Le Prolétaire n° 524, mai-juin 2017.
«La Gauche Communiste d’Italie soumise au supplice bourgeois des «dictionnaires biographiques»
Depuis quelques années fleurissent des publications traitant de notre mouvement, que ce soit à propos de sa phase de réorganisation en parti durant et après la deuxième guerre mondiale, de la scission de 1952 d’où naquirent deux organisations, plus connues sous le nom de leurs journaux respectifs (Battaglia Comunista et Il Programma Comunista), ou de sa vie ultérieure. Nous avons déjà parlé d’ouvrages consacrés à Amadeo Bordiga et de ceux qui prétendent écrire une histoire de notre courant et de notre parti en se focalisant sur les individus plutôt que sur les positions politiques.
Leurs auteurs prétendaient faire émerger une vérité qui pendant des années a été occultée par des forces politiques intéressées non seulement à déformer les positions authentiquement révolutionnaires des courants dits de gauche communiste, dont celui dont nous revendiquons, la Gauche Communiste dite d’Italie, mais tout simplement à effacer de l’histoire, c’est-à-dire de la mémoire des prolétaires, l’activité révolutionnaire des partis communistes et de leurs militants qui n’ont jamais abandonné la cause de l’émancipation prolétarienne, même au prix de leur vie. Avec ces nobles arguments ils prétendaient vouloir jeter une nouvelle lumière sur des militants calomniés par l’historiographie traditionnelle, comme en particulier Amadeo Bordiga qui a toujours combattu l’intellectualisme, la personnalisation des tendances politiques, la réduction de la théorie marxiste et des lignes politiques tactiques et organisationnelles qui en découlent à des objets d’interprétation personnelle.
Lénine écrivait a l’été 1917 : «Il arrive aujourd’hui a la doctrine de Marx ce qui est arrivé plus d’une fois dans l’histoire aux doctrines des penseurs révolutionnaires et des chefs des classes opprimées. Du vivant des grands révolutionnaires, les classes d’oppresseurs les récompensent par d’incessantes persécutions; elles accueillent leur doctrine par la fureur la plus sauvage, par la haine la plus farouche, doctrine révolutionnaire a par les campagnes les plus forcenées de mensonges et de calomnies. Après leur mort, on essaie d’en faire des icônes inoffensives, de les canoniser pour ainsi dire, d’entourer leur nom d’une certaine auréole afin de «consoler» les classes opprimées et de les mystifier; ce faisant, on vide leur doctrine révolutionnaire de son contenu, l’on l’avilit et on émousse son tranchant révolutionnaire.
C‘est sur cette façon d’«accommoder» le marxisme que se rejoignent aujourd’hui la bourgeoisie et les opportunistes du mouvement ouvrier. On oublie, on refoule, on altère le côté révolutionnaire de la doctrine, son arme révolutionnaire. On met au premier plan et on exalte ce qui est ou parait acceptable pour la bourgeoisie» (1).
C’est précisément la besogne que réalisent, consciemment ou non, peu importe, les auteurs de ces différents ouvrages. On nous a souvent demandé et on nous demande encore pourquoi nous n’avons jamais édité les «Œuvres complètes» de Bordiga ou sa biographie ou encore l’histoire du parti à travers la figure de ses militants.
L’explication est simple : le parti marxiste ne combat pas la bourgeoisie et ses agents seulement sur le plan de la lutte politique ou de la lutte pratique, mais aussi sur le plan théorique et «philosophique»; c’est-à-dire qu’il combat l’idéologie bourgeoise dont l’individualisme et le personnalisme sont une partie fondamentale.
L’action du parti de classe est une action collective; l’action de cet organe indispensable à la révolution prolétarienne et à la dictature du prolétariat, a la guerre de classe contre toutes les bourgeoisies du monde et à la transformation économique et sociale de la société, est une force qui ne dépend pas de grands personnages qui lui dicteraient son programme et ses orientations; c’est elle à l’inverse qui sélectionne son matériel humain, ses militants aptes à remplir ses tâches historiques – ou alors il faudrait jeter aux orties le matérialisme historique et tout espoir de déchiffrer le cours des événements, et embrasser pour l’éternité l’idéologie bourgeoise et son culte stupide des grands hommes.
II est sûr que l’idéologie bourgeoise, reprise et diffusée en permanence par tous les agents de la bourgeoisie (staliniens, poststaliniens, sociaux-démocrates, etc.) a cherché et cherche encore à effacer de la mémoire des prolétaires tout souvenir de la glorieuse histoire de la lutte de classe révolutionnaire. Mais ce n’est pas en transformant les militants révolutionnaires du passé, de la base ou du sommet, en personnages illustres, qu’il serait possible d’arracher les prolétaires d’aujourd’hui à l’intoxication démocratique et pacifiste et de les intéresser à leur propre histoire de classe – à supposer que cela ait été le but des auteurs de ces ouvrages. En transformant les militants prolétariens en personnages avec leur nom, leur pseudonyme, leur photo, les «dictionnaires biographiques» deviennent le cimetière des révolutionnaires rempli des pierres tombales des morts et des mourants, devant lesquelles il ne reste qu’à pleurer la défaite du prolétariat.
Notre parti avait entamé sous l’égide d’Amadeo Bordiga un travail sur l’«Histoire de la Gauche Communiste» qui a continué après sa mort en 1970. Le premier volume, consacre à l’histoire du courant marxiste en Italie des origines jusqu’en 1919, comportait une introduction où l’on pouvait lire :
«Tant le texte d’aujourd’hui, que les textes d’alors sont anonymes : les uns et les autres parce que nous les considérons non comme l’expression d’idées ou d‘opinions personnelles, mais comme des textes de parti; et le premier pour la raison supplémentaire qu’il est le fruit d’un travail de recherche, de compilation et de remise en ordre collectif, auquel ne s’attache aucune étiquette de personne, qui non seulement ne comporte pas, mais exclut la revendication mercantile bourgeoise de la pire forme de propriété, la propriété ‘intellectuelle’».
À la base de la mystification de la réalité sociale par la bourgeoisie se trouve l’idée que les individus agissent selon les opinions personnelles qu’ils se forment librement dans leur conscience; à l’inverse pour le matérialisme l’action des individus est déterminée par des facteurs matériels, des déterminations de classe, dont la plupart du temps ils n’ont pas conscience ou dont ils ne prennent conscience qu’avec retard.
Ce n’est que dans un organe spécifique, le parti de classe, constitue sur la base des enseignements des luttes passées et agissant conformément à ces enseignements, que peut se réaliser le «renversement de la praxis», c’est-à-dire que la conscience et la volonté peuvent précéder et déterminer l’action de la classe dominée, dans la stricte limite des conditions objectives.
