Paul MATTICK junior
LA GUERRE MONDIALISÉE
J’ai grandi entouré d’adultes qui avaient traversé la seconde guerre mondiale, en quittant l’Europe à temps, échappant ou refusant l’armée aux USA, ou faisant partie des chanceux qui survécurent aux camps de concentration. Beaucoup de ces personnes s’attendaient à une nouvelle guerre mondiale dans les années 1950, au vu de la violence de l’opposition USA-URSS, et redoutaient particulièrement une future catastrophe nucléaire.
Plus tard j’ai rencontré des gens qui avaient quitté l’Europe pour l’Amérique du Sud pour être à l’abri des retombées nucléaires quand la guerre éclaterait et d’autres qui pensaient partir (ou en fait émigrèrent) vers l’Australie pour les mêmes raisons. Comme on le vit, la guerre nucléaire attendue entre les grandes puissances n’eut pas lieu. À la place (dans la foulée des guerres de libération nationales anti coloniales qui suivirent la deuxième guerre mondiale), se développèrent toute une série de guerres locales meurtrières en Asie, Afrique et Amérique Centrale, dans lesquelles les conflits locaux étaient intensifiés ou provoqués par l’intervention des grandes puissances.
La chute de l’Union Soviétique en 1989 conduisit à une apparente diminution de la menace d’une destruction réciproque assurée, bien que l’Amérique et la Russie continuent d’assurer toutes deux le maintien d’une armada d’avions, bateaux, et missiles armés d’armes nucléaires ; en même temps le nombre de puissances nucléaires s’étend. La guerre continue à la périphérie des régions économiquement développées pendant que les forces à connotation ethnique combattent pour réorganiser le contrôle des Balkans, d’Afrique Centrale, et différents pays d’Asie. En même temps, des gangs ressemblant à de véritables armées combattent pour le contrôle des ressources naturelles (diamants et autres minerais, pétrole, des pâturages) en Afrique et le long des routes de la drogue en Amérique centrale et du Sud.
Pendant ce temps, bien sûr, les pays «avancés» n’avaient pas abandonné leur intérêt pour la guerre. Pendant la dernière décennie de la guerre froide, les USA ont investi des milliards de dollars en créant une armée d’Islamistes pour chasser les Russes hors d’Afghanistan. Les djihadistes avaient des intérêts qui allaient au-delà de ceux des américains, impliquant la destruction des gouvernements d’Arabie Saoudite (malgré son soutien au djihad) d’Égypte et d’Israël (tous des alliés des USA). Avec l’aide du « poor-man’s air force» (des voitures et des camions piégés) les combattants islamistes chassèrent les USA hors du Liban et détruisirent des bases militaires et des ambassades en Arabie Saoudite et en Afrique ainsi qu’avec des navires de guerre et d’autres installations militaires.
Le 11 septembre 2001, les USA ne pouvaient pas continuer à déclarer que ce combat ne les concernait pas directement. Quand l’administration Bush s’empara de la situation pour faire une démonstration de la puissance américaine et attaquer l’Iraq, le résultat fut un incroyable désastre : la chute du régime de Saddam Hussein entraina directement la résurgence des luttes sectaires entre les chiites et les sunnites ce qui, combiné avec l’imbroglio des rivalités nationales et ethniques de la région transforma le Moyen-Orient en un enfer vivant pour ses habitants, conduisant des millions d’entre eux à l’exil.
Avec les plus récentes évolutions de ces événements, l’émergence de l’État Islamique à partir de la branche mésopotamienne d’Al Qaïda et, ces dernières semaines, l’évolution de l’État Islamique vers le terrorisme à l’étranger, pourquoi ne pas admettre que la Troisième Guerre Mondiale est arrivée ? (Je ne suis pas la première personne à le penser, à part le pape omniprésent, par exemple, le ministre iraquien des affaires étrangères al-Jaafari a qualifié les attentats de Paris de nouvelle étape d’une guerre mondiale en cours.) Elle n’a pas commencé comme les deux premières, avec des déclarations formelles des principales puissances mondiales.
Au contraire, elle a émergé progressivement, dans un conteste de rivalités entre les grandes puissances et dans un système mondial manquant de moyens alternatifs pour résoudre les conflits autour du contrôle des ressources. Elle est alimentée par la disponibilité des armes à l’échelle mondiale, depuis l’omniprésence des AK-47 aux missiles sophistiqués montés sur des camions qui envahissent le monde pour satisfaire les besoins des guerres locales (et n’oublions pas la contribution de taille faite par la production d’armes au PIB américain, russe, chinois, français, israélien) en plus des milliards de voitures et des tonnes d’engrais disponibles pour les fabricants d’armes de plus en plus ambitieux dans le monde entier.
