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théorie politique

La «communisation» : ce qu’elle est/ce qu’elle ne peut être ?

Publié le 27 Juin 2018 par Philippe Bourrinet

    1. La «communisation», ce qu’elle est/ce qu’elle ne peut être ?

Près de vingt années après 1968, est né le mouvement «communisateur», de dimension internationale, qui, comme le GIC dans les années trente, consacre sa réflexion sur les moyens de parvenir sûrement[1] au communisme en définissant la «stratégie» correcte permettant d’y parvenir. Devenu aujourd’hui l’objet «d’une petite mode des deux côtés de l’Atlantique», le mouvement «communisateur» est considéré par certains de ses partisans comme parfaitement «récupérable», surtout «sur les bancs d’une fac», au même titre que le situationnisme après mai 1968, dans une période où l’on joue plus à la révolution qu’on ne la fait[2].

La «communisation» étant devenue pour certains de ses zélotes une quasi-religion, il est crucial de dégager le sens parabolique caché «sous l’écorce de la lettre»[3].  

La genèse de la communisation, dans son sens contemporain, permet de donner plus de substance à un concept qui reste flouté par l’idéologie en opérant une adéquation entre le processus pratique vers le communisme (le but) et les moyens immédiats utilisés par ses agents – le «vieux» ou le «nouveau» prolétariat, la masse immense des exclus ? – pour y parvenir.

Dès le début des années 70, alors que retombaient les espoirs suscités par l’éruption sociale de mai 1968, des éléments insatisfaits de la théorie défendue par le communisme des conseils, se mirent à parier sur l’existence d’un hypothétique «mouvement communiste»[4], bientôt qualifié de mouvement «communisateur».

 

Dès 1972, la revue Le Mouvement communiste définit le programme communiste comme un programme immédiat, mené par un «parti prolétarien» dont la pratique semble inspirée par la théorie blanquiste :

Le parti prolétarien aura pour tâche la destruction de l’État. Contre toute démocratie, il aura à imposer sa dictature dans l’application immédiate et sans discussion du programme communiste : abolition de l’échange marchand du salariat, de la société de classe, de l’État[5].

 

Très vite, l’association insurrection/communisation devient une évidence pour les initiateurs du «mouvement communisateur» :

La communisation de la société ne se fera pas de façon graduelle et tranquille mais brusque et insurrectionnelle. Il ne s’agira pas d’un cheminement tranquille auquel se rallieraient progressivement les forces suffisantes.

Insurrection et communisation sont intimement liées. Il n’y a pas dans un premier temps l’insurrection et puis ensuite, permise par cette insurrection, la transformation de la réalité sociale. Le processus insurrectionnel tire sa force de la communisation même[6].

Près de 45 ans après la formation du «Mouvement communiste», la position de Gilles Dauvé, représentant le plus connu (avec Bruno Astarian) de ce courant, reste identique, la seule modification étant la relégation du concept de «parti prolétarien» au magasin des antiquités et la disparition (d’un coup de baguette magique ?) de toute «période de transition» :

Que veut dire communisation ? Que dès ses débuts, et donc sans période de transition, une révolution future commencera à transformer les rapports sociaux capitalistes en rapports sociaux communistes : destruction du travail salarié, de la propriété privée, de l’échange marchand, de la division sociale et de la division sexuelle du travail, de l’État et tutti quanti[7].

 

Il faut ici souligner que les premiers initiateurs de la théorie de la communisation, comme Gilles Dauvé, ont toujours pris soin de distinguer émeutes sporadiques (comme celles des exclus noirs aux USA depuis 1965), «critiquant» la marchandise sous forme de pillages, d’une insurrection menée par les prolétaires des usines dans la claire intention de détruire la loi de la valeur capitaliste :

[…] certaines émeutes de la minorité noire aux États-Unis ont amorcé une transformation sociale, mais seulement au niveau de la destruction de la marchandise, et non du capital lui-même. Ces Noirs n’étaient qu’une partie du prolétariat, et souvent n'avaient même pas, parce qu’exclus de la production, la possibilité d’agir en se servant de ce levier. Ils restaient hors de l’entreprise. La révolution communiste implique au contraire – entre autres tâches – une action à partir de l’entreprise, pour la détruire comme unité séparée. Les émeutes noires se sont maintenues au niveau de la consommation et de la répartition. La révolution s'attaquera au cœur du système, au centre où est produite la plus-value[8].


