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théorie politique

Marchandisation, guerre permanente du capital contre la nature

Publié le 17 Avril 2020 par PB/Pantopolis

Marchandisation, guerre permanente du capital contre la nature

La bourgeoisie, dont l’assise dépendait plus des échanges commerciaux que des manufactures, à l’époque de l’absolutisme monarchique, avait une vision seigneuriale de la terre : on l’achète, on l’entretient avec soin, dans l’espoir d’obtenir une particule nobiliaire. Pour Descartes, dans son Discours de la méthode, il s’agissait de «nous rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature»[1]. Le terme de possession avait le vieux sens romain d’user et donc d’abuser de ces biens (usare /abutere), sans autre limite que sa dilapidation, si on ne la gérait pas « en bon père de famille »[2].

La bourgeoisie qui conquérait le monde couvrit d’un voile religieux sa rapacité, sa soif inextinguible de possession et de domination, en puisant dans la Bible, son livre de chevet où il était écrit :

Soyez féconds, multipliez, emplissez la Terre et soumettez-la; dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur la terre.

 Mais la classe bourgeoise qui soumettait le monde à son pouvoir inflexible interprétait à sa manière ce passage de la Genèse : multipliez pour obtenir des bras bon marché pour l’industrie et les grands domaines, soumettez tous les êtres vivants à votre toute puissance, et s’il faut « naturellement » se soumettre à la loi de la concurrence, détruisez par le fer et par le feu les hommes et les biens pour laisser place nette à ceux qui ont été choisis par la divine sélection naturelle darwinienne : les plus forts, les plus aptes, le capital occidental et nippon.

Les marxistes, lorsque le capitalisme s’est imposé partout dans toute son inhumanité destructrice, prirent soin – comme Engels (1882) – de souligner que les conquêtes des sociétés de classe sur la nature se retournaient, toujours (et encore plus sous le règne du capital) contre l’humanité tout entière :

Nous ne devons pas trop nous vanter de nos victoires humaines sur la nature. Pour chacune de ces victoires, la nature se venge sur nous. […] Les gens qui, en Mésopotamie, Grèce, Asie mineure et ailleurs, ont détruit les forêts pour obtenir de la terre cultivable n’ont jamais imaginé qu’en éliminant ensemble avec les forêts les centres de collecte et les réservoirs d’humidité ils ont jeté les bases pour l’état désolé actuel de ces pays. Quand les Italiens des Alpes ont coupé les forêts de pins des versants sud, si aimés dans les versants nord, ils n’avaient pas la moindre idée qu’en agissant ainsi ils coupaient les racines de l’industrie laitière de leur région; encore moins prévoyaient-ils que par leur pratique ils privaient leurs sources montagnardes d’eau pour la plupart de l’année. […] [L]es faits nous rappellent à chaque pas que nous ne régnons nullement sur la nature comme un conquérant règne sur un peuple étranger, comme quelqu’un qui serait en dehors de la nature, mais que nous lui appartenons avec notre chair, notre sang, notre cerveau, que nous sommes dans son sein et que toute notre domination sur elle réside dans l’avantage que nous avons sur l’ensemble des autres créatures de connaître ses lois et de pouvoir nous en servir judicieusement[3].

Au début de l’ère industrielle, un économiste classique, comme Jean-Baptiste Say, industriel du coton, pouvait naïvement soutenir que l’entreprise de rapt des richesses par le capital était finalement justifiée, car tout était gratuit et inépuisable comme une corne d’abondance : « Les richesses naturelles sont inépuisables car sans cela nous ne les obtiendrions pas gratuitement. Ne pouvant être multipliées, elles ne sont pas l’objet des sciences économiques »[4].

Porté par la fausse ivresse de la « chute du communisme » en 1989, par la parousie de la « fin de l’histoire », le Capital – par la plume du médiocre idéologue Francis Fukuyama – crut avoir atteint enfin le pays de cocagne, une nouvelle Amérique où les richesses seraient aussi illimitées que les désirs des consommateurs, drogués par une incessante révolution technologique. Ce devait être le triomphe de la « démocratie » de la sacro-sainte marchandise :

La technique rend possible une accumulation illimitée de richesses et donc la satisfaction des désirs humains qui ne connaissent pas de bornes[5].

