- Approbations, objections et suggestions : Paul Mattick et les Grundprinzipien du GIC (De la grande crise à la crise des années 70)
Paul Mattick, au début de l’année 1970, affina la question de la socialisation/communisation de la société capitaliste mondiale. Il le fit avec son sens aigu de la critique toujours en éveil[1]. Il prit soin de souligner que
Les Principes fondamentaux de la production et de la distribution communistes furent la première tentative du mouvement des conseils d’Europe occidentale de s’attaquer au problème de la construction du socialisme, sur la base des conseils ouvriers[2].
Mattick prit soin de préciser que 40 années s’étaient écoulées depuis la publication à Berlin des Grundprinzipien. Le monde capitaliste en faillite de 1929 ne pouvait être identifié à celui de 1970, après 20 années de reconstruction, même si la crise commençait tout juste à poindre à l’horizon.
Il était évident que la répartition communiste ne pouvait se calquer sur l’ancien monde des ateliers, puis sur celui du fordisme. En premier lieu :
La productivité du travail a atteint un point tel que les travailleurs effectivement actifs dans la production constituent une minorité dans l’ensemble de la classe ouvrière, tandis que les travailleurs employés dans la circulation ou autre part deviennent la majorité.
Le calcul de la participation de chacun au processus de production, devient sans objet, avec le legs d’un appareil ultra-productif qui sera entièrement reconverti pour satisfaire les besoins de l’humanité toute entière :
Il sera facile de produire un tel excès de biens de consommation que tout calcul de la participation individuelle deviendra inutile.
En deuxième lieu, le travail avait acquis une qualité nouvelle, universelle, où il était impensable de séparer le travail manuel du travail intellectuel. La combinaison de la science et de la production fait qu’il est impossible de distinguer travail simple et travail complexe. Paul Mattick notait qu’«on peut considérer les universités en partie comme des ‘usines’, car les forces productives issues de la science tendent à supplanter celles liées au travail direct».
En troisième lieu, la crise mondiale uniformise les conditions d’une répartition communiste, l’accumulation toujours grandissante du capital au fil des crises se traduisant par une accumulation de la misère : «la paupérisation liée à la crise frappe tous les travailleurs, lesquels – même s’ils sont à l’extérieur de la production directe – n’en font pas moins partie de la classe ouvrière».
Mais, surtout, Mattick insiste sur le fait qu’il ne s’agit ni d’autogérer ni de rendre «égalitaire» une misère sociale exacerbée par la misère d’un travail inhumain. Il reprend en fait la conception de Marx où la seule philosophie du travail serait celle de son abolition :
Le «travail» est par nature l’activité asservie, inhumaine, asociale, déterminée par la propriété privée et créatrice de la propriété privée. Par conséquent l’abolition de la propriété privée ne devient une réalité que si on la conçoit comme abolition du «travail»[3].
On notera ici les guillemets utilisés par Marx, qui ne parle pas ici d’une négation abstraite du travail, mais d’une société où la classe dominante tire profit d’un certain type de travail totalement asservi à ses intérêts de classe. Pour Marx le travail cède la place à une activité libre, où «le domaine de la liberté ne commence que lorsque cesse le travail déterminé par le besoin et l’utilité extérieure».
Pour Mattick, le seul bon principe est non d’ordre quantitatif, mais de nature qualitative : un «principe d’économie de la classe ouvrière n’est rien d’autre que la suppression de l’exploitation», tant que le «travail» reste une torture, labor, et continue à être soumis au capital privé et/ou étatisé. Le «travail» devient une activité libre, dès le moment où le critère est le développement exponentiel du temps libre pour le plus grand bonheur personnel de chacun dans un cadre social de plus en plus harmonieux[4].
Ici, Mattick fait une distinction nette entre «travail», en fait travail salarié, et activité libre, créative et récréative. Il se situe dans la droite ligne de Marx, qui refuse de suivre la voie d’Adam Smith qui fait du travail une double malédiction métaphysique et physique («Tu travailleras à la sueur de ton front») et du «repos» un synonyme de «liberté» et de «bonheur». Comme le notait déjà Marx en 1857-58, une contrainte productive libérée du salariat – exigeant «un sacré sérieux et l’effort le plus intense» – dans la création n’est pas une aliénation, mais un moment de réelle liberté :
[…] Adam Smith semble tout aussi peu avoir l’idée que surmonter des obstacles puisse être en soi une activité de liberté […], être donc l’auto-effectuation, l’objectivation du sujet et, par là-même, la liberté réelle dont l’action est précisément le travail[5].
C’est pourquoi, l’exigence d’une «comptabilité» exacte du travail social moyen pour répartir justement les biens de consommation ne pourrait être satisfaite. D’une part, en raison des «variations constantes du travail social moyen», d’autre part parce qu’il s’agit constamment d’«adapter production et distribution aux besoins de la société». La société léguée par le système capitaliste est une société mondiale, caractérisée par d’abyssaux écarts qui doivent absolument être comblés avant de parvenir à une certaine équité dans la distribution.
