Cette carte montre, entre l’amont et l’aval, le nombre de pays concernés (et donc l’importance des populations concernées), leur degré de dépendance au Nil (Égypte 97 % de la consommation totale en eau du pays, Soudan 77 %, Érythrée 55 %, etc.) et l’importance relative des barrages : plus de 10 existants, de capacités très différentes, et de nombreux projets en cours.
L’eau, au niveau mondial, est vitale pour le capitalisme dans le renouvellement de son cycle de production et de consommation. Les ressources en eau comptent pour 69 p. 100 pour l’agriculture, 19 p. 100 pour l’industrie, et 12 p.100 pour la consommation dite domestique. La pénurie en eau qui menace les populations les plus déshéritées, les damnés de la terre, les prolétaires, est à mettre en parallèle avec « la soif insatiable du gain » inhérente au capitalisme[1]. Non seulement, le Capital s’enrichit en condamnant les prolétaires à une vie d’esclave, mais il manifeste une soif inextinguible de vampire pour « le sang vivant du travail »[2]. L’ accumulation d’« or jaune », qui symbolise ses macabres profits, s’accompagne d’une appropriation de « l’or bleu », surtout pour les besoins de l’agriculture et de l’industrie capitalistes, la population dite « domestique » venant en dernier.
Cette appropriation d’une richesse naturelle – qualifiée de « bien commun » – par le Capital est délétère non seulement pour la nature elle-même mais pour les plus pauvres : 1,25 million de personnes meurent chaque année faute d’un accès à l’eau et d’un assainissement suffisant de nappes phréatiques ultrapolluées, de plus en plus réduites à un liquide jaunâtre.
La gabegie de gouvernements capitalistes incapables de trouver une solution adéquate dans les régions touchées par la sécheresse, l’inexorable réchauffement climatique que l’extrême droite et ses infâmes suppôts complotistes continuent de nier[3], l’appropriation exponentielle de l’eau par les classes possédantes qui détiennent les terres, entraînent de véritables émeutes de l’eau chez les plus pauvres, y compris dans les prétendus « pays riches »[4]. Un phénomène qui se répand sur tous les continents, dans un nombre grandissant de pays, y inclus les plus populeux.
En Algérie, autour de Tiaret, ville du Nord-Ouest, qui a donné son nom à l’immense région agricole de la wilaya de Tiaret, les trois barrages d’alimentation ne disposent plus que de 20 % de leurs réserves et, depuis des années, la sécheresse empêche les nappes phréatiques de se recharger en raison d’un climat de canicule extrême. Le richissime (et ultra-corrompu) gouvernement des généraux algériens, qui détient en les pillant toutes les richesses majeures, ne fait quasiment rien pour lutter contre une situation de détresse hydrique accélérée qui touche les populations les plus pauvres, victimes de coupures d’eau quasi permanentes : « « Avant, il était question de coupure toutes les semaines ou tous les quinze jours, ces dernières semaines, c’étaient plutôt des coupures tous les deux jours »[5].
Une hyperpuissance capitaliste, comme la Chine baptisée (sans rire !) « socialiste assoiffe sa population intérieure. Un habitant de Pékin dispose de seulement 300 m3 d’eau par an (en France, la disponibilité moyenne est de 3.262 m3 d’eau par an et par habitant). En Chine, près de 20 millions d’enfants n’ont, de façon chronique, aucun accès permanent à l’eau potable. De façon générale, des centaines de millions d’habitants ne disposent plus que de 300 m3 d’eau par personne et par an, soit 40 % de moins que les Égyptiens ![6] Ce pays est pourtant une très ancienne société de « despotisme hydraulique »[7], vivant au rythme des crues de ses gigantesques fleuves (Yang Tsé-Kiang et Fleuve jaune) et pratiquant depuis des temps immémoriaux des travaux d’irrigation et de régulation des inondations à une gigantesque échelle.