L’ivresse est vite retombée. Considérons le Capital réel, et non l’Idée d’un capital imaginaire, tel qu’halluciné par Fukuyama et ses thuriféraires. Au cours de ces trente années de folle accumulation de pseudo-richesses destinées à alimenter les immenses décharges toxiques du monde, les porte-parole du système ont dû se rendre à l’évidence : les richesses naturelles ne sont pas inépuisables, elles ne se génèrent pas automatiquement et à l’infini. Les désirs dits « humains » ne semblent illimités que pour le 1 % des plus riches qui possèdent 45 % de la richesse mondiale, alors qu’ils sont infra-humains pour la moitié de la population mondiale qui vit avec moins de 5,5 dollars par jour.

Sous le capitalisme « obèse » et toxique, rien n’est gratuit, tout est compté et pesé. Tout doit se payer au centime près pour le seul profit d’un capital, privé et/ou public, qui possède quasiment tout. Les possessions collectives des anciennes communautés agraires (« les communs ») appartiennent à la préhistoire du système. La marchandisation de la Terre s’est généralisée et globalisée. Cette marchandisation suit le cycle effréné de la transformation de l’argent en marchandise, de la transformation de tout être humain (y compris la moindre partie de son corps), de tout animal, de tout végétal en argent. Toutes les activités humaines sont  des marchandises qu’il s’agit de payer au prix le plus vil, d’autant plus que le chômage exerce une pression démesurée sur les salaires.  La globalisation achevée c’est l’instrumentalisation de tous les éléments du vivant (animaux et végétaux), de tout ce qui est susceptible dans l’écosystème d’être coté sur le marché [eaux, sols, air pollué (réduit à des équivalents CO2)].

Le capitalisme high-tech a réduit l’action humaine à un juteux marchandisage. Le marché mondial  de l’éducation, chiffré à 2.000 milliards de dollars il y a quinze ans, serait de l’ordre de 4.000 milliards de dollars en 2013, celui des médicaments de 1.000 milliards de dollars. Il n’est jusqu’au marché des insectes pollinisateurs (comme les abeilles), agonisants, sous l’effet des pesticides Bayer/Monsanto, qui ne soit coté : il représente 30 % de la valeur de base alimentaire mondiale. La « contribution » (sic) de ces insectes à la production agricole serait de l’ordre de 200 milliards de dollars chaque année. Des scientifiques, dollarisés jusqu’à la moelle par un système qui les paye grassement, ont même donné un prix à la Terre. Pour eux, elle n’a pas une valeur inestimable comme la vie humaine et la vie tout court : elle peut être cotée en bourse au prix de 5 billiards de dollars; chaque actionnaire terrestre potentiel pèserait pour au moins 15 milliards de dollars[6]

Tous ces calculs astronomiques délirants, sortis directement d’un asile d’aliénés, ne peuvent dissimuler l’insupportable réalité : la destruction accélérée de la vie sur terre. La biodiversité, depuis 30 ans environ, est en chute libre : diminution des aires de répartition des vertébrés (32 %), diminution de la masse des insectes (75 % en Allemagne et ailleurs); diminution en moins de 20 ans des populations d’oiseaux sédentarisant en milieu agricole (de 30 %); déclin des populations et des aires de répartition de 42 % des animaux terrestres et plantes en Europe et Asie centrale. Malgré l’achat par le grand capital de complaisances « scientifiques » et de grands médias virtuoses des fake-news, la réalité est là, têtue : les disparitions d’espèces ont été multipliées par 100 depuis 1900, à un rythme sans équivalent depuis l’extinction des dinosaures.

Depuis son origine, le système capitaliste a mené une guerre sournoise contre la nature, qui est devenue une déclaration de guerre permanente à l’ère atomique et aux temps maudits des Bayer/Monsanto.