Pendant longtemps, surtout dans une période de transition dominée par les guerres civiles et le chaos de toute espèce (destruction de la nature, réchauffement climatique), désastreux héritage de la période de domination capitaliste, la comptabilité sera une nécessité. Il faudra donc assumer des inégalités dans la distribution des moyens de subsistance qui tienne compte prioritairement des besoins des couches les plus pauvres de la société.
Malgré ces objections, Mattick pouvait souligner l’immense mérite des Grundprinzipien d’être avant tout une réflexion préalable sérieuse sur la finalité communiste :
Quelles que soient les faiblesses des Principes fondamentaux compte tenu de cette situation, ils restent, hier comme aujourd’hui, le point de départ de toute discussion sérieuse et de toute recherche sur la réalisation de la société communiste[6].
Mattick n’a jamais sous-estimé les difficultés de la socialisation/communisation dans un monde dominé par un cycle de guerres et de crises. Cinq ans, après avoir rédigé sa préface, il évoquait la possibilité d’une guerre mondiale découlant d’une crise mondiale déjà bien installée :
Il est plus que probable que la crise d’aujourd’hui conduira à des situations politiques susceptibles de provoquer facilement une nouvelle guerre mondiale. Que le capital perde le contrôle de l’économie, et il perd également le contrôle de la politique, car une politique économique rationnelle présuppose un certain contrôle de l’économie. […] Vu que les crises du xxe siècle n’ont pu se résoudre que par la guerre, l’éventualité d’une tentative de solution militaire à la crise actuelle est loin d’être entièrement imaginaire[7].
Mattick fut aussi l’un des premiers à souligner l’ampleur de la crise écologique. En 1976, après la publication par le Club de Rome d’un rapport, qui soulignait la catastrophe écologique visible et préconisait la «décroissance», Mattick insiste plus que jamais sur la nécessité d’une société communiste. Mais le danger le plus imminent n’est pas toujours le plus palpable dans l’immédiat mais le plus probable, si le prolétariat ne met pas fin aux «criminels atomiques de l’Est comme de l’Ouest» :
Alors que faire, dans une situation qui semble sans espoir? Somme toute rien, si l’on se contente d’aborder le problème du point de vue écologique. Ne serait-ce, parce que ce n’est pas le danger le plus proche qui menace l’existence de l’humanité. La «crise écologique» est elle-même en grande partie le produit de la situation de crise sociale, et une catastrophe plus palpable précède la crise écologique. Telles que les choses se déroulent actuellement, une haute probabilité de confrontations guerrières utilisant les armes atomiques rend futile la seule fixation sur la crise écologique. Toute l’attention doit se porter sur les événements sociaux, pour prendre de court les plans des criminels de l’atome, à l’Est comme à l’Ouest. Si les travailleurs du monde entier échouent, alors ils ne seront pas aussi en mesure de se confronter à la menace écologique et de créer les prémices d’une société communiste, permettant à l’humanité de perpétuer son existence[8].
Cette intégration par Mattick de la donnée écologique dans l’équation communiste ne change guère son point de vue, qui reste politique, comme le fut celui du KAPD auquel il appartint. Mattick, toujours réaliste, tient compte du rapport de forces entre les classes dans les grands pays capitalistes et de la menace jamais démentie d’un troisième conflit mondial.
[1] Préface de Paul Mattick aux Grundprinzipien (février 1970), traduction française in Supplément à Informations et Correspondance Ouvrières (I.C.O.), n° 101, Montpellier, février 1971. Il existe une édition électronique de la préface de cette préface : Michel Peyret, site «À l’Indépendant» (http://alainindependant.canalblog.com/archives/2014/11/25/31024433.html).
[2] Ibid.
[3] Marx, À propos de Friedrich List, Le Système national de l’économie politique (1845), Œuvres III, coll. «La Pléiade», Gallimard, 1982.
[4] François Vatin (Le travail : activité productive et ordre social, Presses universitaires de Paris-Ouest, 2014) récapitule (chap. I) les définitions très contradictoires du «travail».
[5] Marx, Manuscrits de 1857-1858, tome 2, 1980, Éditions sociales, p. 101.
[6] Ibid.
[7] Paul Mattick, Weltwirtschaftskrise und Arbeiterbewegung. Ein Vortrag mit Diskussion, Soak Verlag, Hannover, 1975 [Paul Mattick, Weltwirtschaftskrise und Arbeiterbewegung. Ein Vortrag mit Diskussion, Soak Verlag, Hannover, 1975]. Trad. française par Claude Orsoni : Le marxisme hier, aujourd’hui et demain, Cahiers Spartacus, série B, n° 123, mai-juin 1983.