À la différence des guerres précédentes , les parties ne sont pas clairement définies : en Syrie par exemple, la Turquie, officiellement alliée de l’Occident, a davantage le souci d’empêcher la formation d’un Etat kurde que de soutenir la guerre contre l’État islamique, combattu plus efficacement par les Kurdes; de riches Saoudiens ont fondé le djihad, alors que l’aviation saoudienne bombarde les djihadistes en Syrie (et les anti-djihadistes au Yémen); les USA et l’Iran combattent du même côté contre les Talibans afghans et l’État islamique, alors qu’ils sont par ailleurs de grands ennemis; la France et la Russie, opposés sur l’Ukraine, coordonnent les bombardements en Syrie.
Mais cette grande confusion de «qui est de quel côté »constitue la nouvelle globalisation de la guerre, qui ne peut plus être localisée mais peut tout aussi bien surgir à New York ou Londres qu’au Mali ou aux Philippines. Un nouvel aspect de cette guerre mondiale est la difficulté d’en imaginer une fin. Même en Syrie, pour ne prendre que cet exemple, la dispersion des forces anti gouvernementales et l’incohérence dans les relations entre les forces étrangères impliquées rend improbable que le régime d’Assad puisse les vaincre (même s’il était plus fort que ce qu’il est et même avec un appui plus important de l’étranger) pas plus que les Russes n’étaient capables de vaincre les forces armées qui les combattaient en Afghanistan. Et les faibles perspectives permettant de «résoudre» le «problème» s’étendent bien au-delà de la Syrie.
On peut avoir un sentiment d’apocalypse sans fin de ce conflit mondial en lisant l’opinion d’un expert : la ligne la plus dure dans de récents extraits des penseurs sur la stratégie à adopter vis-à-vis de l’État Islamique vient de Shabtai Shatvit, un ancien chef du Mossad, qui déclarait sur une radio israélienne « il faut balayer les arguments de loi, moralité, de comparaisons de sécurité, et de droits de l’homme». A la place on doit faire « ce qu’ils ont fait pendant la 2e guerre mondiale à Dresde. Ils l’ont rayée de la carte. » Mais comme le commente un expert en affaires du Moyen-Orient au Brookings Institution, cela ne ferait que produire «une vague de terrorisme comme le monde n’en a jamais connue».
Peut-être ce dilemme pourrait être résolu par l’invention d’un Islam alternatif «constructif» capable de remplacer l’emprise du djihadisme dans les cœurs et les esprits d’un grand nombre de jeunes musulmans. Au-delà d’une réforme religieuse, ce qui est nécessaire, comme le dit le New York Times, en résumant les opinions de divers groupes de réflexions, c’est « une plus grande responsabilité
» des gouvernements du Moyen Orient, en même temps «qu’une justice équitable, de meilleures écoles, de meilleures perspectives d’emploi» . Un monde fabuleux, pourriez- vous dire. (Et puisqu’on y est, pourquoi ne pas donner des emplois corrects et des conditions de vie décentes, avec en même temps l’arrêt des harcèlements policiers, à toute cette population immigrée ou descendant d’immigré en général française, entassée dans les taudis des banlieues françaises ?).
Au moins, un tel point de vue implique la reconnaissance que le djihadisme d’aujourd’hui (qui n’est pas qu’une simple renaissance de la tradition, mais un produit contemporain, largement inspiré par les écrits de Sayyid Outb, militant des Frères musulmans exécuté par Nasser en 1966) est la réponse à l’échec de la croissance capitaliste d’après-guerre de s’étendre aux pays précédemment colonisés d’Afrique, d’Asie centrale et du Moyen-Orient. C’est cet échec, conjugué avec l’échec du socialisme arabe et du nationalisme laïc, de produire une responsabilité gouvernementale, une justice honnête, de meilleures écoles, et de bonnes perspectives d’emploi, qui a conduit au rejet basé sur la religion de la modernisation de l’Occident et qui a facilité le recrutement de dizaines de milliers de jeunes musulmans partout dans le monde, prêts à tuer et à mourir dans leur recherche pour donner un sens à leur existence, dans le cadre de notre système économique et social en stagnation.
L’idée qu’une version «modérée» de l’islam mijotée par des imams pro-occidentaux pourrait remplacer la vraie réforme islamique, l’islam d’aujourd’hui, élaboré par Outb et développé par Ben Laden, al Zarqawi, et al-Baghdadi, témoigne seulement de l’effondrement de l’imagination politique officielle et culturelle. L’échec de la vague révolutionnaire qui a suivi la première guerre mondiale, donna une nouvelle chance au capitalisme ; la dépression et la nouvelle guerre mondiale qui s’ensuivit ouvrit la voie d’une nouvelle ère de prospérité, « l’Age d’Or » qui se termina dans les années 1970.