Pour son œuvre permanente de propagande et de contrôle social la classe dominante s’est dotée de toute une armée non seulement de politiciens et d’organisations politiques et sociales, mais aussi d’éducateurs, d’enseignants, d’écrivains, d’artistes, etc., en un mot d’intellectuels diffusant les multiples facettes de l’idéologie bourgeoise en direction des différentes couches sociales, et en particulier en direction de la classe exploitée qui a potentiellement la capacité de renverser la bourgeoisie et son mode de production .
On comprend alors dans quel cadre s’inscrivent les publications parues récemment sur la «Gauche communiste d’ltalie», et en particulier le «Dictionnaire biographique d’un courant internationaliste. Un siecle de Gauche communiste ‘italienne’ (1914- 2014)» et le “Dizionario biografico dei communisti «italiani» 1912-2012» (2).
Ces deux ouvrages, qui partagent la même orientation et qui sont apparemment le produit d’une collaboration entre leurs auteurs, se composent de notices plus ou moins détaillées de personnes que ceux-ci ont choisies de matière arbitraire d’insérer dans leurs listes. On y trouve en effet des personnages qui n’ont rien à voir avec notre courant ou qui en ont été des adversaires politiques! Il est certain que ces auteurs ont effectué des recherches, recueilli des documents et des témoignages leur permettant, suivant le matériel disponible, voire leurs sympathies personnelles, d’écrire quelques lignes inutiles ou des notes plus importantes. Mais les erreurs n’y manquent pas, qu’elles soient dues à la mauvaise qualité des sources ou à l’incompréhension politique des auteurs.
Que ces derniers soient complètement soumis à l’idéologie démocratique bourgeoise et qu’ils en suivent la mensongère illusion d‘une «libre circulation des idées et des personnes», cela était déjà démontré par leur travail réalisé pour publier des données personnelles, laissant largement de côté les questions politiques qui sont à la racine des trajectoires individuelles; qu’ils se soient ensuite délectés de publier les noms et même les pseudonymes de militants encore en activité, est la preuve d’une légèreté qui relève de la délation pure et simple. Mais pour l’intellectuel démocrate habitué à vivre dans le confort paisible des grandes démocraties impérialistes, cela est impossible à comprendre.
Tract rédigé par un intellectuel démocrate (prolétarien).
Le principe de l’anonymat dans le travail du parti n‘est pas un dogme, mais une arme de lutte contre l’individualisme bourgeois, contre le culte de la personnalité, contre la réduction de la lutte des classe à la lutte des individus, des chefs ou des grands personnages qui «feraient» l’histoire; il est indissolublement lié au fonctionnement du parti de classe, qui doit être base non sur le principe démocratique , mais sur ce que nous avons appelée «centralisme organique».
Le parti n’est pas un club de discussion, disait Lénine; ce n’est pas un organe «ouvert» aux influences les plus diverses (comme l’étaient et le sont les partis réformistes aux influences bourgeoises, et dont le fonctionnement, ce n’est pas par hasard, est de type parlementaire), mais un organe «ferme» où seuls sont admis ceux qui partagent ses principes, son programme et son orientation politique générale.
Ce n’est évidemment pas du goût de nos auteurs; l’un d’eux parle du «péril de l’anonymat» qui «créait une sorte de perversion politique» : en effet «il ne pouvait plus y avoir de tribunes libres exprimant la diversité d’opinions divergentes ou simplement en recherche»!
Là où le démocrate petit-bourgeois voit une perversion – la fin de l’expression d’une «diversité d’opinions divergentes», nous voyons, nous, une condition indispensable pour le fonctionnement du parti qui a historiquement la tâche de centraliser et de diriger l’action prolétarienne vers la prise du pouvoir au travers de la plus terrible des luttes de classe. Sur lui en effet pèse et pèsera tout le poids de l’idéologie et des influences bourgeoises pour le faire hésiter, discuter, rechercher, en un mot remettre en cause la fidélité à ce qu’il a de plus précieux parce que c’est ce qui guide son action : le programme communiste synthétisant les grandes leçons des luttes de classe du passé à la lumière du marxisme invariant.
Une expression récurrente de l'éternelle invariance bordiguiste.
En conclusion d’un rapport de Bordiga à la réunion générale du parti à Turin les 1-2/6/1958, au chapitre intitulé « Mort de l’individualisme », on peut lire :
« Le parti de classe prolétarien ne peut pas se diriger selon l’orientation révolutionnaire correcte si son matériel d’agitation n’est pas totalement conforme aux bases stables et invariables de la théorie.
Les questions de l’action quotidienne et du programme pour le futur ne sont que les deux aspects dialectiques du même problème, comme l’ont prouvé tant d’interventions de Marx jusqu’à la fin de sa vie, et d’Engels et de Lénine (Thèses d’avril, Comité Central d’octobre!).
Ces hommes n’ont ni improvisé, ni fait des révélations, mais ils ont toujours fidèlement suivi la boussole de notre action qu’il est si facile de perdre. Elle indique clairement d’où vient le danger et nos problèmes sont correctement poses quand on va à l’inverse des orientations générales fausses. Les formules et les termes peuvent être falsifies par des traîtres et des incapables, mais leur usage est toujours une boussole sûre quand il est fait de manière continue et cohérente.
Dans le domaine philosophique et historique, notre ennemi c’est l’individualisme, le personnalisme. Dans le domaine politique, c’est l’électoralisme démocratique, dans n’importe quel camp. Dans le domaine économique, c’est le mercantilisme.
Tout changement de cap vers ces orientations insidieuses, en vue d’un avantage apparent, équivaut à sacrifier l’avenir du parti au succès d’un jour; cela revient à capituler sans condition devant le Monstre de la contre-révolution » (4).
Le monstre de la contre-révolution dans l'imagerie de la Révolution française (bourgeoise)
Tous ceux qui diffusent la méthode consistant à personnaliser la lutte politique, ou qui lancent des imprécations contre le «sectarisme» et le «dogmatisme du marxisme orthodoxe» (5), non seulement ne peuvent pas prétendre être des marxistes (s’il existe un marxisme non orthodoxe, un marxisme «light», ce n’est qu’un révisionnisme, c’està-dire une adaptation opportuniste a l’idéologie bourgeoise); mais surtout ils contribuent à renforcer les obstacles jetés par la bourgeoisie sur la voie longue et difficile de la reconstitution du prolétariat en classe et donc en parti (pour reprendre les paroles du Manifeste Communiste).
Consciemment ou non, peu importe, ils travaillent contre l’émancipation du prolétariat.
- Cf. Lénine, «L’État et la révolution», Œuvres, tome 23. https://www.marxists. org/francais/lenin/works/1917 /08/erl.htm.
- Ph. Bourrinet, «Un siècle de Gauche communiste italienne (1914-2014). Dictionnaire biographique d’un courant intemationaliste», left-dis.nl; Dino Erba, «Soversivi, incontri e scontri sotto la falce e il martello. Dizionario biografico dei communisti “italiani’’, 1912-2012».
