HEIGHT OF IMPERIAL JAPAN’S EXPANSION IN 1942. Daniel Marston: The Pacific War Companion: from Pearl Harbor to Hiroshima (Bloomsbury Publishing, 2011), pp. 84–85
CHRONIQUE D’UNE GUERRE ANNONCÉE DANS LE PACIFIQUE
Malgré le bruit et la fureur d’une guerre délibérément meurtrière déversée sans trêve de Gaza et d'Israël au Liban, puis bientôt du Yémen à l’Iran, malgré le bruit et la fureur d’une guerre interminable entre Russie et Ukraine, et de plus en plus mondialisée – intervention de 10.000 Nord-Coréens prévue en Russie et paiement de mercenaires de tous poil par les belligérants; accumulation vertigineuse d’armes létales des deux côtés des fronts militaires –, un paisible silence, en comparaison, semble régner du côté de l’océan Pacifique, si mal nommé, que se disputent dans une lutte féroce et interminable la Chine et les USA.
Les États-Unis ont récemment déployé un système de missiles terrestres SM-6, à tête conventionnelle ou nucléaire, à moyenne portée (1.600 km) aux Philippines, appelé système Typhon, en invoquant des exercices conjoints[1]. La distance entre l’île stratégique chinoise de Hainan est de 900 km, celle entre Hainan et Taiwan de 1.200 km.
Après des manœuvres militaires de total encerclement de Taiwan, en octobre, la Chine de Xi Jinping a affirmé qu’elle ne renoncerait jamais à « recourir à la force » contre « les autorités séparatistes » de l’île. La présence du porte-avions « Liaoning » était là pour confirmer la détermination de la Chine.
Tous ces kriegsspiele, dans les deux camps se disputant la zone Asie-Pacifique, ne sont pas de simples jeux vidéo, des wargames destinés à meubler l’ennui des militaires en attente de la « vraie guerre ». Ils préparent à court terme à l’affrontement entre les deux super-impérialismes qui aspirent à dominer la globalité du monde capitaliste, dont la pièce maîtresse est maintenant l’Asie et toute sa zone maritime (environ 55 p. 100 du commerce mondial en 2023). Une Asie où brille la Chine, devenue la première puissance commerciale au monde en 2012[2].
Depuis le XIXe siècle, la zone Asie-Pacifique a été le lieu d’une vaste expansion coloniale menée par les puissances impérialistes occidentales (USA, Royaume-Uni, France, Allemagne, mais aussi Russie), et le Japon, puissance asiatique montante, consacrée dans son rôle impérialiste depuis 1904-1905, avec la défaite du tsarisme, lors de la bataille de Port Arthur (décembre 1904-janvier 1905) et celle de Tsushima (mai 1905). La Russie y perd la moitié sud de l’île de Sakhaline, occupée par le Japon : la révolution prolétarienne commence dans la « sainte Russie » après le dimanche rouge du 22 janvier à Saint-Petersbourg. Sakhaline (et les îles Kouriles) sont devenus une terre irrédente à récupérer et à conserver à tout prix, depuis l’invasion soviétique de mai 1945.
Cette domination du Pacifique fut dans l’entre-deux-guerres (1920-1941) l’objet d’une mortelle rivalité entre le Japon et les USA. Le Japon avait obtenu de la SDN – dirigée depuis 1919 par la Grande-Bretagne et la France – les Mariannes du Nord, la Micronésie, Palaos et les îles Marshall, colonies impériales allemandes tombées en octobre 1914, par le « droit de conquête », dans son escarcelle.
Le successeur impérialiste du Japon dans la zone est tout naturellement la Chine, première grande puissance asiatique tout au long de son histoire jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Le modèle japonais de conquête impérialiste est maintenant le modèle à suivre par cette Chine dite « communiste » (lire : capitaliste d’État) : « Pékin a minutieusement étudié la seconde guerre mondiale avant de partir à la conquête du Pacifique »[3].
La Chine devra donc mener une guerre globale sur un espace immense : « La Chine s’attend à combattre sur une vaste zone maritime équivalente à celle des conquêtes du Japon impérial à l’été 1942 », c’est-à-dire aujourd’hui, jusqu’aux îles Marshall et Salomon (dont la monnaie est le dollar), Guam (territoire stratégique américain depuis 1898, régi aussi par le dollar), Philippines, Malaisie, Singapour (régie par le dollar), ex-Indochine (Vietnam, Cambodge, Laos), Nouvelle-Guinée, Indonésie (anciennes Indes néerlandaises), petit atoll de Wake possédé par les Américains et conquis au lendemain même de Pearl Harbor, le 8 décembre 1941[4].
Lors de la seconde guerre mondiale, la bataille de Guadalcanal (d’août 1942 à février 1943), dans les îles Salomon, devient le symbole de la reconquête totale du Pacifique par l’impérialisme américain et ses alliés, jusqu’à l’effondrement total de l’Empire nippon.