Pour soutenir sa croissance, la Chine développe des méga-projets de barrages et de canaux. Mais c’est au risque de priver ses voisins proches d’une partie de l’eau des fleuves transfrontaliers, dont une grande partie trouve sa source dans le château d’eau tibétain (Indus, Gange, Brahmapoutre, Meghna, Mékong, Salouen, Irrawaddy) aux mains de la Chine.
L’Inde, qui n’a pas la maîtrise de ce formidable château d’eau, est au bord de la catastrophe. Dès 2025, le pays le plus peuplé de la terre (1,441 milliard d’habitants en 2024) sera incapable de satisfaire la demande en eau quotidienne de ses habitants (une eau rarement potable !). Selon le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), 40 % de la population indienne sera en situation de pénurie d’eau en 2050. Cette diminution des ressources s’explique par une croissance démographique galopante et par la déplétion (diminution) des lacs et des masses d’eau naturelles. L’Inde fait également face à un déclin alarmant de ses ressources en eaux souterraines, notamment dans les grandes villes, du fait de l’artificialisation des sols et du défaut de récupération de l’eau de pluie. Ces difficultés sont accentuées par le dérèglement climatique, qui entraine l’infiltration d’eau salée dans les terres mais aussi accroit l’irrégularité des moussons.
En 1976, un géographe français (Yves Lacoste) avait écrit un livre retentissant intitulé : « La géographie ça sert d’abord à faire la guerre »[8]. On pourrait ajouter que l’eau est un enjeu majeur dans la géopolitique guerrière, de l’Antiquité aux guerres impérialistes actuelles.
Le stratège militaire chinois Sun Tzu, auteur de l’Art de la guerre, avait déjà recommandé au vie siècle avant notre ère de détourner les fleuves pour noyer, assoiffer et affamer les ennemis. Enfin, « dans la Rome et la Perse antiques, il était également d’une pratique courante de souiller les points d’approvisionnement en eau de l’ennemi », pour propager des maladies mortelles, tel le choléra[9].
Pendant la guerre froide, après 1945, des techniques subversives furent utilisées dans des guerres dites « asymétriques ». Elles ont progressivement intégré l’eau comme arme : « inondation par destruction d’ouvrages hydrauliques, empoisonnement des puits, occupation des barrages, chantages à la coupure d’eau, ou encore destructions ciblées d’infrastructures électriques, sans lesquelles il ne peut plus y avoir ni eau ni assainissement. »[10] Soulignons que l’alimentation en eau demande beaucoup d’énergie pour rendre possibles les adductions, faire fonctionner les forages…. 20 % de la production d’électricité mondiale est ainsi consacrée au relevage et au transport d’eau brute. En ciblant sciemment la production et la distribution électrique, les belligérants frappent la disponibilité en eau d’un pays. Détruire les infrastructures hydrauliques et électriques de l’ennemi, pour l’affaiblir et/ou le détruire, se vérifie dans de nombreux conflits récents, en particulier dans la guerre impérialiste russo-ukrainienne. Quelques jours seulement avant l’invasion de l’Ukraine (24 février 2022), les forces armées russes ont fait sauter la digue construite par les autorités ukrainiennes qui privait d’eau la péninsule de Crimée depuis 2014. Le 6 juin 2023 l’armée de Poutine faisait sauter le barrage de Kakhovka, dans la partie occupée par la Russie, dans la région de Kherson[11]. La destruction de ce barrage, utilisé pour l’irrigation et la fourniture d’eau potable dans le sud de l’Ukraine, l’une des régions les plus sèches du pays, constitue un risque majeur pour l’alimentation en eau de millions de personnes.
Un autre cas emblématique d’une guerre pour l’eau contre les populations est celui d’Israël et de la Palestine occupée, et cela depuis des décennies. Israël accusait la Jordanie de détourner les eaux du Jourdain et la Syrie de détourner celles du plateau du Golan, qui lui appartenait avant la Guerre des 6 jours de 1967. Aujourd’hui Israël – à défaut d’être le maître des horloges, pour plagier Macron – est le maître des eaux. Avec ses 6 + 1 usines de dessalement de l’eau de mer[12], Israël va atteindre une couverture de 85 % de ses besoins en eau potable, ce qui n’est bien sûr pas le cas des Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie condamnés à une inexorable déshydratation.