« Dictionnaire biographique ...», p. 79. L’auteur va jusqu’à affirmer que si Amadeo Bordiga signait parfois ses articles (quand ils étaient signés) «alpha» (transcription en grec de l’initiale de son prénom), c’était par mysticisme, en référence à la Bible où, dans le chapitre de l’Apocalypse, Dieu affirme être «l’Alpha et l’Omega»!!!
- Cf. «Le programme révolutionnaire de la société communiste élimine toute forme de propriété de la terre, des installations productives et des produits du travail», Programme Communiste n° 103.
- Cf. Ph. Bourrinet, «Pathologie sectaire dans la Gauche Communiste. De la forteresse assiégée a l’écroulement de la Baliverna», mars 2016, pantopolis.overblog.com.
Annexes
- Contre le culte de la personnalité
Rapport secret de Khrouchtchev 1956
Nous devrions examiner très sérieusement la question du culte de la personnalité. Aucune nouvelle à ce sujet ne devra filtrer à l'extérieur; la presse spécialement ne doit pas en être informée. C'est donc pour cette raison que nous examinons cette question ici, en séance à huis clos du Congrès. Il y a des limites à tout. Nous ne devons pas fournir des munitions à l'ennemi; nous ne devons pas laver notre linge sale devant ses yeux. Je pense que les délégués au Congrès comprendront et évalueront à leur juste valeur toutes les propositions qui leur seront faites.
(Applaudissements tumultueux.)
Camarades, nous devons abolir le culte de l'individu d'une manière décisive une fois pour toutes. Nous devons tirer des conclusions appropriées concernant le travail idéologique, théorique et pratique.
Il est donc nécessaire dans ce but:
- De condamner et d'extirper, en bolcheviks, le culte de l'individu, car il est étranger au marxisme-léninisme et n'est pas en harmonie avec les principes relatifs à la direction du Parti et avec les normes de la vie du Parti. Nous devons également lutter inexorablement contre toutes tentatives qui tendraient à restaurer cette pratique d'une manière ou d'une autre.
- Il nous faudra aussi mettre effectivement en pratique dans notre travail idéologique les thèses les plus importantes de la science marxiste-léniniste relatives au peuple, en tant que créateur de l'histoire et de tous les bienfaits matériels et spirituels de l'humanité, au rôle décisif du Parti marxiste dans la lutte révolutionnaire pour la transformation de la société, à la victoire du communisme.
Dans cet ordre d'idées, nous serons obligés d'examiner d'une façon critique, en nous plaçant sous un angle marxiste-léniniste, les idées erronées qui ont été largement répandues au sujet du culte de l'individu dans le domaine de l'histoire, de la philosophie, de l'économie et des autres sciences, ainsi que dans ceux de la littérature et des beaux-arts, et d'y apporter les corrections nécessaires. Il est indispensable qu'un nouveau manuel d'histoire de notre Parti rédigé conformément à l'objectivité scientifique marxiste, soit publié dans l'avenir immédiat, de même qu'un manuel sur l'histoire de la société soviétique, ainsi qu'un livre sur la guerre civile et la grande guerre patriotique.
2. Il faudra poursuivre d'une façon systématique et conséquente le travail accompli par le Comité central du Parti durant les dernières années. Les caractéristiques de ce travail ont été les suivantes: observation minutieuse, dans toutes les organisations du Parti, de la base au sommet, des principes léninistes relatifs à la direction du Parti; observation surtout du principe essentiel de la direction collective; observation des normes de la vie du Parti telles qu'elles sont décrites dans les statuts du Parti; et, enfin, large pratique de la critique et de l'autocritique.
3. Il faudra remettre en vigueur d'une manière complète les principes léninistes de la démocratie socialiste, tels qu'ils sont exprimés dans la Constitution de l'Union soviétique, et lutter contre l'arbitraire des individus qui abuseraient de leur pouvoir. Le mal occasionné depuis longtemps par des actes qui ne tenaient aucun compte de la légalité socialiste révolutionnaire, et qui étaient dus à l'influence négative du culte de l'individu, devra être complètement réparé.
Camarades! Le XXe Congrès du parti communiste de l'Union soviétique a rendu manifeste, avec une force nouvelle, l'inébranlable unité de notre Parti, sa cohésion autour du Comité central, sa détermination de réaliser une grande tâche: la construction du communisme.
(Applaudissements tumultueux.)
- Personnalisme (Définitions)
- PERSONNALISME, subst. masc.
A. − Vieilli. Défaut de celui qui rapporte tout à sa propre personne; égoïsme. Que de sourires enchanteurs, que de larmes faciles et hypocrites, dont celui qui les prodigue est dupe jusqu'à un certain point, et qui cachent à tous les yeux, même aux siens [de Raymon dans Indiana de G. Sand], un fonds hideux de personnalisme! (Sainte-Beuve,Portr. contemp., t.1, 1832, p.479).Je la déteste pour sa sottise, sa vanité, son personnalisme odieux (Léautaud,Journal littér., 4, 1924, p.364).
B. − PHILOSOPHIE
1. [P. réf. à la philos. de Ch. Renouvier] ,,Doctrine (...) consistant à faire de la personnalité la catégorie suprême et le centre de sa conception du monde`` (Lal. 1968). Une religion philosophique dont l'objet serait de résoudre le problème du mal, de prêcher le relèvement possible de la personne humaine par le culte de la justice (...) cette philosophie-religion, cette religion rationnelle, c'est le Personnalisme (Renouvier, Derniers entr., p.105 ds Foulq.-St-Jean 1962).
2. [P. réf. à la philos. d'E. Mounier et à son Manifeste] ,,Doctrine morale et sociale fondée sur la valeur absolue de la personne`` (Lal. 1968). Ce qu'on appelle aujourd'hui personnalisme n'est rien moins qu'une nouveauté. L'univers de la personne, c'est l'univers de l'homme. Il serait étonnant que l'on eût attendu le XXesiècle pour l'explorer, fût-ce sous d'autres noms. Le personnalisme le plus actuel se greffe (...) sur une longue tradition (Mounier,Le Personnalisme, 1962, p.5).L'art (...) est une activité matérielle et symbolique qui ne se limite pas à l'élaboration d'objets inusuels mais qui s'associe aux modalités les plus diverses de l'action. On ne peut le réduire ni au personnalisme ni au symbolisme (Traité sociol., 1968, p.282).