 

 

Vers le milieu des années 80, le «mouvement communisateur», purement théorique, s’est associé au mouvement contre le travail, représenté par le groupe allemand Krisis et d’autres. Pour lui, il s’agit de développer une lutte «antipolitique» contre le travail en soi, en visant à «détruire les commandes du pouvoir». Cette vision traduit une vision «protestataire», voire réformiste par la formation d’une «contre-société», sorte de phalanstère anti-travail :

 

La conquête de libres espaces socio-économiques et culturels ne s’effectue pas par les voies détournées de la politique, voies hiérarchiques ou fausses, mais par la constitution d’une contre-société. Les ennemis du travail ont à trouver de nouvelles formes de mouvement social et à créer des têtes de pont pour reproduire la vie au-delà du travail. Il s’agit de lier les formes d’une pratique de contre-société au refus offensif du travail. […] Au-delà du travail, nous avons un monde à gagner. Prolétaires de tous les pays, finissez-en ![9]

 

Bref, les théoriciens de Krisis, dans un manifeste qui se veut un dépassement du Manifeste communiste, se proposent ni plus ni moins de planter les arbres de la liberté de l’Antitravail dans leur contre-société.

 

Telle n’est pas, apparemment, la position des tendances «communisatrises».

 

La première, représentée par Bruno Astarian, qui a soigneusement relu d’un œil critique Marx, recherche un «dépassement du travail», qui ne signifie pas la destruction des moyens de production ni leur décroissance (théorie de la décroissance). Celui-ci ne s’obtient pas la formation de «contre-sociétés» mais au terme d’insurrections dont le mouvement même est l’abolition de toute propriété privée. Mais ni l’automation plus ou moins généralisée, car il faudra toujours produire les automates avec les mains et le cerveau humains, ni la fin du travail aliéné n’impliquent une disparition d’une activité productive, qui se fera cette fois au mépris de la productivité capitaliste. Pour Astarian, il s’agit d’édifier une «non-économie», par l’abolition de la valeur, un projet aux antipodes de celui, fondé sur une comptabilité exacte du temps moyen de travail social, des Grundprinzipien :

 

Partis à la recherche de ce que pourrait être la valeur abolie, nous arrivons au résultat que la négation de la productivité et de la normalisation définit une non-économie au sens où l’on ne compte plus le temps de production et où l’on ne peut plus parler de confrontation des ressources et des besoins, les deux termes devant être redéfinis comme activité-pas-seulement-productive et besoin sans manque.

 

Cette non-économie ressemble à la découverte d’un pays de cocagne, qui serait «la vie elle-même, pleine et indivisible, satisfaisante et joyeuse à tout moment et en tout lieu». Pour y parvenir, Astarian s’inspire plus ou moins des conceptions développées déjà depuis plus de 45 années par Dauvé où la «communisation» est aussi l’«autonégation» d’un prolétariat qui entreprend «un règlement de comptes… avec lui-même»[10].

 

Critiquant le «travail» en soi» et tout projet de développement d’un programme prolétarien, Astarian se heurte alors aux critiques de ses contradicteurs :

 

– l’absence d’une claire distinction entre travail capitaliste et activité humaine libérée des contraintes de la loi de la valeur et de la productivité;

 

– la disparition du concept essentiel de «conscience de classe» face à la classe ennemie. La révolution prolétarienne, qui vise à l’abolition du prolétariat dans la gemeinwesen, est bien la concrétisation d’un choix historique de la classe exploitée (et écrasée) par le capital. Il n’y a pas de «communisation» sans claire conscience du but et des moyens :

 

Un impératif pour la théorie de la communisation, à mon avis, est de se connecter à la perspective du développement d’une conscience qui peut faire exploser la forme-valeur directement liée aux modes historiquement spécifiques du travail (labor) que le capital a fait naître dans sa phase actuelle. C’est là que réside la possibilité réelle-objective […] de la communisation[11].