Avec la guerre impitoyable menée par Tsahal, depuis octobre 2023, les habitants de l’enclave de Gaza n’ont quasiment plus d’accès à une eau potable et saine, en raison de la destruction des puits souterrains et des usines de traitement lors de ce conflit.
« Avant la guerre, les Gazaoui avaient accès à 80 litres d’eau par jour et par personne, ce qui était déjà loin des recommandations de l’ONU. Aujourd’hui, [à Deir Al-Balah (deuxième concentration de Palestiniens « déplacés »)], ils n’ont accès qu’à 2 à 3 litres par jour »[13].
Les conséquences risquent d’être létales : 97 % de l’eau de Gaza est impropre à la consommation humaine. En conséquence, les habitants de Gaza sont « forcés de boire une eau polluée et salée ». On assiste donc à l’augmentation du nombre de maladies diarrhéiques, telle l’hépatite A, qui peut provoquer une insuffisance hépatique aiguë, laquelle se révèle souvent mortelle.
Dans la zone de conflits permanents du Moyen-Orient (Irak, Syrie, Turquie, Iran), pour la domination pétrolière par les divers impérialismes, le contrôle de l’eau (en fait celui des barrages) implique des opérations militaires à répétition. Face à Daesh, qui occupait des barrages stratégiques[14], la riposte des USA (soutenus par leurs alliés kurdes) ne se fit pas attendre. Dès le 16 août 2014, l’une des premières actions de l’US Air Force fut de soutenir la reconquête du barrage de Mossoul par les Peshmergas. Plus tard, les forces spéciales US intervinrent tant au sol que par air pendant la bataille du barrage de Tabqa (lac Assad), qui dura plus d’un mois (22 mars-10 mai 2017)[15].
Pour l’impérialisme américain, c’est une victoire majeure. Tous les barrages importants sur l’Euphrate en Syrie sont contrôlés par les forces kurdes, leurs alliés, qui ont une mainmise totale sur l’irrigation de cette vallée fluviale mais aussi sur la production hydro-électrique du pays. Ce qui pourrait entraîner une intervention musclée de l’armée turque d’Erdoğan contre les Kurdes, ses ennemis héréditaires. D’autant plus que la Turquie bénéficie d’une position géostratégique favorable, en dominant en amont les bassins du Tigre et de l’Euphrate…
Enfin, last but not the least, le conflit impérialiste pour la domination du bassin du Nil, qui est – avec l’Amazone – le plus long fleuve du monde (6.671 km). Le bassin versant couvre 3 millions de km2 divisés en 12 États, avec environ 190 millions d’habitants en 2023. Une opposition totale se marque entre États d’aval (Égypte et Soudan) et États d’amont (surtout l’Éthiopie pour le Nil bleu ; l’Ouganda, le Kenya, la Tanzanie, le Burundi et le Rwanda, le Soudan du Sud, et la République démocratique du Congo pour le Nil blanc). Deux traités conclus en 1929 et 1959 permettaient à l’Égypte et au Soudan de se partager les eaux du Nil, la construction du haut barrage d’Assouan (inauguré en janvier 1971) permettait de stocker plus de deux crues du Nil. Or un troisième larron est venu perturber ce jeu régional inter-impérialiste : l’Éthiopie, sur le Nil bleu, qui a construit, sans l’accord de l’Égypte, le barrage dit Grand Ethiopian Renaissance Dam capable de retenir une crue du Nil. Un traité signé avec l’Égypte marquait son abandon de prétendus droits historiques sur les sources du Nil. Devenue une grande puissance hydro-électrique, par la construction de barrages (avec l’aide du capitalisme chinois), mais aussi une puissance agricole par la commercialisation des terres agricoles vendues aux investisseurs de la péninsule arabique, l’Éthiopie est devenue puissance hégémonique dans la guerre de l’eau en Afrique. Tout conflit de fait avec l’Égypte pourrait basculer en un conflit suprarégional, où les puissances impérialistes majeures (Chine, USA, Russie) et mineures (péninsule arabique, Afrique du Sud, etc.) auraient leur mot à dire et surtout leurs armes et leurs troupes à proposer.