Cette guerre est, comme toute guerre, présentée comme une innocente entreprise pour la paix : « La guerre c'est la paix ! » (Orwell, 1984). Idéologiquement, cette guerre commença avec la campagne « L’atome pour la paix », lancée par Eisenhower  en 1953). Un programme secret, appelé grotesquement Plowshare (Soc de charrue), lancé en 1957 par la Commission à l’énergie atomique, proposait de creuser un second canal de Panama à travers le Nicaragua (Pan-Atomic Canal) à l’aide de 300 bombes nucléaires. Un plan B suggérait d’enterrer 764 bombes sur une ligne traversant la Colombie et… d’allumer la mèche. Un an plus tard, l’administration Eisenhower étudiait l’emploi de la bombe H pour construire un port artificiel au cap Thompson en Alaska. Ne manquant pas d’imagination pour développer le marché des travaux publics, les autorités de l’atome proposaient de construire atomiquement une autoroute à travers les Bristol Mountains (désert de Californie). Au Colorado, en septembre 1969, les Américains utilisèrent la bombe A pour extraire du gaz, un gaz qui se révéla non-commercialisable[7].

Le capitalisme d’État soviétique – appelé plaisamment ou complaisamment «socialisme réel» – ne fut pas en reste. Le criminel procureur des Procès de Moscou, Andreï Vychinski, nommé ambassadeur près des Nations Unies, avait tenu en novembre 1949 le même discours sur l’« Atome au service de la paix », voire de la vie :

Bien que l’Union Soviétique ait autant de bombes que nécessaire dans les circonstances malheureuses de la guerre, elle utilise l’énergie atomique pour servir son économie intérieure, faisant exploser des montagnes (sic), changeant le cours des rivières, irriguant des déserts (sic), mettant la vie (sic) dans des régions où l’homme n’a jamais mis les pieds[8].

Le Programme 7, russo-soviétique, mené entre 1965 et 1988 (169 essais nucléaires) visait à la réalisation de travaux de terrassement (canaux, barrages, mines) et de « stimulation » (sic) de l’extraction du pétrole et du gaz. Les retombées ne furent pas économiques, mais de pollution de l’air et surtout des sols (pour des centaines d’années).

La guerre contre la nature fut menée tambours battants avec l’utilisation militaire massive des défoliants, dont c’est la spécialité de Monsanto (et Bayer depuis 2018)[9]. Monsanto, le créateur de l’«agent orange», se faisait l’agent des desseins criminels de la superpuissance américaine, car violant délibérément le Protocole de Genève de 1925, interdisant l’utilisation des armes chimiques[10].

Qui se rappelle  – ou ose rappeler – que le 30 novembre 1961, le président Kennedy donna le feu vert à des opérations aériennes visant à détruire les forêts, puis les rizières vietnamiennes ? L’opération Ranch Hand (« Garçon de Ferme »), qui débuta le 12 janvier 1962, fut la plus grande guerre chimique jamais menée dans l’histoire humaine. Pour la première fois, la destruction de l’environnement devient une stratégie de guerre totale. Pour l’impérialisme US, il s’agit de tuer et d’affamer des paysans hostiles, travaillés par la guérilla Viêt-Cong, ou de les déplacer vers des villes contrôlées par lui. Ce crime contre l’humanité dura 10 ans, en toute impunité, désertifiant d’immenses espaces, tuant, mutilant ou handicapant à vie des générations de nouveau-nés, sans que le capital US verse la moindre réparation aux victimes – ce qu’il fit uniquement pour ses boys.

Plus tard, les «agents oranges» exfoliants ou les herbicides de Monsanto ont été officiellement utilisés dans des buts «pacifiques». Les forêts au Brésil, à Bornéo et à Sumatra ont payé le prix de ce « pacifisme » dévastateur, ainsi que les hommes et les femmes victimes de cancers multiples.

De beaux esprits ou de grossiers idéologues, ayant acheté quelques indulgences auprès de leurs maîtres, ont cherché à absoudre le capitalisme. Celui-ci répète, comme Valmont dans les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos : « Ce n’est pas ma faute ! ». Tous répètent à l’envie : « c’est la faute à Prométhée », « c’est la faute de l’Homme », c’est le résultat d’une pandémie d’instinct de mort.