Le reflux de la croissance économique, qui a permis l’accumulation de richesses entre quelques mains et lieux et laisse à la grande majorité de la population mondiale une part décroissante des richesses qu’ils créent, a détruit l’espoir de tout progrès qui auparavant aidait les gens à supporter la vie sous le capitalisme. Avec un futur aussi blême, ce n’est pas surprenant de voir la création de toutes sortes de pratiques apocalyptiques apparemment arriérées, depuis les diverses formes de fondamentalisme chrétien en cours aux USA aux juifs ultra-orthodoxes et à l’État Islamique.
Ce à quoi nous assistons n’est pas «un choc de civilisations» mais l’autodestruction d’une civilisation, celle-là même qui s’appelait fièrement «modernité». Comme Adam Schatz remarque dans un article pertinent : Les attentats de Paris ne reflètent pas un clash de civilisations mais plutôt le fait que nous vivons réellement dans un seul monde, même inégal, où les troubles dans une région affectent inévitablement les autres, ou tout est connecté, parfois avec des conséquences tragiques. Avec ses airs moyen-âgeux, le califat nous montre le miroir du monde que nous avons créé, pas seulement à Raqqa et Mossoul, mais à Paris, Moscou et Washington.
L’apocalypse qui menace n’est pas celle promise par les divers dieux invoqués dans les cultes des différentes parties du monde, mais celle produite par l’incapacité du capitalisme à maitriser les forces qu’il a lui-même déchainées. Les leaders mondiaux semblent finalement comprendre que le changement du climat est un réel problème, par exemple, mais on pense en général que le sommet sur le climat qui doit se dérouler à Paris ne produira que très peu des changements nécessaires pour éviter l’aggravation de la catastrophe qui vient.
Les intérêts économiques (et donc politiques) qu’il serait nécessaire de mettre de côté, sont tout simplement trop puissants, car ils sont trop la base même du mode de fonctionnement de la société mondiale. De la même façon, tandis que les limites de l’économie capitaliste rendent impossibles la résolution des problèmes sociaux qui engendrent la misère qui se cache derrière le djihad mondial, les nations dominantes ne peuvent pas envisager, structurellement parlant, de faire face à la situation autrement que par des moyens militaires.
Les moyens militaires sont devenus au centre du véritable fonctionnement de la puissance économique dominante. Comme Gabriel Kolko le signale dans son livre remarquable, Century of War, après la seconde guerre mondiale, le budget militaire américain « se substitua brutalement aux travaux publics ou aux mesures sociales et rendit possible les déficits du gouvernement à lui seul… permettant pourtant le maintien de l’économie en général… l’existence même des préparatifs militaires portait en elle une propension inhérente à l’activisme, avec tous les risques énormes que cela entraine ». Mais même les états qui ne sont pas autant dépendants que les USA d’un keynésianisme militaire ont des investissements autant politiques qu’économiques dans le militaire. Et finalement que peuvent-ils faire d’autre ?
Au final, les principaux états essayent de se conduire comme de « grandes puissances » à un moment où il n’y a plus de grandes puissances au sens du 19e siècle, un moment où les forces entravant le système mondial dépassent la force même de ses éléments les plus forts.
Le résultat est la barbarie dont Rosa Luxemburg nous avertissait comme alternative au socialisme. La troisième guerre mondiale pourrait bien s’avérer être la plus terrible de toutes si la population mondiale n’y met pas un terme, rompant une fois pour toutes avec les conditions qui la produisent.
Décembre 2015.
Traduit de l’anglais par A.S.
1 Cet article de Paul Mattick est paru dan Brooklyn Rail le 9/12/2015 sous le titre «Editor’s Note». Le choix du titre et une petite modification dans la traduction de «musulman» ont été faits en accord avec l’auteur. (Note du traducteur A.S.)
2 Cette expression est en référence à Mike Davis pour son article « la voiture piégée est la force aérienne du pauvre » et à son livre «Buda’s Wagon. A brief History of the Car Bomb».
3 Pour une analyse instructive de la situation syrienne, voir l’article de William Polk, «Understanding Syria : From Pre-Civil War to Post-Assad», The Atlantic, 10 décembre 2013.
4 Toutes les citations de Tim Arango, dans «Envisioning How the Global Powers An Smash a Brutal Enemy», New York Times, 18 novembre 2015.
5 A. Schatz, «Magical Thinking About ISIS» London Rewiew of Books 37 :23 (3 décembre 2015)
6 G. Kolko, Century of War : Politics, Conflicts and Society Since 1914 (New York : The New Press, 1994), 475.