariés n’ont qu’à conserver ainsi leur contrôle sur la société. La société communiste commence à se développer par «l’iniquité» du droit égal.

En fait, pour le GIC, le communisme se traduit par une égalité morale et politique entre tous les producteurs, mais certainement pas par une égalité formaliste. L’égalité morale et politique se réalise dès le début de la période de transition. Dans la période véritablement communiste, au moment où les «bons du travail» sont un lointain souvenir, ne subsiste plus que l’inégalité naturelle (physique et psychique).

Le dernier point d’importance, capital, concerne l’abolition de la loi de la valeur. Or, cette abolition est bien au cœur des Grundprinzipien, comme le montre clairement le chapitre 10 rajouté en 1935 (voir supra). En revanche, la vision de la gauche italienne, exprimée par la plume de Mitchell, montre une totale incompréhension de ce problème cardinal. On peut ainsi lire :

La conclusion qui se dégage donc de la connaissance de la réalité s’affirmant devant le prolétariat qui prend la succession du capitalisme est que la loi de la valeur continue à subsister dans la période transitoire, bien qu’elle doive subir de profondes modifications de nature à la faire progressivement disparaître.

On notera, pour conclure, deux absents dans cette longue réflexion du GIC sur la phase intermédiaire du communisme (procès de «socialisation» ou de «communisation»), bien évoqués par Astarian : rien sur l’augmentation réelle et continue de la consommation ouvrière, rien aussi sur la réduction drastique du temps de travail pour mettre fin au chômage capitaliste et diriger réellement et efficacement, donc politiquement, la nouvelle société.

Or, sans un double mouvement d’augmentation de la consommation de biens socialement et historiquement nécessaires, sans la réduction radicale du temps de travail pour diriger la société en train de se «communiser», la dictature du prolétariat devient vite une impasse et l’objectif du communisme s’enfuit à l’horizon comme un doux rêve utopique.

La lecture de bout en bout des Grundprinzipien, en y incluant donc ses ajouts de 1935, donne l’impression que Jan Appel, Henk Canne-Meijer, le mouvement des unions et le GIC répondent en fait à une double question immédiate : comment remettre au travail des dizaines de millions de chômeurs, comment répartir au mieux les biens de consommation dans une économie de pénurie pour l’immense majorité des producteurs, une économie léguée par le capitalisme en proie aux affres de la crise mortelle (Todeskrise). Dans cette crise mortelle, le mouvement du capital découpé en nations est aussi double : destruction des moyens de production par la fermeture des usines, destruction des capitaux ennemis par la guerre commerciale et la guerre tout court.

4.3 La position de Pannekoek sur les Grundprinzipien

Pannekoek, à qui Canne Meijer avait demandé, en 1930, une préface au manuscrit initial de Jan Appel (révisé et amendé par le GIC), était très réticent à l’idée d’écrire un livre consacré aux transformations économiques de la période de transition. S’estimant «trop peu familier avec ces questions», il lui sembla dans un premier plan quelque peu «utopique» d’établir un schéma de plan «irréel», Puis il se ravisa, après avoir véritablement pris connaissance des Grundprinzipien; il lui sembla que «cela gagnait à être connu».

En fait, la position de Pannekoek sur ces questions s’exprima publiquement, près de quatorze années plus tard, dans son livre Les Conseils ouvriers, écrit pendant la guerre. Elle ne s’éloigne guère des conclusions théoriques des Grundprinzipien, mais reste plus prudente, plus en phase avec la réalité historique, où l’économie que lègue le système capitaliste est avant tout une économie du désastre.

Tenir une comptabilité des heures de travail effectuées dans un système qu’il fallait reconstruire, mais en en détruisant la nature capitaliste, était donc autant une saine réaction qu’une nécessité historique. Pannekoek estimait juste le système de comptabilisation des heures de travail théorisé par les Grundprinzipien :

[...] dans le nouveau système de production, la donnée fondamentale c’est le nombre d’heures de travail, qu’il soit exprimé en unités monétaires, dans les premiers temps, ou sous forme réelle.

