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théorie politique

Premières réflexions du KAPD et de Jan Appel sur le processus de "communisation" : la question du centralisme et du fédéralisme

Publié le 21 Juin 2018 par Philippe Bourrinet in philosophie politique

4.1 Les réflexions initiales du KAPD et de Jan Appel sur le processus communiste («socialisation»/«communisation»)

 

Le débat sur la période de transition au communisme fut initié dans la gauche communiste allemande à travers la question centralisme/fédéralisme. Une transformation de la société ne pouvait s’effectuer que de bas en haut, et donc au niveau de la commune, des organisations d’usine révolutionnaires sur une base territoriale. Une transformation autoritaire par le haut dirigée dictatorialement par des organismes bureaucratiques se substituant à la base ne pourrait que conserver l’ordre social existant, en ne tenant compte que des seuls intérêts de l’État, fût-il des conseils.

 

Face à la tendance fédéraliste représentée par Otto Rühle et Franz Pfemfert, Karl Schröder, lors du congrès du KAPD d’août 1920, précise ce qu’il faut entendre par centralisme : une coordination obtenue de bas en haut, par le travail commun du parti et des organisations révolutionnaires d’usine :

 

Nous rejetons le centralisme dans son ancienne acception : nous pensons qu’il est mort. Mais la coordination que le progrès de la révolution en Allemagne et celui de la révolution mondiale nous imposent comme une nécessité – par la naissance de l’organisation des conseils –, cette forme de centralisme nous ne pouvons pas et ne devons pas la rejeter, sous peine d’être réduits en miettes. Si le fédéralisme doit signifier liberté complète pour chaque petit groupe particulier, c’est une monstruosité étrangère à l’idée de communauté ainsi qu’à l’organisation en conseils[1].

 

Par la suite, le KAPD dans son programme adopté lors de son cinquième congrès (1923) ne revint pas sur cette conception décentralisée du pouvoir des conseils, très proche du modèle de la Commune de 1871, modèle adopté par Marx lui-même dans le sens d’une transformation économique de la société[2].

Mais, dans le nouveau programme du KAPD, l’État prolétarien des conseils apparaissait sous la forme d’un État prolétarien centralisé, n’ayant cependant strictement rien à voir avec la conception de l’État ouvrier propagé par le Komintern qui n’était rien d’autre qu’une nationalisation du capital :

Le prolétariat ne peut s’ériger en classe dirigeante au sein des formes et de l’appareil dont la classe bourgeoise fait usage pour exercer sa domination. Aussi la centralisation des instruments de production dans les mains de l’État prolétarien des conseils n’a rien en commun avec celle des industries aux mains d’un État organisé dans les intérêts de la bourgeoisie, peu importe le costume revêtu par les conditions formelles d’une telle centralisation, nationalisation, «socialisation», peu importe qui et combien de prétendus «représentants du prolétariat» peuvent siéger dans le gouvernement d’un tel État avec la casquette d’un soi-disant «gouvernement ouvrier»[3].

De façon générale, la domination des moyens de production ne commence pas par la centralisation, mais par le fait que le prolétariat «se servira de sa suprématie politique» pour «arracher petit à petit tout le capital à la bourgeoisie»[4]. Le contenu de cette phrase reprise du Manifeste communiste et citée par Lénine dans L’État et la Révolution n’est pas critiquée par le KAPD pour son contenu gradualiste («petit à petit»).

 

S’il y a un début de processus de «communisation» ou de «socialisation»[5], comme ce fut le cas très brièvement en Russie, tout le processus doit se dérouler dans le cadre d’une longue guerre civile mondiale abolissant, selon un processus complexe, les frontières des anciens ou des nouveaux États capitalistes :

 

Les frontières territoriales où s’exerce la dictature prolétarienne – de par l’inévitable caractère international de la révolution ouvrière – ne peuvent être atteintes qu’à un moment précis. Choisir avec justesse ce moment est l’une des questions politiques les plus cruciales pour le pouvoir des conseils. Il est très vraisemblable que ces frontières ne coïncideront ni avec les frontières politiques actuelles ni avec les frontières linguistiques. Au contraire, sous la pression des relations économiques et des rapports de classe, elles seront, probablement tout un temps, en partie plus étroites, en partie plus larges. La révolution prolétarienne peut, sous certaines conditions au cours de son développement international, créer provisoirement des territoires entièrement nouveaux puis les détruire de nouveau en continu jusqu’à ce que le grand but soit atteint, et que de façon générale les frontières des pays disparaissent[6].