Malheureux Prométhée, Titan fils de dieux, qui osa trahir sa classe de dieux parasites banquetant pour l’éternité dans l’Olympe – comme le font les capitalistes dans leurs palaces-forteresses. Il osa apporter la connaissance aux hommes (en dérobant « le feu » divin) pour les libérer de leurs chaînes et fut lui-même enchaîné à jamais. Qualifiée faussement de prométhéenne, la théorie de Marx n’a jamais chercher à rendre les hommes égaux à des dieux, dont les capitalistes se croient l’incarnation : Marx n’a jamais cherché qu’à libérer l’humanité de ses chaînes et toutes les idoles qui le plongent dans l’aveuglement et l’ignorance.

La classe capitaliste peut proclamer, devant l’étendue des destructions qu’elle a causées : « c’est la destinée humaine », c’est la faute à la maladie, c’est la conséquence de l’instinct (ou pulsion) de mort.  Pour Freud, qui vécut la première guerre mondiale, les horreurs des guerres ne sont pas le produit des affrontements entre nations, classes capitalistes, dont l’immense majorité soumise au joug du profit doit payer le prix par « du sang et des larmes » (Churchill). C’est la lutte éternelle de deux anges bibliques hellénisés en Érôs et Thanatos. Et c’est Thanatos, la mort qui nous est promise par le système.

Freud, dans sa négation de la réalité mortelle du système qui fit plus de 30 millions de morts en 1914-1918, en vient à une vision biologisante et donc infra-humaine de l’existence. Pour lui, il s’agit de se résigner, et finalement de se soumettre aux lois éternelles de la biologie :

Le but de la vie est la mort, et, en remontant en arrière, le sans-vie était là antérieurement au vivant[11].

Rappelons-nous le vieil adage : si vis pacem, para bellum. Si tu veux maintenir la paix, sois toujours prêt à la guerre. Il serait temps de modifier cet adage et de dire : si vis vitam, para mortem. Si tu veux pouvoir supporter la vie, soit prêt à accepter la mort[12].

À cette idéologie de la soumission, dans un bref dialogue avec Freud, Einstein répondait avec plus de bon sens :

Que peut-on faire pour détourner les hommes de la fatalité de la guerre? [13]

Malheureusement, le génial cerveau d’Einstein trouva une réponse erronée : le pacifisme.

Le problème qui se pose maintenant au temps de la pandémie est pourtant simple : quelle classe, quelles couches sociales ont la force et la volonté de mettre fin à un système qui répand, comme une nouvelle peste sociale, la mort de masse et la destruction, par la guerre de tous contre tous ? Quelle révolution peut mettre fin aux guerres, qui sont non une fatalité, mais une nécessité pour les classes dominantes vivant de l’exploitation de l’homme par l’homme.

 

[1] René Descartes, Œuvres, coll. «Pléiade», Gallimard, 1992, p. 168.

[2] Possession : «Jouissance, faculté actuelle de disposer ou de jouir d’un bien» (https://www.cnrtl.fr/definition/academie8/possession).

[3] Friedrich Engels, Dialectique de la nature, Éditions sociales, 1977, p. 180-181.

[4] Jean-Baptiste Say, Cours complet d’économie politique pratique, tome IV, J.-P. Meline, Bruxelles, 1832, p. 83.

[5] Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme (1992), Flammarion, 2009.

[6] Jean-Marc Jancovici, « Combien vaut la planète ? », Les Échos, 11 juin 2013.

[7] Christophe Bonneuil & Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement anthropocène, Seuil, oct. 2013, p. 151-152.

[8] Ibid., p. 151.

[9] Bayer, issu de la BASF, avait jadis donné sa grande contribution « à la paix » des cimetières : la fabrication du Zyklon B utilisé dans les chambres à gaz.

[10] André Bouny, «Agent Orange, chronique 11 : Le retour» : https://www.mondialisation.ca/agent-orange-chronique-11-le-retour/5344609.

[11] Freud, Au-delà du principe de plaisir (1920), PUF, 1996, p. 308.

[12] Sigmund Freud, “ Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort ” (1915) : http://psychologue--paris.fr/textes/Freud-considerations-sur-la-guerre-et-sur-la-mort.pdf

[13] Freud & Einstein, Pourquoi la guerre ? (1933) : http://classiques.uqac.ca/classiques/

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