 

Pannekoek estimait donc pertinente l’établissement d’une bonne comptabilité, fondée scientifiquement sur la rigueur des tableaux statistiques, garante d’une «bonne gestion» :

La comptabilité générale, qui concerne et englobe les administrations des différentes entreprises, les réunira toutes en un tableau de processus économique de la société. [...] L’organisation sociale de la production a pour base une bonne gestion au moyen de statistiques et de données comptables. [...] Le processus de production est exposé à la vue de tous sous la forme d’une image numérique simple et intelligible.

Cette conception quelque peu gestionnaire, fondée sur la «vérité» (sic) des chiffres fournis par l’appareil statistique et non sur la vérité des rapports sociaux du moment, entraîne une organisation administrative de la nouvelle société, une pure « administration des choses» sous forme de bureaux comptables :

Une fois que la production a été organisée, l’administration devient la tâche, relativement simple, d’un réseau de bureaux comptables, liés entre eux.

Tout comme le GIC, Pannekoek ne prend véritablement en compte que la phase intermédiaire, celle qui se rapproche le plus du communisme.

Les conseils ouvriers, «l’organisation de la démocratie réelle», celle des travailleurs, n’ont un rôle décisionnel qu’au niveau de la production, mais au niveau politique ils n’en ont point. Les conseils, parce que «la politique elle-même disparaît», ne remplissent aucune fonction gouvernementale de pouvoir. Il n’y aurait donc pas de «gouvernement des conseils», comme cela fut le leitmotiv de la période révolutionnaire 1917-1921 :

Les conseils ne sont pas un gouvernement; même les conseils les plus centralisés n’ont pas un caractère gouvernemental, car ils n’ont aucun moyen d’imposer leur volonté aux masses; ils n’ont pas d’organes de pouvoir.

L’aspect «maintien de l’ordre social» et «violence de classe», inhérente à toute structure étatique, ne pourrait pas être aux mains d’un pouvoir politique centralisé, mais serait exercé par un pouvoir social décentralisé :

Tout le pouvoir social appartient aux travailleurs eux-mêmes. Partout où l’exercice du pouvoir est nécessaire – contre des troubles ou des atteintes à l’ordre existant – il émane des collectivités ouvrières dans les ateliers et reste sous leur contrôle.

Pannekoek présuppose donc la perpétuation d’un «pouvoir social» stable, celui des «collectivités ouvrières» – mais lesquelles : les partis, les syndicats, les Unions, les coopératives ou tout cela à la fois ? (NDR). En fait, la question de l’État et des classes sociales n’est pratiquement pas abordée dans Les Conseils ouvriers. Pannekoek semble envisager l’existence d’un «demi-État» dans la phase intermédiaire conduisant à l’ancrage du communisme dans une société sans salariat, sans argent et sans loi de la valeur.

S’il existe encore des «collectivités ouvrières», la société de classe est bel et bien présente, quel que soit le degré de prolétarisation d’une société, qui vise à la suppression du prolétariat comme couche sociale spécifique. Peut-on parler déjà d’une société de «producteurs libres et égaux», qui serait homogénéisée par la disparition des couches bourgeoises, petites-bourgeoises et paysannes ? Bien que ce pouvoir d’État, appelé «social», soit transféré des conseils aux collectivités de producteurs, pour être parfaitement décentralisé, n’existe-t-il pas le risque que ces «collectivités ouvrières» soient le lieu d’une renaissance d’un pouvoir de classe?