Prononc.: [pε ʀsɔnalism̭]. Étymol. et Hist. 1. 1737 «vice de celui qui rapporte tout à lui seul» (Argenson, Journal, I, p.246 ds Brunot t.6, p.43, note 15); 2. philos. 1903 «système philosophique fondé sur le sentiment propre d'une personnalité consciente et volontaire» (Ch. Renouvier, Le Personnalisme); 1935, 1eroct. «doctrine morale et sociale fondée sur la valeur absolue de la personne» (Esprit, no37, p.17). Dér. sav. de personnel*; suff. -isme*. ,,On peut signaler un emploi (sans doute oral) de ce terme antérieur à Renouvier: «Le terme de Personnalisme ... s'était offert jadis au choix de P. Janet pour définir sa propre doctrine ... Il l'avait essayé, approuvé, recommandé; mais il n'avait pas pu, quand même, lutter avec succès contre le vieil usage, et il s'était résigné à s'entendre qualifier de spiritualiste, comme son maître V. Cousin`` (Dauriac, B. de la Sté fr. de philos., févr. 1904, p.40, v. aussi personnaliste). Le mot aurait été créé en 1799 par Schleiermacher dans les Reden an die Gebildeten; B. P. Bowne l'aurait employé l'un des premiers en Amérique dans un ouvrage s'intitulant Personalism (1908); J. Grote en Angleterre dans Exploratio philosophica (1865, cf. NED) utilise le mot; en Allemagne on le trouve chez Teichmüller, Neue Grundlegung der Psychologie und Logik (1889). Cf. Lal. Fréq. abs. littér.: 43.
DÉR.
Personnaliste, adj.a) Qui se livre à des attaques personnelles. Journaliste agressif, cherchant le mot volontiers, aimant à plaisamment dire les choses, de plus personnaliste en diable −(ou en Dieu, comme on voudra) −M. Veuillot est un petit journaliste (J. Claretie,La Libre parole, Libr. internat., 1868, p.269).b) Relatif au personnalisme; propre au personnalisme. Une logique personnaliste ne peut pas être non plus une logique de la pure identité (Mounier,Le Personnalisme, 1962, p.94).Empl. subst. masc. Adepte du personnalisme. Les positions esquissées dans ces quelques pages sont discutables et sujettes à révision (...). Qu'elles suivent les progrès de cette découverte, tout personnaliste ne peut que le souhaiter (Mounier,Le Personnalisme, 1962, p.133).− [pε ʀsɔnalist]. − 1resattest. a) adj. 1868 «qui se livre à des attaques personnelles» (J. Claretie, loc. cit.); 1887 «relatif au personnalisme» (P.A.R. Janet et G. Séailles, Histoire de la philosophie ds Lal., s.v. personnalisme), b) subst. masc. 1894 «égoïste» (Sachs-Villatte, Französisch-deutsches Supplement-Lexikon ds Quem. DDL t.20), 1907 «adepte du personnalisme» (Nouv. Lar. ill. Suppl.); de personnalisme, suff. -iste*; le subst. personalist «adepte du personnalisme» est att. en angl. en 1901 (NED). − Fréq. abs. littér.: 27.
- Bordiga vu par Onorato Damen (Battaglia comunista), 1971
(https://bataillesocialiste.wordpress.com/documents-historiques/1971-amadeo-bordiga-validite-et-limites-dune-experience-damen/)
AMADEO BORDIGA
HORS DU MYTHE ET DE LA RHÉTORIQUE
Notre parti, qui n’a pas fait de Bordiga un fétiche et qui, du vivant de Bordiga, a été ouvertement en désaccord avec certaines de ses positions de principe, mais surtout avec les déformations qu’en ont fait de nombreux épigones qui se sont servis de son nom, notre parti est donc dans les meilleures conditions pour parler de lui, de sa haute stature de militant, de son oeuvre d’organisation infatigable et aussi de ses limites elles-mêmes.
C’est pourquoi, tandis que nous refusons le ton apologétique du « post mortem » qui a été adopté et que Bordiga aurait repoussé avec sa répartie habituelle comme des sottises, nous nous proposons de mettre en évidence ce qui dans sa contribution doit être considéré et défendu, parce qu’entré de droit dans l’élaboration de la théorie révolutionnaire, et ce qui, au contraire, ne doit pas être considéré comme étant sur la ligne de la continuité historique de la gauche communiste internationale et, en particulier, de celle qui est passée à l’histoire sous le nom de « gauche italienne ».
Nous devons à Bordiga la théorie de l’abstentionnisme tactique, théorie qu’il a énoncée lors d’une phase du parlementarisme le plus décadent, car fondé sur le clientélisme personnel, sur la corruption et le favoritisme, qui ont germé dans le socialisme méridional, et d’avoir donné une consistance organisationnelle à ce courant dans le cadre du parti socialiste italien, en créant ainsi la condition théorico-pratique nécessaire pour la régénération de la pensée marxiste, dégradée par la dégénérescence démocratique, et pour la lutte à fond contre le parlement, le plus grand rempart de la démocratie parlementaire corrompue et corruptrice en même temps.
Nous devons à Bordiga la reconstruction du cadre théorique du socialisme scientifique, dans les lignes fondamentales qu’en avaient données Marx et Engels, en tonifiant de la sorte la partie la meilleure, la plus politiquement sensible, du parti socialiste, laquelle était serrée comme dans un étau par une social-démocratie qui dirigeait de fait le parti depuis ses sièges de Montecitorio, qui avait en Kautsky son grand pontife, qui échangeait la révolution avec l’évolution, la dictature du prolétariat avec la dictature du parlement incarnée par Giolitti.
Nous devons à Bordiga l’élaboration théorique du rapport juste entre le parti et la classe, dont dépend la réussite d’une politique révolutionnaire. On peut affirmer, sans crainte de pécher par exagération et d’être en tout cas démenti, que la définition de ce rapport, qui est théoriquement et politiquement un point final de la thématique marxiste, représente une fusion géniale entre l’expérience de la « gauche italienne » et celle de Lénine, qui s’est conclue victorieusement par la révolution d’Octobre. Et l’on doit ajouter que ce que Bordiga a produit à propos de « parti et classe » a non seulement servi de point de référence marxiste dans la période du premier après-guerre aux partis qui allaient se constituer dans le sillage de la révolution d’Octobre, mais qu’il est encore un classique et le sera pendant toute la phase qui précède la prochaine vague révolutionnaire du prolétariat. L’ignorer ou tenter d’en atténuer les termes, même si on le fait au nom de Bordiga ou d’un bordiguisme vague et approximatif, serait en dénaturer le sens et le rôle d’orientation permanente dans l’action du parti révolutionnaire.
Il faut revenir à la plateforme élaborée à la Réunion d’Imola, et située à la base de la formation du Parti Communiste d’Italie au Congrès de Livourne, pour suivre les moments constitutifs d’une dynamique du parti dont Bordiga, plus et mieux que tout autre, a tiré une expérience vivante et des données objectives et subjectives pour l’élaboration de sa théorie sur le parti en relation avec la classe.