En fait, le (second) programme du KAPD de 1923 laisse dans l’ombre les mesures communistes radicales – celles déjà préconisées par Marx en 1875[7] – qui pourraient être mises rapidement en pratique : instauration d’un système (provisoire) de bons du travail dans un premier temps[8] conduisant à la disparition des signes monétaires; puis disparition définitive du travail salarié, du marché et de la loi de la valeur dans un second temps. L’idée d’une socialisation rapide de la production est donc totalement absente de l’horizon du KAPD. La question des phases de socialisation I et II de la production, envisagées théoriquement par Marx, sera abordée en détail uniquement par le GIC, en 1930, au moment même de la Crise de 1929 (cf. infra).

Le KAPD reste très flou sur le processus de «socialisation»/«communisation». Il se contente d’affirmer le caractère double d’une révolution communiste, indissociablement économique et politique dans son propre mouvement d’expansion :

La révolution de la classe ouvrière n’est pas un acte purement économique; encore moins se réduit-elle à n’être qu’un acte purement politique. La révolution de la classe ouvrière est plutôt, dans la totalité de son déroulement, un processus unitaire, politique et économique, où le politique ne peut jamais être absolument séparé de l’économique. Rejeter l’un de ces deux éléments revient toujours à dévier un temps du droit chemin de la révolution[9].

Libéré de prison à la fin de 1926, à la faveur d’une amnistie, Jan Appel 1927 redéfinit le problème en s’attaquant aux positions de Lénine plus nettement que ne le faisait le KAPD. Il s’agit, pour éviter le fiasco bolchevik, de retourner à la conception de l’État-Commune, où la dictature du prolétariat s’exerce de bas en haut (von unten auf). L’État central ou plutôt le gouvernement central est responsable directement devant tous les «communards», les travailleurs manuels et intellectuels organisés conseils qui élisent les «fonctionnaires» du «Centre», toujours amovibles. Ceux-ci tirent leur légitimité de «fonctionnaires» de leur responsabilité directe devant l’ensemble des prolétaires :

 

Les fonctionnaires exécutifs du gouvernement central ne sont pas des fonctionnaires de l’État, mais des fonctionnaires de la Commune, car ils ne sont pas responsables vis-à-vis du gouvernement de l’État, mais vis-à-vis de leurs électeurs directs dans la Commune[10].

 

Et Appel de souligner que l’État prolétarien, qui deviendra un jour «superflu», doit se démettre de tout son pouvoir au profit des communes :

 

[...] il en résulte par conséquent que l’État prolétarien doit veiller, dès le début, à se démettre de tout son pouvoir, en faisant de ce pouvoir un pouvoir centralisé volontaire, c’est-à-dire en le remettant aux communes. La création de ces conditions est la tâche de la dictature puisque son objectif est de se rendre superflue[11].

 

Jan Appel ne s’interroge pas sur les conséquences qu’aurait cette «éclipse» du pouvoir central, dans un long cours de guerres civiles et de réorganisation verticale et horizontale de l’économie. Y aurait-il par exemple une seule «armée rouge» centralisée ou des «armées rouges» purement locales ? Les «communes» se contenteraient-elles d’échanger horizontalement les produits des usines aux mains des travailleurs armés organisés en conseils, et selon quelles modalités ? Ceux-ci se plieraient-ils au principe d’autorité, propre à la «dictature du prolétariat», ou à celui d’un fédéralisme libertaire et finalement «libertarien» sur le plan économique.

 

Karl Schröder avait déjà mis en garde en 1920 contre un anticentralisme de principe :

 

Si le fédéralisme doit signifier liberté complète pour chaque petit groupe particulier, c’est une monstruosité étrangère à l’idée de communauté ainsi qu’à l’organisation en conseils[12].

 

Cette mise en garde fut rejetée dans le KAPD par les tendances «fédéralistes» qui allaient former l’AAUE en 1921.

 

Néanmoins, il revint à Jan Appel, sous le pseudonyme de Piet de Bruin, de souligner le cadre politique de toute transformation économique. Il s’agissait de comprendre pourquoi la révolution avait échoué en Russie et ne fut jamais communiste :

 

Les tentatives faites en Russie de construire le communisme ont déblayé le terrain dans le domaine de la praxis, ce qui, dans le passé, ne pouvait être abordé que dans le seul domaine de la théorie. La Russie a cherché à fonder la vie économique, en ce qui concerne l’industrie, sur des principes communistes  […] et cela a été un échec complet[13].