 

Astarian ne nie pas l’existence d’une conscience[12], mais il semble la dissoudre dans une addition de «prolétaires» individuels, où chacun est plus ou moins sujet de son action, le «prolétariat» ressemblant plus à une horde plongée (périodiquement) dans l’action, sous forme d’émeutes plus ou moins insurrectionnelles, qu’à une classe jetée dans la guerre de classe contre le capital. De l’insurrection des ouvriers et «prolétaires» en février 1979 en Iran – longuement analysée par Astarian – aux émeutes de 2008 en Grèce, le mouvement d’émeute et de pillage des magasins – Astarian donne l’exemple de l’Argentine[13] – ne met pas fin au capital comme «rapport social». Bien au contraire, de l’émeute à «l’insurrection», la horde émeutière se révèle une association épisodique d’individus désocialisés :

 

Il est […] important de comprendre que le rapport social qui se forme entre les prolétaires dans l’insurrection est interindividuel. C’est quelque chose d’absolument nouveau dans l’histoire, qui n’a connu jusque-là que des rapports sociaux entre classes. […] Dans l’insurrection, par définition, le capital ne présente plus au prolétariat les conditions de sa resocialisation par l’achat-vente de la force de travail. Les prolétaires n’ont plus en face d’eux l’autre classe [?] qui les définit, presque passivement, dans le rapport social capitaliste. C’est donc entre eux, par interaction entre les individus initialement désocialisés, qu’ils doivent trouver les ressorts et les moyens de la prise de possession de ces éléments [?] qu’ils vont arracher au capital, donnant ainsi corps au rapport social insurrectionnel… en Grèce, en 2008, on a vu les anarchistes, très présents depuis longtemps dans le centre l’Athènes, être dépassés par des émeutiers inconnus et féroces [?]. L’individu qui s’insurge n’est pas le même que celui d’avant l’insurrection. Il participe maintenant à un rapport social qui est qualitativement différent du rapport de classes. Il s’y trouve à titre individuel[14].

 

*

*   *

 

Cette vision de la «communisation», comme mouvement d’abolition du travail salarié et de la loi de la valeur, est donc aux antipodes de celle propagée dans le texte remarquable du GIC, malgré toutes ses faiblesses, soulignées d’ailleurs, souvent à juste titre, par Astarian.

 

Finalement, il subsiste deux visions. L’une est celle du KAPD et du GIC pour qui le prolétariat révolutionnaire organisé mène un processus long et difficile de «communisation»/«socialisation» au terme de longues et incertaines guerres civiles au niveau mondial. Cette période est celle de la dictature du prolétariat dont le but est de parvenir à une égalité sociale réelle, même si subsistent d’inévitables inégalités naturelles.

 

L’autre vision, qui se développe depuis plus de 40 ans, est une vision «mouvementiste» qui fait de l’émeute ou d’un mouvement d’occupation, la pierre philosophale du «dépassement» du travail et du capitalisme. C’est «l’émeute prime», et non plus le «programme prime» :

 

L’émeute, le blocage, la barricade, l’occupation. La commune. Voilà ce à quoi nous allons assister dans les cinq, quinze, quarante années à venir. Elle est devenue une sorte d’évidence parmi les quelques groupes qui se reconnaissent dans la fin du programme ouvrier[15].

 

 

 

[1] Certains «communisateurs», comme Gilles Dauvé, considèrent qu’il s’agit d’un pari pascalien dominé par les lois de la probabilité : «La révolution est probable» [Dauvé 2017, p. 165].