Dans Les Conseils ouvriers, Pannekoek reste assez dubitatif et semble critiquer les Grundprinzipien sur deux points essentiels :

– Les débuts de la période de transition du capitalisme au communisme seraient marqués par la nécessité d’une reconstruction sur les ruines fumantes d’une économie ravagée soit par la guerre civile soit par la crise économique mondiale, ou plutôt les deux à la fois. Il s’agira encore d’une économie de guerre, de pénurie, voire de famine, où la justice dans la répartition des biens de consommation serait fondée non sur une comptabilité exacte et juste des heures de travail mais sur un principe contraignant, à savoir l’obligation de tout un chacun de travailler pour la communauté :

Au début de la période de transition, alors qu’il faut relever une économie ruinée, le problème essentiel consiste à mettre en place l’appareil de production et assurer l’existence immédiate de la population, Il est très possible que, dans ces conditions, on continue à répartir uniformément les denrées alimentaires, comme on le fait toujours en temps de guerre ou de famine. Mais il est plus probable qu’en cette phase de reconstruction, où toutes les forces disponibles doivent s’employer à fond et où, qui plus est, les nouveaux principes moraux du travail commun ne prennent forme que d’une manière graduelle, le droit à la consommation soit lié à l’accomplissement d’un travail quelconque. Le vieux dicton populaire «qui ne travaille pas ne mange pas» exprime un sentiment instinctif de la justice.

– La comptabilité de la quantité d’heures de travail fournies par chaque travailleur ne signifie pas que la consommation individuelle de chacun soit fonction du nombre d’heures de travail réellement effectuées. La répartition des biens de consommation n’est pas un principe individuel égalitaire mais un principe encore inégalitaire. La consommation s’insère dans un procès social global, éliminant le rapport direct du producteur à son produit :

[...] Cela ne signifie pas que la totalité de la production sera dorénavant répartie entre les producteurs, au prorata du nombre d’heures de travail fourni par chacun d’eux, ou autrement dit, que tout ouvrier recevra sous forme de produits l’équivalent exact du temps qu’il a passé à travailler. En effet, une très grande partie du travail doit être consacrée à la propriété commune, doit servir à perfectionner et élargir l’appareil de production. [...] En outre, il faudra allouer une partie du temps de travail global à des activités non productives, mais socialement nécessaires : l’administration générale, l’enseignement, les services de santé.

L’analyse de Pannekoek, à la lumière de ses aperçus théoriques sur la période de transition au communisme, apparaît beaucoup plus nourrie d’expériences historiques concrètes (Révolution russe et communisme de guerre). Elle est moins marquée par une forme d’utopisme «égalitariste» que véhiculent, nolens volens, les Grundprinzipien. Par son rejet d’un «droit égal» dans la répartition de la consommation, l’analyse de Pannekoek apparaît plus proche de celle de Marx, dans sa Critique du programme de Gotha. Celui-ci montrait, en effet, que «une distribution égale basée sur le temps de travail» amenait du même coup de nouvelles inégalités, puisque les producteurs différaient nécessairement les uns des autres par leur capacité de travail propre, leur statut familial et leur condition physique.

Cependant, comme les Grundprinzipien, les Conseils ouvriers ont encore du mal à sortir d’une problématique d’efficience comptable. Sur le plan économique, une question pourtant cruciale est écartée : l’abondance des biens de consommation, par une bonne gestion des ressources naturelles et humaines, rendra-t-elle inutile tout calcul du temps de travail individuel effectivement accompli, ce calcul devenant sous le communisme une relique du passé, à ranger définitivement au magasin des accessoires ?

4.4 Approbation, objections et suggestions : Paul Mattick et les Grundprinzipien (De la grande crise à la crise des années 70)

Paul Mattick, au début de l’année 1970, affina la question de la socialisation/communisation de la société capitaliste mondiale. Il le fit avec son sens aigu de la critique toujours en éveil1119. Il prit soin de souligner que :

Les Principes fondamentaux de la production et de la distribution communistes furent la première tentative du mouvement des conseils d’Europe occidentale de s’attaquer au problème de la construction du socialisme, sur la base des conseils ouvriers.