[1] Conflits. Revue de géopolitique, 2 mai 2024 : https://www.revueconflits.com/les-etats-unis-installent-des-missiles-a-moyenne-portee-a-philippines/
[2] Cf. Jean-Pierre Cabastan, Demain la Chine : guerre ou paix ?, Gallimard, 2021.
[3] Cleo Paskal, chercheuse canadienne, citée par Le Monde, 22 septembre 2024 : « Iles Salomon : l’avant-poste de la nouvelle conquête du Pacifique » : https://www.lemonde.fr/international/article/2024/09/22/iles-salomon-l-avant-poste-de-la-nouvelle-guerre-du-pacifique_6327808_3210.html.
[4] Toshi Yoshihara, 2023, The Pacific War. Implications for Pla Warfighting, Center for Strategic and Budgetary Assessments (CSBA), Washington D.C., 2023.
On ne s’étonnera pas que les îles de la zone Indopacifique, même faiblement peuplées, et officiellement « indépendantes » (car membres de Nations Unies...) soient, comme les Iles Salomon, l’avant-poste de la nouvelle guerre du Pacifique » entre la Chine et les USA. En 2022-2023, le gouvernement des îles Salomon (capitale : Honiara) – qui ne possède pas d’armée ! – a permis aux forces de sécurité chinoises de « maintenir l’ordre » sur les îles. Il a même été bien plus loin : un projet chinois de 170 millions de dollars vise à développer le port international de Honiara (île de Guadalcanal). Celui-ci, s’il tombait complètement dans l’orbite chinoise serait pour l’Empire du milieu une véritable plate-forme stratégique au large de la Nouvelle-Guinée[1]. Et cet empire joue sur du velours. Pour « l’Occident » du Pacifique (Nouvelle-Zélande, Australie), les Salomonais sont encore considérés comme de quasi colonisés[2] : ils doivent obtenir des visas pour avoir le droit de séjourner dans ces anciennes possessions de Sa gracieuse Majesté britannique.
Les îles Fidji, ancien membre du Commonwealth jusqu’en 2000, semblent prêtes à tomber dans l’escarcelle dorée chinoise qui dépense sans compter des milliards de yuan pour mener sa conquête du Pacifique. Face à ce danger, l’Australie, commis de l’impérialisme américain, a déjà mené des missions de maintien de la paix aux îles Salomon et assuré la formation d’agents de police à Nauru, aux Fidji, et même en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Le ministre des Affaires étrangères de Papouasie-Nouvelle-Guinée, a d’ailleurs déclaré, le 28 août, à l’Agence France-Presse que son pays souhaitait « collaborer avec l’Australie ».
Autant dire que la lutte est engagée entre les deux super-impérialismes pour développer une solide cinquième colonne, achetée moyennant espèces sonnantes et trébuchantes.
Du côté chinois, qui a particulièrement étudié les leçons de l’écrasement du Japon par les USA, il est probable que sa classe capitaliste dirigeante en a étudié tous les aspects économiques. En particulier les mécanismes de domination militaire et économique de la zone Indopacifique par la puissance militaire japonaise de 1942 à 1945.
Pendant cette période, le Japon avait fait miroiter aux pays d’Asie, largement colonisés par l’Occident la formation d’une « sphère de co-prospérité » avec comme mot d’ordre : « L’Asie aux Asiatiques ! ». (un mot d’ordre repris par Xi Jinping). Autrement dit, un bloc auto-suffisant de pays asiatiques qui ne dépendraient plus des pays occidentaux. Ils seraient dirigés par la Chine seule, pour éliminer les pays « occidentaux » lointains (Australie, Nouvelle-Zélande, USA), la Corée du Sud et le Japon ainsi que leurs alliés (Philippines, Vietnam probablement). Ce serait l’application du principe « Make China great again » opposé à celui de Trump : « make America great again ».
Dans un premier temps, fort de son statut de deuxième puissance ex-aequo avec les USA, la Chine compte sur une politique des petits pas, par achat des classes dirigeantes (en particulier dans les ensembles d’îles du Pacifique), de grignotage et d’occupation d’îlots stratégiques totalement militarisés.