Centralisme organique? Centralisme démocratique? Nous l’appellerions, avec une plus grande cohérence avec le Bordiga d’alors, qui est pour nous non pas le meilleur Bordiga mais le Bordiga de toujours, centralisme dialectique, parce que pénétré de poussées, même si elles sont le plus souvent irrationnelles, provenant de la base de l’organisation, reçues et rationalisées par le sommet pour retourner à leur tour à la base pour être traduites en termes opérationnels et sous une forme politique concrète.
Donner crédit à une théorie du centralisme organique et en attribuer l’élaboration à Bordiga qui n’en a jamais reconnu la paternité, au nom d’une conception antidémocratique allant jusqu’à l’absurde, c’est ridiculiser Bordiga qui porte pourtant la responsabilité, pas seulement formelle, des « Thèses de Rome » dans lesquelles, dans la partie relative à la tactique directe et indirecte, on trouve explicitement la référence léniniste à l’inflexion des concessions offertes par la démocratie elle-même en fonction de l’intérêt du parti révolutionnaire.
Quelle importance a-t-il en définitive attribuée au soi-disant « décompte des voix », en tant que symbole de la méthode démocratique, qui légitime l’existence de la majorité et de la minorité des comités centraux qui sont liés mécaniquement à ce décompte, celui qui écrit ces lignes se rappelle comment il réagit aux décisions prises lors de la dernière réunion qui s’est tenue à Naples et qui devait décider de la dissolution ou non du comité d’Entente, après l’invitation péremptoire de Zinoviev, le secrétaire de l’Internationale; mis en minorité, Bordiga, qui acceptait la dissolution « sic et simpliciter », s’aperçut avec une stupeur affligée que c’était la première fois qu’il était en minorité (ce sont ses propres paroles) dans le groupe même de la gauche qui portait de fait son nom. C’est quand même autre chose que le rapprochement irrévérencieux, pour ne pas dire risible, que « Programma » a effectué de lui avec Lénine, « comme restaurateur du marxisme sur un plan même plus élevé, non pas du fait de ses qualités personnelles, mais du fait de sa situation historique, étant donné qu’il a éliminé jusqu’au dernier trait d’union avec tout résidu, même involontaire, extérieur et linguistico-formel, de démocratisme ».
C’est nous qui avons souligné ce passage afin de mettre en évidence le mélange paradoxal d’idées et de méthodes dans lequel le projet théorique se retrouve suspendu en l’air, puisqu’il est hors de la réalité, et contre la réalité elle-même, dans une frénésie de subjectivisme idéaliste, très éloigné de toute méthodologie marxiste sérieuse, frénésie qui est totalement étrangère à l’oeuvre et à l’élaboration théorique de Bordiga. On comprend alors le pourquoi de la définition et de la légitimation d’un certain centralisme organique, dans l’administration des organes et de la vie du parti révolutionnaire, que Bordiga n’a jamais défini théoriquement et jamais pratiqué dans le cadre de son activité de militant.
Il s’ensuit que, à la place de Comités Centraux élus par les Congrès selon la méthode du centralisme démocratique, on peut avoir, par exemple, des Commissaires permanents qui font et défont selon des critères laissés en héritage par le stalinisme.
Il faut reconnaître malgré tout qu’il est facile de trouver dans beaucoup de textes, comme dans beaucoup d’attitudes personnelles de Bordiga, des intuitions et des idées originales plus ou moins géniales et polémiques, qui n’ont pas été suivies par un travail approprié de systématisation théorique, et d’approfondissement critique au crible de l’expérience accumulée par le mouvement ouvrier à un moment donné de sa longue histoire.
C’est le cas du « centralisme organique » que certains épigones au marxisme douteux se chargeront de déformer en le plaçant dans le cadre d’un subjectivisme aberrant, comme cela s’est déjà produit en réalité, et avec des dommages infligés à l’organisation et à la ligne juste indiquée par l’expérience léniniste, dommages auxquels il n’est pas toujours possible de remédier.
Nous devons à Bordiga le renversement de la politique traditionnelle du parti socialiste dans laquelle le programme minimal, celui de la tactique au jour le jour, était tout et le programme maximal, celui de la stratégie, n’était rien, parce que réduit au simple énoncé conventionnel d’une conquête du pouvoir hypothétique et évanescente de la part de la classe ouvrière, qui adviendrait du fait de la seule loi de l’évolution (la théorie chère aux réformistes de « la poire mûre qui tombe d’elle-même »). Comme tout renversement, celui-ci prenait également chez Bordiga les termes parfois paradoxaux d’une négation absolue ou d’une affirmation aussi absolue ; dans ses écrits, le terme de « tactique » disparaissait, et il était remplacé par celui de « stratégie ». Cela donnait ainsi l’impression que la dialectique en était réduite aux deux termes fixes de la contradiction, mais c’était en réalité, pour l’auteur, l’unique moyen, même s’il était drastique, de briser une tradition de pensée et de pratique politiques, la tradition réformiste, pour mettre l’accent sur la stratégie qui, dialectiquement, renferme et dépasse la donnée du moment tactique, toujours limité et provisoire, dans une vision plus large et plus vraie du moment stratégique.
Nous tirons de l’expérience que nous avons personnellement vécue deux épisodes qui éclairent ce propos, et qui en sont particulièrement significatifs, à savoir comment le moment tactique devient dialectiquement efficace dans le cadre d’une stratégie de classe; il s’agit de l’indication donnée indirectement par Bordiga, depuis peu limogé de la direction du parti de Livourne, au nouveau centre Gramsci-Togliatti à propos de la ligne tactique à prendre dans l’amphithéâtre du parlement, et non à l’extérieur, dans la situation de profond désarroi provoqué par l’assassinat de Matteotti : ce n’est pas une question morale, conseillait-il; pas de sécessionnisme parlementaire du type de l’Aventin, derrière et aux côtés des partis de la démocratie, avec l’illusion de combattre le fascisme au nom de la morale bourgeoise offensée par cet horrible assassinat, ou au nom de la défense de l’institution parlementaire garante de la véritable démocratie, ou même, au nom de la défense de l’institution royale et des prérogatives de la monarchie savoyarde. Cette ligne de conduite, qui fut ensuite suivie par le centre du parti à contrecoeur, sans entrain et en zigzags, a été, c’est une chose connue, conseillée et élaborée dans la maison de Bordiga et exprimée dans le discours que Grieco lut à la Chambre, précisément ce Grieco jusqu’alors disciple préféré d’Amadeo, et quelques mois plus tard ennemi « irréductible » de Bordiga et de la « gauche italienne ».