Mattick prit soin aussi de préciser que quarante années s’étaient écoulées depuis la publication à Berlin des Grundprinzipien. Le monde capitaliste en faillite de 1929 ne pouvait être identifié à celui de 1970, après vingt années de reconstruction, même si la crise commençait tout juste à poindre à l’horizon.

Il était évident que la répartition communiste ne pouvait se calquer sur l’ancien monde des ateliers, puis sur celui du fordisme. En premier lieu :

La productivité du travail a atteint un point tel que les travailleurs effectivement actifs dans la production constituent une minorité dans l’ensemble de la classe ouvrière, tandis que les travailleurs employés dans la circulation ou autre part deviennent la majorité.

Le calcul de la participation de chacun au processus de production, devient sans objet, avec le legs d’un appareil ultra-productif qui sera entièrement reconverti pour satisfaire les besoins de l’humanité toute entière :

Il sera facile de produire un tel excès de biens de consommation que tout calcul de la participation individuelle deviendra inutile.

En deuxième lieu, le travail avait acquis une qualité nouvelle, universelle, où il était impensable de séparer le travail manuel du travail intellectuel. La combinaison de la science et de la production fait qu’il est impossible de distinguer travail simple et travail complexe.

Paul Mattick notait qu’«on peut considérer les universités en partie comme des ‘usines’, car les forces productives issues de la science tendent à supplanter celles liées au travail direct».

En troisième lieu, la crise mondiale uniformise les conditions d’une répartition communiste, l’accumulation toujours grandissante du capital au fil des crises se traduisant par une accumulation de la misère :

La paupérisation liée à la crise frappe tous les travailleurs, lesquels – même s’ils sont à l’extérieur de la production directe – n’en font pas moins partie de la classe ouvrière.

Mais, surtout, Mattick insiste sur le fait qu’il ne s’agit ni d’autogérer ni de rendre «égalitaire» une misère sociale exacerbée par la misère d’un travail inhumain. Il reprend en fait la conception de Marx où la seule philosophie du travail serait celle de son abolition :

Le «travail» est par nature l’activité asservie, inhumaine, asociale, déterminée par la propriété privée et créatrice de la propriété privée. Par conséquent l’abolition de la propriété privée ne devient une réalité que si on la conçoit comme abolition du «travail».

On notera ici les guillemets utilisés par Marx, qui ne parle guère ici de négation abstraite du travail, mais d’une société où la classe dominante tire profit d’un certain type de travail totalement asservi à ses intérêts de classe. Pour Marx le travail cède la place à une activité libre, où «le domaine de la liberté ne commence que lorsque cesse le travail déterminé par le besoin et l’utilité extérieure».

Pour Mattick, le seul bon principe n’est pas d’ordre quantitatif, mais de nature qualitative : un «principe d’économie de la classe ouvrière n’est rien d’autre que la suppression de l’exploitation», tant que le «travail» reste une torture, labor, et continue à être soumis au capital privé et/ou étatisé. Le «travail» devient une activité libre, dès le moment où le critère est le développement exponentiel du temps libre pour le plus grand bonheur personnel de chacun dans un cadre social de plus en plus harmonieux.

Ici, Mattick fait une distinction nette entre «travail», en fait travail salarié, et activité libre, créative et récréative. Il se situe dans la droite ligne de Marx, qui refuse de suivre la voie d’Adam Smith qui fait du travail une double malédiction métaphysique et physique («Tu travailleras à la sueur de ton front») et du «repos» un synonyme de «liberté» et de «bonheur». Comme le notait déjà Marx en 1857-1858, une contrainte productive libérée du salariat – exigeant «un sacré sérieux et l’effort le plus intense» – et s’exprimant par une création n’est pas une aliénation, mais un espace heureux de réelle liberté :

[…] Adam Smith semble tout aussi peu avoir l’idée que surmonter des obstacles puisse être en soi une activité de liberté […], être donc l’auto-effectuation, l’objectivation du sujet et, par là-même, la liberté réelle dont l’action est précisément le travail.