[2] «La communisation semble donc n’être sortie de l’obscurité que pour s’éblouir sous de fausses lumières. Comment en irait-il autrement, quand très peu de signes annoncent ce que seraient des tentatives de sa mise en pratique ? » [Dauvé 2017, p. 162].

[3] Maître Eckhart, Livre des paraboles de la Genèse, Prologue, Les Belles Lettres, 2016 [Traduit du latin médiéval, xive siècle, par Jean-Claude Lagarrigue].

[4] Cf. Le Mouvement communiste (six numéros de mai 1972 à 1974), revue animée par Jean Barrot (Gilles Dauvé) et François Martin (François Cerutti). Numéros disponibles sur le site Archives Autonomies.

[5] Page de couverture du n° 1 du Mouvement communiste. Les italiques sont de nous.

[6] [Dominique Blanc] Un monde sans argent : le communisme, Les Amis de 4 millions de jeunes travailleurs, vol. 1 à 3, Paris, 1975-1976 [Reprint : Éditions du Sandre, Paris, janvier 2017].

[7] Gilles Dauvé, De la crise à la communisation, entremonde, Genève/Paris, 2017, p. 162. Dauvé précise que «dès maintenant» signifie : révolution classiste, révolution propagée par des minorités significatives. Cette révolution ne sera pas le «produit d’‘un peu tout le monde’, comme si déjà nous étions au-delà des classes». Dauvé est donc ici aux antipodes de Jacques Doillon, qui dans son film l’An 01 (1973) imaginait la fin définitive de l'économie capitaliste et du productivisme par une décision commune à tout le «peuple» prise à la vitesse de l’éclair : «On arrête tout». Après le triomphe (spontané et massif !) de la grève générale, le travail reprend dans les services et les productions indispensables. Le capitalisme n’est pas aboli par l’action violente du prolétariat mais par la non-violence «populaire», en fait celle des classes moyennes : «Ce n'est pas la fin du monde, c'est l'an 01, et maintenant une page de Mécanique céleste».

[8] Le Mouvement communiste n° 2, mai 1972, p. 20. Souligné par nous.

[9] Groupe Krisis [Robert Kurz, Ernst Lohoff et Norbert Trenkle], Manifeste contre le travail [1999], osezlarépubliquesociale, 35290 Gaël, 2012, p. 92-94.

[10] Gilles Dauvé 2017, p. 164.

[11] Mac Intosh, «Communisation et abolition de la forme-valeur», Perspectives internationalistes n° 57, hiver 2012, p. 18. Édition électronique : http://internationalist-perspective.org/PI/pi-index.html.

[12] «… le dépassement du mode de production capitaliste ne se fera pas de façon inconsciente, automatique. Les prolétaires qui aboliront le capital et les classes sauront ce qu’ils font» [Astarian 2017, p. 305].

[13]Bruno Astarian, Le mouvement des piqueteros – Argentine 1994-2006, brochure du groupe «Échanges   et mouvement», 2007 (en ligne : http://www.hicsalta-communisation.com/textes/le-mouvement-des-piqueteros-argentine-1994-2006). Astarian 2017, p. 259-260, s’interroge sur le sens et les limites du pillage des supermarchés : «… les prolétaires profitent d’une opportunité pour compléter le panier de leurs subsistances. Les modalités exceptionnelles, la violence contre les propriétaires de magasins font-elles de ce conflit un moment révolutionnaire ou bien sommes-nous toujours dans le cours quotidien de la lutte des classes ?» 

[14] Astarian 2017, p. 282-284. Souligné par nous.

[15] Joshua Clover, L’Émeute prime. La nouvelle Ère des soulèvements, 2018, entremonde, Genève/Paris, p. 176. Ce livre est présenté par l’éditeur senonevero comme un « premier ouvrage d’économie politique » du professeur, poète, critique et journaliste, enseignant « la littérature  de langue anglaise et la théorie critique à l’université de Californie à Davis», «poète en résidence à l’université de Californie à Berkekey».

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