La signification la plus profonde de cette indication est que l’antifascisme tactique du centre du parti, fidèle à la politique de l’État russe, devait se conclure par l’alignement du parti sur le front de la guerre impérialiste et par sa justification théorique, en déformant de manière ignoble et on ne peut plus vulgaire la théorie de Lénine sur l’impérialisme et sur la tâche du parti révolutionnaire consistant à s’opposer à la guerre en visant à sa transformation en guerre de classe; idéologie et tâche que seule la gauche communiste a défendues alors et continue de défendre aujourd’hui.
La seconde expérience tactique, comprise comme un moment d’un objectif stratégique, se situe au coeur de la crise interne de notre parti, lequel représentait à sa naissance, comme il représente aujourd’hui, non pas une tentative de polémique adressée de l’extérieur au P.C.I., pour en redresser la déviation idéologique et l’opportunisme de sa ligne politique, mais la constitution de la « gauche italienne » en parti de la révolution au moment où celui-ci était objectivement moribond. Le désaccord portait surtout sur la façon de considérer
l’organisation syndicale et d’usine que nous considérions comme indispensable au parti de la révolution, parce qu’elle se rapportait non seulement à la classe mais à la nécessité d’une croissance des cadres du parti qui étaient appropriés à ses tâches fondamentales, et que d’autres considéraient comme une pratique social-démocrate de gauche qu’il fallait rejeter de la politique du parti.
Bordiga, qui n’était pas adhérent au parti, mais qui lui apporta la contribution d’une collaboration théorique sérieuse (jamais d’activité militante active), considéra qu’il devait intervenir dans le débat en soutenant la thèse que, entre le parti et la classe, des organismes intermédiaires (les organisations syndicales) étaient nécessaires, la fameuse courroie de transmission sans laquelle le parti viendrait à manquer de l’instrument destiné au contact direct avec les masses, que le syndicat encadre et conduit dans les luttes revendicatives, ce qui ne fait pas partie des tâches spécifiques du parti révolutionnaire. Mais c’est surtout du fait de l’existence de ces organismes intermédiaires entre le parti et la classe que se crée la condition première et permanente pour que le parti puisse puiser, au sein des masses laborieuses et de leurs luttes, la condition de sa propre existence, la validité de sa doctrine, la possibilité de sa croissance en même temps que celle de la classe dans son ensemble, et pour qu’il puisse préparer les instruments et le matériel humain pour se servir des luttes quotidiennes, de leur croissance et de leur approfondissement, pour élever le particulier et le contingent à l’universel de la classe, ce qui revient à dire pour élargir et approfondir les possibilités objectives et superstructurelles du renforcement révolutionnaire.
Cette intervention n’eut alors que peu d’écho parmi les camarades qui répugnaient à l’action syndicale avec la fougue propre aux néophytes : mais la rupture ayant eu lieu dans l’organisation internationaliste, on a ensuite assisté à cette volte-face que nous connaissons tous, sans la justification critique qu’un renversement de ce genre aurait dû normalement comporter.
Nous avons cru opportun de présenter ces deux épisodes afin de montrer la sensibilité et l’attachement profonds avec lesquels Bordiga, et avec lui la « gauche italienne », a affronté et résolu le difficile problème de la tactique révolutionnaire, dans le domaine de la théorie et dans celui de l’application pratique, en démystifiant ainsi la légende, s’il y en avait encore besoin, d’un Bordiga et d’une gauche incapables d’appréhender les problèmes de la tactique.
Ce qui est vrai dans cette accusation, qui était chère aux Gramsci et aux Togliatti à l’époque où ils se lançaient péniblement et obscurément à l’abordage de la direction du Parti Communiste d’Italie (1923) pour remplacer la gauche, remplacement ayant eu lieu, il faut le répéter, non pas du fait d’une décision de la base du parti, qui était dans sa très grande majorité de gauche, mais du fait de la décision de la nouvelle politique russe à laquelle le Centre de la III° Internationale se conformait dans tous les aspects de sa politique, en se
mêlant également des affaires internes des partis, des sections individuelles appartenant à l’Internationale, ce qui est donc vrai dans cette accusation c’est que la gauche a toujours été et est ouvertement et résolument opposée à la tactique en soi, c’est-à-dire détachée de la ligne d’une stratégie de classe; ouvertement et résolument opposée à cette tactique à la petite semaine et envahie par le caractère concret du réel qui, à commencer par Gramsci et par Togliatti, a fait du Parti Communiste d’Italie le parti du compromis systématique et de la politique de petit cabotage, le parti de la voie italienne et pacifique au socialisme.
Jusqu’à présent, nous avons examiné brièvement, mais avec le sens de l’objectivité, ce qui de Bordiga, militant révolutionnaire, est passé dans le corps de la doctrine et des enseignements, qui sont nés d’une expérience qui couvre une vie de lutte parmi les plus ardentes de l’histoire du mouvement révolutionnaire et qui constitue le patrimoine indubitable de la gauche italienne et donc du parti révolutionnaire. Nous manquerions cependant à notre devoir de militants d’un parti révolutionnaire si nous n’étions pas aussi objectifs dans l’analyse des limites de sa pensée et de sa personnalité, en passant sous silence, pour des raisons sentimentales ou d’opportunité politique supposée, ce que, dans l’œuvre et les attitudes de notre camarade, nous considérons comme contradictoire et inconséquent avec la ligne de cette tradition.
Il a manqué à Bordiga une juste appréciation de la dialectique, car le soubassement de son éducation a été surtout fondé sur l’élément scientifique, ce qui l’entraînait à voir le monde et la vie sur un plan de développement rationnel, alors que la réalité de la vie sociale et de la lutte révolutionnaire l’a souvent placé devant un monde qui obéit pour une bonne part à des pulsions irrationnelles. La méthodologie fondée sur l’élément mathématique, qui est le propre de la science, ne concorde pas toujours avec la méthodologie fondée sur la dialectique, qui est mouvement et contradiction, et cela, dans l’analyse de la politique révolutionnaire et de ses perspectives, n’est pas sans importance. C’est dans le cadre d’une sous-estimation de la méthode d’analyse fondée sur la dialectique au sens marxiste qu’il faut chercher les raisons de l’inutilité du congrès de Bologne (1919), par rapport à une clarification fondamentale des réalités et des perspectives immédiates pour ce qui concernait le parti socialiste, qui était pratiquement fini comme parti de la révolution même s’il était vivant et vigoureux comme parti parlementaire, et la nécessité de mettre en oeuvre dans ce congrès la formation d’un nouveau parti, soit par une scission des forces tendues vers l’action révolutionnaire, soit par le rassemblement de toutes les forces de la gauche révolutionnaire dans un parti nouveau, à l’intérieur des structures de l’ancien, dans l’attente du moment juste pour faire la scission.