C’est pourquoi, l’exigence d’une «comptabilité» exacte du travail social moyen pour répartir justement les biens de consommation ne pourrait être satisfaite. D’une part, en raison des «variations constantes du travail social moyen», d’autre part parce qu’il s’agit constamment d’«adapter production et distribution aux besoins de la société». La société léguée par le système capitaliste est une société mondiale, caractérisée par d’abyssaux écarts qui doivent absolument être comblés avant de parvenir à une certaine équité dans la distribution.

Pendant longtemps, surtout dans une période de transition dominée par les guerres civiles et le chaos de toute espèce (destruction de la nature, réchauffement climatique), désastreux héritage de la période de domination capitaliste, la comptabilité sera une nécessité. Il faudra donc assumer des inégalités dans la distribution des moyens de subsistance qui tienne compte prioritairement des besoins des couches les plus pauvres de la société.

Malgré ces objections, Mattick pouvait souligner l’immense mérite des Grundprinzipien d’être avant tout une réflexion préalable sérieuse sur la finalité communiste :

Quelles que soient les faiblesses des Principes fondamentaux compte tenu de cette situation, ils restent, hier comme aujourd’hui, le point de départ de toute discussion sérieuse et de toute recherche sur la réalisation de la société communiste.

Mattick n’a jamais sous-estimé les difficultés de la socialisation/communisation dans un monde dominé par un cycle de guerres et de crises. Cinq ans, après avoir rédigé sa préface, il évoquait la possibilité d’une guerre mondiale découlant d’une crise mondiale déjà bien installée :

Il est plus que probable que la crise d’aujourd’hui conduira à des situations politiques susceptibles de provoquer facilement une nouvelle guerre mondiale. Que le capital perde le contrôle de l’économie, et il perd également le contrôle de la politique, car une politique économique rationnelle présuppose un certain contrôle de l’économie. […] Vu que les crises du XXe siècle n’ont pu se résoudre que par la guerre, l’éventualité d’une tentative de solution militaire à la crise actuelle est loin d’être entièrement imaginaire.

Mattick fut aussi l’un des premiers à souligner l’ampleur de la crise écologique. En 1976, après la publication par le Club de Rome d’un rapport, qui soulignait la catastrophe écologique visible et préconisait la «décroissance», Mattick insiste plus que jamais sur la nécessité d’une société communiste. Mais le danger le plus imminent n’est pas toujours le plus palpable dans l’immédiat mais le plus probable, si le prolétariat ne met pas fin aux «criminels atomiques de l’Est comme de l’Ouest», donc au système impérialiste mondial :

Alors que faire, dans une situation qui semble sans espoir? Somme toute rien, si l’on se contente d’aborder le problème du point de vue écologique. Ne serait-ce, parce que ce n’est pas le danger le plus proche qui menace l’existence de l’humanité. La «crise écologique» est elle-même en grande partie le produit de la situation de crise sociale, et une catastrophe plus palpable précède la crise écologique. Telles que les choses se déroulent actuellement, une haute probabilité de confrontations guerrières utilisant les armes atomiques rend futile la seule fixation sur la crise écologique. Toute l’attention doit se porter sur les événements sociaux, pour prendre de court les plans des criminels de l’atome, à l’Est comme à l’Ouest. Si les travailleurs du monde entier échouent, alors ils ne seront pas aussi en mesure de se confronter à la menace écologique et de créer les prémices d’une société communiste, permettant à l’humanité de perpétuer son existence.

Cette intégration par Mattick de la donnée écologique dans l’équation communiste ne change guère son point de vue, qui demeure politique, comme le fut celui du KAPD auquel il appartint. Mattick, toujours réaliste, tient compte du rapport de forces entre les classes dans les grands pays capitalistes et de la menace jamais démentie d’un troisième conflit mondial.