 

Il fallait, et c’est la conclusion de la série d’articles écrite par Piet de Bruin, dépasser l’antagonisme centralisme/fédéralisme :

 

Le fait que toute transformation des énergies humaines au cours du processus économique finisse par aboutir à un organisme qui l’enregistre est la plus haute synthèse de la vie économique. On peut l’appeler fédéraliste ou centraliste, tout dépend du point de vue dont on l’examine. Elle est aussi bien l’un que l’autre, ces concepts ont perdu tout sens pour le système de production vu comme un tout.

L’opposition fédéralisme-centralisme se dissout dans une unité supérieure, l’organisme de production est devenu une unité organique[14].

Cette réflexion préfigure le travail collectif du GIC publié à Berlin, en 1930, sous le titre : Grundprinzipien kommunistischer Produktion und Verteilung.

(à suivre).

 

[1] Internationalisme ou national-bolchevisme ? Le deuxième congrès du KAPD, 1er-4 août 1920, traduction et édition de Ph. B., moto proprio, Paris, 2014.

[2] Pour Marx, dans La guerre civile en France, la Commune serait «la forme politique enfin trouvée qui permettrait de réaliser l’émancipation économique du travail». La Commune n’est rien d’autre qu’un instrument qui  «doit servir de levier pour extirper les bases économiques sur lesquelles se fonde l’existence des classes». 

[3] Programm der Kommunistischen Arbeiter-Partei Deutschlands, Verlag der KAPD, Berlin, janvier 1924  (programme adopté par le KAPD en décembre 1923) [http://www.aaap.be/Pages/Pamphlets-KAPD.html#pro2]. Traduction et édition française (Ph. B.), moto proprio, Paris, 2017.

[4] Ibid.

[5] Les deux concepts de socialisation et communisation sont synonymes s’il s’agit réellement d’un processus de suppression par une classe (le prolétariat) de la propriété privée des moyens de production et modalités de répartition la consommation en faveur des exploités soumis au capital. Cela implique que le processus n’émane pas d’un parti ou d’un groupement de partis («gouvernement ouvrier»)  nationalisant ou collectivisant le capital sans jamais l’abolir.

[6] Ibid.

[7] Cette critique implicite du parti social-démocrate allemand encore dominé par le réformisme lassalien ne fut publiée au grand jour qu’après la mort de Marx, en 1891.

[8] «Le producteur individuel reçoit donc – toutes soustractions opérées – exactement ce qu’il a donné [à la société]. Ce qu’il lui a donné, c’est son quantum individuel de travail. Par exemple, la journée sociale de travail se compose de la somme des heures de travail individuel; le temps de travail de chaque producteur est la portion de la journée de travail social qu’il a fournie, la part qu’il y a prise. Il reçoit de la société un bon certifiant qu’il a fourni telle somme de travail (après déduction du travail effectué pour les fonds collectifs) et, avec ce bon, il retire des réserves sociales exactement autant d’objets de consommation que lui a couté son travail» [Marx, Critique du Programme de Gotha (1875), in Œuvres, Économie I, coll. «Pléiade», Gallimard, 2010, p. 1419 ].

[9] Op. cit. Souligné par nous.

[10] Max Hempel (Jan Appel), Proletarier, n° 4 à 6, Berlin, 1927, «Marx-Engels und Lenin über die Rolle des Staates in der proletarischen Revolution». Ce texte en trois parties n’engageait pas la rédaction de la revue théorique du KAPD de Berlin. En 1932, une traduction en néerlandais réalisée par le GIC parut en brochure sous le titre : Marxisme en staatscommunisme. Het afsterven van de staat (Marxisme et communisme d’État. Le dépérissement de l’État). Édition électronique : http://aaap.be/Pages/Pamphlets-GIC.html#marx.

[11] Loc. cit. Édition électronique, sur le site Archives Antonie Pannekoek: http://aaap.be/Pdf/Proletarier/Proletarier-1927.pdf. (Proletarier, nos 4, 5 et 6, 1927).

[12] Internationalisme ou national-bolchevisme ? Le deuxième congrès du KAPD, 1er-4 août 1920, op. cit., 2014.

[13] Piet de Bruin [Jan Appel], «Aantekeningen over communistische economie» [Remarques sur l’économie communiste], Klassenstrijd, Amsterdam, 1928, n° 4 (avril), 5 (mai) et 6 (juin). Republication par le site aaap.be (rubrique : “The Economic Solution for the Period of Transition from Capitalism to Communism”).

[14] Ibid., p. 191-192. Souligné par nous.

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