C’était la condition nécessaire et suffisante pour donner vie au parti communiste, idéologiquement et politiquement mûr pour assurer le rôle d’aiguillon et de guide du prolétariat, pendant que la situation était encore ouverte à la solution révolutionnaire; à Livourne (1921), la situation avait déjà changé et les forces du prolétariat battaient de fait en retraite sous la pression de la réaction fasciste. Bordiga lui-même, à qui incombait la responsabilité majeure de l’orientation théorico-politique de la gauche abstentionniste, n’avait pas compris que c’était à Bologne, et non après, que devait être donné le départ à la constitution du Parti Communiste et qu’un tel événement historique imposait une plateforme qui n’aurait pas comme composante essentielle un expédient tactique tel que l’abstentionnisme, mais une plateforme qui ne serait pas différente de celle du parti de Lénine, qui serait donc un centre d’attraction et de regroupement de toutes les forces de
gauche disposées à se battre pour la révolution prolétarienne, dans laquelle l’abstentionnisme, lui aussi, aurait pu jouer un rôle non secondaire, même s’il n’avait pas été prééminent, comme antidote salutaire à l’envahissement de l’électoralisme le plus bas.
Une interprétation dialectique correcte ne pose pas comme termes de la contradiction fondamentale, comme dans le cas que nous examinons, l’électoralisme et l’abstentionnisme, mais les raisons historiques d’une classe dans son ensemble sujette économiquement et politiquement, le prolétariat, et la classe opposée qui l’assujettit, le capitalisme.
Voilà quelles ont été jusqu’ici les vicissitudes humaines et politiques de Bordiga, qui se sont terminées pratiquement avec le limogeage de la gauche des organes directeurs du parti, et par conséquent, la fin obligée de la direction de Bordiga. Mais c’est surtout la conscience de l’effondrement de la III° Internationale, en tant que centre de la direction révolutionnaire, qui a produit chez Bordiga ce traumatisme psycho-politique qui l’accompagna pendant plus de quarante ans, jusqu’à sa mort ; un complexe d’infériorité qui provoqua chez lui la peur de sortir des décombres de cette énorme organisation internationale qui s’était brusquement effondrée sur la tête de ceux qui avaient cru en sa continuité et en sa force, comme à une certitude qui avait plus à voir avec du mystique que du scientifique.
C’est dans ce climat particulier que l’on doit considérer sa conduite politique, son refus constant de prendre politiquement une attitude qui pourrait le faire passer pour responsable.
C’est ainsi que se sont succédé des événements politiques, parfois d’importance historique, qui sont passés à côté de cette extériorité hautaine, sans aucun écho : le conflit Trotsky-Staline; le stalinisme; notre fraction qui continuait historiquement à l’étranger, en France et en Belgique, l’idéologie et la politique du parti de Livourne; la deuxième guerre mondiale et, enfin, l’alignement de la Russie sur le front de la guerre de l’impérialisme. Pas un mot, pas une ligne précisément dans ce même espace historique, sur un plan plus élargi et plus complexe que celui de la première guerre mondiale, qui avait offert à Lénine les éléments objectifs d’une analyse marxiste condensée dans « L’impérialisme, phase suprême du capitalisme » et dans « L’État et la révolution », piliers de la doctrine révolutionnaire et prémisse théorique de la révolution d’Octobre.
Il faut attendre la fin de la guerre, et avec elle la fin de l’expérience fasciste, pour nouer de véritables contacts avec les camarades et les cadres qui restaient de l’organisation, et le premier de tous celui avec Bordiga, pour nous permettre de connaître quelle était sa pensée sur les problèmes majeurs et ce qu’il avait l’intention de faire en tant que militant communiste : il ne s’agissait pas de demander à Bordiga qu’il prenne des responsabilités au centre du parti, même si son apport comme conseiller et collaborateur « anonyme » du parti était complet et constant, quand il ne se faisait pas l’inspirateur d’une orientation de politique générale qui ne coïncidait pas toujours avec celle du parti. Son discours divergeait du nôtre même si, grosso modo, sa méthode d’analyse était celle de toujours. Il soutenait que l’on ne devait pas parler de l’économie russe en termes de « capitalisme d’État » mais d' »industrialisme d’État », non pas de révolution socialiste, celle d’Octobre, mais de révolution anti-féodale et donc d’une économie qui tendait au capitalisme. Mais il ne semblait pas très convaincu de ce qu’il affirmait et les rectifications qu’il a dû apporter peu de temps après à sa pensée en sont la confirmation. Et alors, quelle est la raison d’une couverture idéologique aussi fragile et en contradiction aussi évidente avec son passé, et surtout avec les points essentiels de la plateforme de la « gauche italienne » élaborés par Bordiga lui-même? Nous ne voulons pas entrer dans les replis d’un drame psycho-politique qui a comme composante la peur, même et surtout physique, d’une rupture avec ce passé d’expérience dans lequel il avait construit avec sa conscience, plus encore qu’avec son intelligence et sa créativité, le chef d’oeuvre de sa vie politique des années 20 vécue si intensément. Le « capitalisme d’État » portait le signe d’une signification de classe; l' »industrialisme d’État » non, il laissait les choses comme elles étaient et comme on désirait qu’elles soient.
C’est pourquoi nous considérons comme positif d’avoir été contraints de revenir maintenant sur ces sujets avec une expérience plus mûre et perspicace par rapport à celle que l’on pouvait avoir dans les années 40.
Et une justification tardive, et pas très convaincue, de la théorie de l' »industrialisme d’État » est réapparue ensuite, mise là presque incidemment, dans le numéro 3 de février 1966 de Programma Comunista, de la main de l’auteur lui-même; nous retranscrivons de l’article « Le nouveau statut des entreprises d’État en Russie » : « Première remarque : l’affirmation de l’entreprise d’État comme « maillon principal » implique l’existence d’entreprises non étatiques, et par conséquent d’activités « privées » au sens vulgaire du terme, et elle confirme à nouveau notre ancienne assertion à propos du « capitalisme d’État » en Russie, dans lequel nous reconnaissions plutôt un « industrialisme d’État ». Il existe d’autres « maillons », d’autres entreprises, dans l’économie russe, qui concourent au processus économique ».
La justification que l’auteur lui-même en donne, confirme non seulement l’exactitude de notre analyse d’alors, mais elle met clairement en évidence le fait que cette imprécision relative à la nature de l’économie soviétique était voulue et qu’elle servait à cacher la volonté politique de repousser alors (nous disons « alors » parce que, ensuite, on s’est rendu à l’évidence) toute formulation rigidement de classe comme celle du « capitalisme d’État », à laquelle était liée toute l’orientation théorico-politique du Parti Communiste Internationaliste, orientation qu’il avait faite sienne dès sa naissance.
La justification théorique qui nous est donnée frise les limites de la banalité si l’on veut créer avec elle une nouvelle catégorie économique inexistante aussi bien dans l’histoire de l’économie capitaliste que dans l’expérience de la première phase de l’État socialiste.