4.5 La «communisation», ce qu’elle est/ce qu’elle ne peut être ? Ou le blitz vers le «communisme» ?

Plus de vingt années après 1968 est né le mouvement «communisateur», qui a pris une dimension internationale. Comme le GIC dans les années trente, il consacre toute sa réflexion aux moyens de parvenir sûrement au communisme en définissant la «stratégie» correcte. Devenu aujourd’hui, selon Gilles Dauvé, l’objet «d’une petite mode des deux côtés de l’Atlantique», le mouvement «communisateur» est considéré par certains de ses partisans comme parfaitement «récupérable», surtout «sur les bancs d’une fac», au même titre que le situationnisme après mai 1968, dans une période où l’on joue plus à la révolution qu’on ne la pratique1129.

La «communisation» est devenue pour certains de ses zélotes une quasi-religion. Il est donc crucial de dégager le sens parabolique caché «sous l’écorce de la lettre».

La genèse de la «communisation», dans son acception purement contemporaine, permet de donner plus de substance à un concept qui reste flouté par l’idéologie. Le «mouvement communisateur» semble confondre le processus pratique vers le communisme (le but) et les moyens immédiats utilisés par ses agents – le «vieux» ou le «nouveau» prolétariat, la masse immense des exclus ? – pour y parvenir.

Dès le début des années soixante-dix, alors que retombaient les espoirs suscités par l’éruption sociale de mai 1968, des éléments mécontents de la théorie défendue par le communisme des conseils, se mirent à parier sur l’existence d’un «mouvement communiste», vite requalifié de mouvement «communisateur».

Dès 1972, la revue Le Mouvement communiste définit le programme communiste comme un programme immédiat, mené par un «parti prolétarien» dont la pratique semble inspirée par la théorie blanquiste :

Le parti prolétarien aura pour tâche la destruction de l’État. Contre toute démocratie, il aura à imposer sa dictature dans l’application immédiate et sans discussion du programme communiste : abolition de l’échange marchand du salariat, de la société de classe, de l’État.

Très vite, l’association insurrection/communisation s’impose comme une évidence pour les initiateurs du «mouvement communisateur». Voici comment Dominique Blanc définit ce processus :

La communisation de la société ne se fera pas de façon graduelle et tranquille mais brusque et insurrectionnelle. Il ne s’agira pas d’un cheminement tranquille auquel se rallieraient progressivement les forces suffisantes.

Insurrection et communisation sont intimement liées. Il n’y a pas dans un premier temps l’insurrection et puis ensuite, permise par cette insurrection, la transformation de la réalité sociale. Le processus insurrectionnel tire sa force de la communisation même.

Près de 45 ans après la formation du «Mouvement communiste», la position de Gilles Dauvé, représentant le plus connu (avec Bruno Astarian) de ce courant, reste identique, à deux «détails» près : la relégation du concept de «parti prolétarien» au magasin des antiquités et l’évocation d’une disparition immédiate de toute forme de «période de transition» :

Que veut dire communisation ? Que dès ses débuts, et donc sans période de transition, une révolution future commencera à transformer les rapports sociaux capitalistes en rapports sociaux communistes : destruction du travail salarié, de la propriété privée, de l’échange marchand, de la division sociale et de la division sexuelle du travail, de l’État et tutti quanti.

Il faut souligner ici que les premiers initiateurs de la théorie de la communisation, tel Gilles Dauvé, ont toujours pris soin de distinguer émeutes sporadiques (comme celles des exclus noirs aux USA depuis 1965) – «critiquant» la marchandise sous forme de pillages – de l’insurrection menée par les prolétaires des usines dans la claire intention de détruire la loi de la valeur capitaliste :

[…] certaines émeutes de la minorité noire aux États-Unis ont amorcé une transformation sociale, mais seulement au niveau de la destruction de la marchandise, et non du capital lui-même. Ces Noirs n’étaient qu’une partie du prolétariat, et souvent n’avaient même pas, parce qu’exclus de la production, la possibilité d’agir en se servant de ce levier. Ils restaient hors de l’entreprise. La révolution communiste implique au contraire – entre autres tâches – une action à partir de l’entreprise, pour la détruire comme unité séparée. Les émeutes noires se sont maintenues au niveau de la consommation et de la répartition. La révolution s’attaquera au cœur du système, au centre où est produite la plus-value.