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On n’ose imaginer quelles seraient les conséquences tragiques pour des pays jouant un rôle crucial dans la géopolitique de l’eau. Une troisième guerre mondiale, sous la forme d’une guerre totale, se traduirait inévitablement par la destruction des ressources en eau mais aussi par celle des grands barrages ainsi que des infrastructures hydro-électriques.
Il n’y a qu’une seule classe, dans la société capitaliste, qui peut éloigner une telle vision d’apocalypse. C’est le prolétariat international seul à même de renverser la situation actuelle en détruisant le système capitaliste dans tous les pays et en instaurant son pouvoir, sans aucun partage avec la bourgeoisie, par la formation d’organismes de classe.
Ph. B. - Pantopolis, 21 juillet 2024.
[1] John Ramsay MacCulloch, The Principles of Politic Economy, Londres, 1830, p. 163, cité par Marx dans Le Capital (1867).
[2] Marx, Capital, livre Ier, chap. X (www.marxists.org/francais/marx/works/1867/Capital-I/kmcapI-10-4.htm).
[3] Le 17 juillet, la température ressentie à Dubaï a atteint la barre inouïe des 62 degrés Celsius. Ce chiffre est proche de la limite estimée de la tolérance humaine à la chaleur (Euronews, 19 juillet 2024).
[4] La révolte contre la constitution d’absurdes « méga-bassines » suscite de quasi-émeutes en France (Vienne, Charente, Charente-Maritime, Deux-Sèvres, Vendée). Elles sont qualifiées d’ «éco-terroristes » par le ministre de l’intérieur de la droite macroniste : Gérald Darmanin. Celui-ci ne peut dissimuler sa totale soumission au capitalisme, aux multinationales Suez-Veolia, à l’agro-industrie intensive, grande exportatrice, au détriment des petits paysans et de la population laborieuse.
[6] Cf. Reporterre (« le média de l’écologie »), 21 décembre 2023 : https://reporterre.net/En-manque-d-eau-la-Chine-assoiffe-ses-voisins.
[7] Karl Wittvogel, Le despotisme oriental, Éditions de minuit, Paris, 1964 (avant-propos critique de Pierre Vidal-Naquet).
[8] Yves Lacoste, Maspéro, Paris, 1976 (nombreuses rééditions). Il est aussi l’auteur d’un livre sur l’eau et ses enjeux : L'Eau dans le monde. Les batailles pour la vie, Larousse, 2007.
[9] Franck Galland, Guerre et eau – L’eau, enjeu stratégique des conflits modernes, Robert Laffont, Paris, 2021.
[10] Franck Galland, op. cit.
[11] Cf. Euronews : https://fr.euronews.com/2023/06/19/barrage-detruit-en-ukraine-la-russie-bloque-laide-a-des-sinistres-accuse-lonu
[12] La 7e usine est construite en Galilée grâce aux fonds de la Banque européenne d’investissement (BEI). Cf. : https://www.eib.org/fr/press/ du 26 juin 2023.
[13] Courrier international, 10 mai 2024 : « Guerre Israël-Hamas. Dans la bande de Gaza, l’eau potable est devenue une denrée rare ».
[14] Les barrages de Tahqa et Tishrin sur l’Euphrate en Syrie, celui d’Haditha en Iraq, ainsi que le barrage de Mossoul. Daesh était même sur le point de conquérir le lac-réservoir du Thartar, qui contrôle Bagdad et ses 7 millions d’habitants.
[15] Cf. David Blanchon, Géopolitique de l’eau – Entre conflits et coopérations, Le Cavalier Bleu, Paris, mars 2024.