C’est ainsi que les phases de développement de l’économie capitaliste ont été précisées par Engels dans son magistral « Anti-Dühring » :
« Appropriation des grands organismes de production et de communication, d’abord par des sociétés par actions, puis par des trusts, ensuite par l’État. La bourgeoisie s’avère comme une classe superflue; toutes ses fonctions sociales sont maintenant remplies par des employés rémunérés».
Il ne s’agit pas de terminologie, mais de jugement politique d’une importance fondamentale si l’on veut orienter correctement le parti révolutionnaire grâce à une ligne claire et cohérente face au problème le plus déconcertant du deuxième après-guerre. La constatation que l’entreprise d’État, en tant que « maillon » principal de l’économie nationale, implique l’existence d’entreprises non étatiques et par conséquent d’activités « privées », est le propre de tout développement inégal du capitalisme, y compris lorsqu’il est parvenu à la phase de son développement maximal, de même qu’elle est le propre de la phase inférieure du socialisme, qui augmente la puissance de « son » capitalisme d’État et le dépasse, dans la dialectique caractéristique de l’État socialiste qui consiste à insérer graduellement dans l’entreprise d’État les résidus du capitalisme et du pré-capitalisme que la révolution a inévitablement entraînés avec elle dans l’arc historique de la construction d’une société socialiste.
Et c’est là le type de capitalisme d’État tel que le concevait Lénine et que la montée en puissance ultérieure du socialisme devrait dépasser et vaincre dans le cadre du pouvoir révolutionnaire dont la plus grande garantie était représentée par l’exercice politique de la dictature du prolétariat armé.
Mais la nature du capitalisme d’État qui s’est présentée à l’examen du parti révolutionnaire au coeur de la deuxième guerre mondiale et de l’immédiat après-guerre (c’est ce qui est arrivé au centre de notre organisation auquel cette note se rapporte) était radicalement différente et elle avait de tout autres caractéristiques que nous allons analyser tout de suite, même si c’est forcément de façon synthétique :
a) Le capitalisme d’État, au cours de la période de Staline, ne tendait pas au socialisme, mais à la consolidation du pouvoir du capitalisme traditionnel sur la forme de l’entreprise d’État, fortement centralisée, rendue possible par le passage de l’économie industrielle privée dans le cadre de l’État, passage que la Révolution d’Octobre avait mis en oeuvre.
b) Son insertion dans la deuxième guerre mondiale n’a eu pour sa justification aucun élément de nature socialiste, mais en a eu au contraire des centaines de nature bourgeoisecapitaliste, avec des implications impérialistes évidentes, ainsi que la rencontre de Yalta le démontrera par la suite, puisqu’elle placera la Russie parmi les plus grands bénéficiaires dans le partage du butin de guerre.
C’est la même élasticité tactique sans scrupules qui voit la Russie être d’abord de connivence avec Hitler (comme si, avec les bataillons de Hitler, on pouvait parvenir au socialisme) pour le partage de la Pologne et, ensuite, après une volte-face à 180 degrés, aux côtés des démocraties occidentales (comme si le socialisme pouvait être le but commun des plus grandes ploutocraties mondiales).
c) L’économie soviétique est restée, dans ses structures fondamentales, telle qu’elle était à l’époque de Staline. La libéralisation de Khrouchtchev, plus prévue que réalisée, et la nature anti-démagogique des technocrates, n’ont pas, dans leur ensemble, apporté de modifications importantes, ou alors complètement sectorielles, même si elles ont représenté des moments intéressants d’une succession de crises de superstructure dans les appareils politiques, économiques et militaires, comme l’expérience de ces dernières décennies l’a abondamment démontré.
d) Il fallait tracer une nette distinction de classe entre l’époque que nous pourrions définir comme celle de Lénine et celle qui a débuté avec Staline, et qui continue sans changements profonds et substantiels avec ses successeurs.
L’époque de Lénine, depuis la révolution d’Octobre jusqu’aux débuts de la nouvelle politique économique (Nep), est caractérisée par l’État ouvrier lequel, fondé sur les soviets à travers le parti communiste qui ne fait qu’un avec les forces armées du prolétariat, exerce sa dictature, même si c’est au milieu d’obstacles et de difficultés en tout genre provoqués par l’arrêt temporaire de la poussée offensive des forces du prolétariat international et de la possibilité immédiate d’une prolifération révolutionnaire concrète dans les pays européens; il maintient le cap vers les objectifs de la réalisation du socialisme, en se servant de la tactique des concessions à l’adversaire de classe comme d’un moment tactique indispensable dans la vision stratégique d’un retour offensif révolutionnaire. Le capitalisme d’État, dans ce cadre d’ensemble de l’époque de Lénine, répond au risque calculé de la libération temporaire et voulue des nécessités objectives d’une économie de marché qui, bien que circonscrite mais toujours hérissée de dangers, est contrôlée par l’État de la dictature, et dans laquelle le jeu de l’offre et de la demande, la fonction du capital, le profit même et l’utilisation de la plus-value, sont des épisodes marginaux régis dans l’intérêt général de l’économie socialiste elle-même.
C’est sur la base de ces raisons, d’une importance fondamentale, qui ont été intégrées par l’avant-garde révolutionnaire depuis le début du processus de dégénérescence et qui ont fondé son combat, fait de dénonciation ouverte puis de séparation organisationnelle et politique, que s’est articulée l’oeuvre de la fraction de gauche d’abord, et du parti ensuite, lequel, par fidélité à un net caractère distinctif y compris dans sa définition comme parti, a retrouvé les thèmes du communisme révolutionnaire et de l’internationalisme.
Nous ne nous cachons pas que, à l’intérieur de ces problèmes, que nous avons esquissés, s’articule et se développe une ligne de cohérence politique qui doit apparaître pour ce qu’elle est et qui ne supporte ni d’être passée sous silence ni d’être défigurée par des superpositions mystificatrices arbitraires. Voilà quel a été et est encore notre plus beau combat même si c’est le plus ingrat. À chacun son dû et il faut reconnaître à Bordiga un esprit de suite dans son attitude qui a débuté avec l’obstruction du silence qu’il a menée aux sessions du Comité Central après le Congrès de Lyon (1926) et qui trouve sa conclusion naturelle dans la lettre-testament qu’il a adressée, ce n’est pas un hasard, à Terracini.
Cette mise au point peut sembler, sur le plan des sentiments, amère et peut-être inhumaine, mais nous nous référons à la valeur que les marxistes donnent au rôle des hommes dans les vicissitudes de l’histoire et nous sommes sûrs d’avoir interprété le sens profond de l’enseignement même de Bordiga qui veut que l’intérêt de l’action révolutionnaire soit au-dessus de tout sous-produit idéologico-politique, y compris celui du bordiguisme inférieur.