Vers le milieu des années quatre-vingt, le «mouvement communisateur», essentiellement théorique, s’est associé au mouvement contre le travail, représenté par le groupe allemand Krisis et d’autres. Pour ce dernier, il s’agit de développer une lutte «antipolitique» contre le travail en soi, en «travaillant» à «détruire les commandes du pouvoir». Cette vision traduit une vision «protestataire», voire réformiste par la formation d’une «contre-société», sorte de phalanstère anti-travail :

Bref, les théoriciens de Krisis, dans un manifeste qui se veut un dépassement du Manifeste communiste, ne proposent ni plus ni moins que de planter les arbres de la liberté de l’Antitravail dans leur contre-société.

Telle n’est pas, semble-t-il, la position des tendances «communisatrises» actuelles.

La tendance représentée par Bruno Astarian, qui a soigneusement relu d’un œil critique Marx, recherche un «dépassement du travail», qui n’implique pas nécessairement la destruction des anciens moyens de production ni une décroissance économique (théorie de la décroissance).

Ce «dépassement du travail» n’est pas le produit la formation de «contre-sociétés» mais s’impose au terme d’insurrections dont le mouvement même est l’abolition de la propriété privée.

Bruno Astarian note que, malgré une automation plus ou moins généralisée, il faudra toujours produire ces automates avec les mains et le cerveau humains. La fin du travail aliéné n’implique pas la disparition de toute activité productive : celle-ci se fera au mépris de la productivité capitaliste. Pour Astarian, il s’agit d’édifier une «non-économie», par l’abolition rapide et radicale de la valeur, un projet aux antipodes de celui des Grundprinzipien :

Partis à la recherche de ce que pourrait être la valeur abolie, nous arrivons au résultat que la négation de la productivité et de la normalisation définit une non-économie au sens où l’on ne compte plus le temps de production et où l’on ne peut plus parler de confrontation des ressources et des besoins, les deux termes devant être redéfinis comme activité-pas-seulement-productive et besoin sans manque.

Cette «non-économie» nous révèle l’existence d’un pays de cocagne, qui serait «la vie elle-même, pleine et indivisible, satisfaisante et joyeuse à tout moment et en tout lieu».

Pour y parvenir, Astarian s’inspire plus ou moins des conceptions développées déjà depuis plus de 45 années par Gilles Dauvé pour qui la «communisation» entraine l’«autonégation» d’un prolétariat qui entreprend «un règlement de comptes… avec lui-même».

Mais, critiquant le «travail» en soi» et un quelconque projet de développement d’un «programme prolétarien», Astarian se heurte aux critiques de ses contradicteurs qui soulignent :

– l’absence d’une claire distinction entre travail capitaliste et activité humaine, une activité libérée des contraintes de la loi de la valeur et de la productivité;

– la disparition du concept essentiel de «conscience de classe» face à la classe ennemie. La révolution prolétarienne, qui vise à l’abolition du prolétariat dans la gemeinwesen, est bien la concrétisation d’un choix historique de la classe exploitée (et écrasée) par le capital. Il n’y a pas de «communisation» sans claire conscience du but et des moyens :

Un impératif pour la théorie de la communisation, à mon avis, est de se connecter à la perspective du développement d’une conscience qui peut faire exploser la forme-valeur directement liée aux modes historiquement spécifiques du travail (labor) que le capital a fait naître dans sa phase actuelle. C’est là que réside la possibilité réelle-objective […] de la communisation.