Mais le grand dragon chinois sait que face à son ennemi mortel, le grand dragon yankee, la réalisation d’une co-prospérité asiatique ne peut se faire qu’en développant tout un arsenal militaire. L’objectif de la Chine est d’ici 2040, à défaut 2049 (centenaire de la proclamation de la Chine dite « populaire »), de pouvoir aligner des forces comparables à celles de l’Amérique et de ses alliés. Après avoir développé une politique verbale agressive (« diplomatie du loup guerrier »), la Chine passe aux actes : politique capillaire de prise de contrôle des îlots et atolls de la mer de Chine méridionale occupés par le Vietnam (dit « communiste »), les Philippines et la Malaisie. L’Empire du milieu se glorifie d’être la première armée d’Asie, devant l’Inde, la Russie et le Japon. Il possède le plus grand arsenal de missiles conventionnels balistiques ou de croisière au monde (plus de 2.000, dont certains à portée intermédiaire). Il pense pouvoir d’ici peu être doté de six porte-avions. Les chantiers navals fonctionnent à plein régime pour le lancement de navires militaires mais aussi de garde-côtes et bateaux de pêche militarisés, essentiels dans sa stratégie d’occupation des îlots et atolls. Face à cela, les USA resteront pour très longtemps le first one en termes de porte-avions (onze). Ils disposent de 13.000 avions de combat, dont des F-35 Lightning et des Raptor F-22 qui font partie des avions de combat les plus performants au monde. Enfin, ils ont – depuis la proclamation de la Chine « ennemi systémique », autant par les Démocrates que par les Républicains – le projet pharaonique de construire un nombre de bateaux de guerre permettant de retrouver leur statut de plus grande flotte du monde[3].
La guerre pour le moment demeure plus idéologique que saignante (« faut que ça saigne » chantait jadis Boris Vian)[4] La guerre idéologique rassemble tous les vieux poncifs distillés par les classes dominantes des deux côtés des fronts impérialistes : Paix, Progrès, Construction de la Communauté de l’avenir, Valeurs démocratiques, Libertés… Les vieux poncifs ont du mal à dissimuler qu’il s’agit des seuls intérêts des capitalistes (privés et d’État).
« L’insoupçonnable pureté » « pacifique » et « progressiste » de la Chine capitaliste, à défaut d’être « démocratique » (Xinjiang ?, Tibet ? Mongolie intérieure ?...), est sans cesse réaffirmée par ses poussifs représentants, comme en septembre 2024 : « déployer des efforts concertés pour relever les différents défis mondiaux, promouvoir conjointement la paix, le développement et le progrès dans le monde, et faire progresser la construction d’une communauté d’avenir partagé pour l’humanité »[5].
Quant au bloc occidental, partie prenante de cette guerre en cours dans la zone Indo-Pacifique, il trouve pour le moment de tous aussi poussifs représentants dans les « chercheurs » patentés ès géopolitique qui soufflent de petits vents d’espérance « pacifique » et « démocratique ». On peut lire par exemple, concernant le dragon chinois, qu’il n’est qu’un « tigre de papier » quasi végétarien, encore inexpérimenté : « Cette inexpérience de la guerre est donc un facteur de paix ou du moins impose certaines limites à tout engagement armé futur de l’Armée populaire de libération »[6].
Concernant la « pureté démocratique » de l’Occident – qui comme la femme de César demeure insoupçonnable – il est affirmé par le même chercheur patenté – qui utilise une prosopopée mielleuse, guerrière et bonasse à la fois – où il n’est question que des intérêts capitalistes de l’Amérique et de ses alliés : « … réalisme et fermeté des Européens à l’égard de la Chine populaire sont la meilleure stratégie pour défendre nos (sic) intérêts et nos valeurs (sic), pour contribuer à réduire les risques de confrontation armée entre cette nouvelle grande puissance et les États-Unis ou ses voisins ». Et feu d’artifice final dans cette prosopopée de la religion de la démocratie : « et afin de la convaincre de peu à peu accepter les normes internationales et peut-être un jour de se convertir à la démocratie »[7].
Nul doute que de tels discours dans le plus pur style évangéliste n’arrêteront pas la marche vers la guerre dans la zone Indo-Pacifique. Les deux camps belliqueux en présence ne pourraient que répondre par un rire homérique inextinguible…
Le grand oublié dans tous ces kriegsspiele ou wargames reste le prolétariat. C’est à lui de démontrer, au terme de décisifs et de longs combats que la comédie a assez duré et qu’il passe maintenant aux choses sérieuses : non des jérémiades sur la paix et la sidération créée par la peur de la réalité de la guerre, mais une lutte résolue contre elle, en renversant le système mortifère engendré par l’existence même du capitalisme (privé et d’État).
Pantopolis, 5 novembre 2024.
[1] Le Monde, 22 et 23 septembre 2024, p. 16-18.
[2] C’est aussi le cas de la population mélanésienne de la Nouvelle-Calédonie, territoire hautement stratégique pour la Chine, comme elle le fut pour les USA, lors de la conquête du Pacifique. Ils l’occupèrent de mars 1942 à 1946, après avoir construit la base navale de Nouméa.
[3] Jean-Pierre Cabestan, op. cit., 2021, p. 55-59.
[4] C’est le tango des joyeux militaires /Des gais vainqueurs de partout et d’ailleurs/C’est le tango des fameux va-t-en guerre/C’est le tango de tous les fossoyeurs… Faut qu’ ça saigne…
[6] Jean-Pierre Cabestan, op. cit., p. 265.
[7] Jean-Pierre Cabestan, op. cit., p. 278. L’auteur cité a enseigné de 2007 à 2021 à l’Université baptiste de Hong Kong.