Astarian ne nie pas l’existence d’une conscience, mais il semble la dissoudre dans une addition de «prolétaires» individuels, où chacun est plus ou moins sujet de son action. Le «prolétariat» surgit comme une horde jetée (périodiquement) dans l’action, sous forme d’émeutes plus ou moins insurrectionnelles, et non comme une classe jetée dans une guerre de classe à mort contre le capital.

De l’insurrection des ouvriers et «prolétaires» en février 1979 en Iran – longuement analysée par Astarian – aux émeutes de 2008 en Grèce, en passant par les émeutes de Los Angeles en 1992, le mouvement d’émeute et de pillage des magasins – Astarian donne l’exemple de l’Argentine – ne met pas fin au capital comme «rapport social». Bien au contraire, de l’émeute à «l’insurrection», la horde émeutière se révèle une association épisodique d’individus désocialisés. Ces prolétaires «inconnus et féroces» n’affrontent plus les capitalistes («l’autre classe»), mais alors quelle autre classe ? :

Il est […] important de comprendre que le rapport social qui se forme entre les prolétaires dans l’insurrection est interindividuel. C’est quelque chose d’absolument nouveau dans l’histoire, qui n’a connu jusque-là que des rapports sociaux entre classes. […] Dans l’insurrection, par définition, le capital ne présente plus au prolétariat les conditions de sa resocialisation par l’achat-vente de la force de travail. Les prolétaires n’ont plus en face d’eux l’autre classe [?] qui les définit, presque passivement, dans le rapport social capitaliste. C’est donc entre eux, par interaction entre les individus initialement désocialisés, qu’ils doivent trouver les ressorts et les moyens de la prise de possession de ces éléments [?] qu’ils vont arracher au capital, donnant ainsi corps au rapport social insurrectionnel… en Grèce, en 2008, on a vu les anarchistes, très présents depuis longtemps dans le centre l’Athènes, être dépassés par des émeutiers inconnus et féroces [?]. L’individu qui s’insurge n’est pas le même que celui d’avant l’insurrection. Il participe maintenant à un rapport social qui est qualitativement différent du rapport de classes. Il s’y trouve à titre individuel.

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Telle quelle, cette forme de «communisation», définie comme le blitz de l’abolition du travail salarié et de la loi de la valeur, est aux antipodes de celle du GIC, qui continue, comme avant lui le KAPD, à distinguer rigoureusement le temps court du temps long.

Nous avons donc deux visions de la «communisation». L’une est celle du KAPD et du GIC pour qui le prolétariat révolutionnaire, toujours organisé, est entrainé dans un processus long et difficile de «communisation»/«socialisation» au prix de longues et incertaines guerres civiles au niveau mondial. Cette période est celle de la «dictature du prolétariat» dont la finalité est l’égalité sociale réelle, même si subsistent d’inévitables inégalités naturelles, au moment où l’existence du capitalisme et de la société de classes n’est plus qu’un lointain souvenir.

L’autre vision, qui se développe depuis plus de 40 ans, est une vision «mouvementiste» qui fait de l’émeute ou d’un mouvement d’occupation, la pierre philosophale du «dépassement» du travail et du capitalisme. C’est «l’émeute prime», brute et primaire :

L’émeute, le blocage, la barricade, l’occupation. La commune. Voilà ce à quoi nous allons assister dans les cinq, quinze, quarante années à venir. Elle est devenue une sorte d’évidence parmi les quelques groupes qui se reconnaissent dans la fin du programme ouvrier.

Est-il imaginable qu’un mouvement social mondial puisse surgir sans «programme prolétarien» et sans organisations prolétariennes en une sorte de génération spontanée s’ébrouant dans un bouillon de culture d’émeutes et de contestations protéiformes ?

Le GIC, dans les Grundprinzipien, ne fit que balbutier, mais il tenta du moins de tracer des pistes sérieuses pouvant mener à une société sans monnaie, sans loi de la valeur, sans travail salarié, sans classes et sans État.

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