Fichier pdf de l'article, avec une citation de Paul Mattick, juillet 1937 sur les barricades de Barcelone et la trahison de la CNT et des anarchistes.
Un article qu’il aurait mieux valu laisser sous le boisseau
La lecture d’un article consacré au film de Roman Polanski sur l’Affaire Dreyfus (J’accuse), rédigé par Henri Simon, directeur de la revue Échanges et Mouvement, héritière d’Informations et correspondance ouvrières (ICO), laisse le lecteur pantois. H. S., blanchi sous le harnais du militantisme «barbariste», syndical, «conseilliste libertaire» pendant 70 années[1], a rédigé un article qui n’a été visiblement ni relu ni corrigé par le Comité de rédaction de sa revue (sous condition d’existence !).
De quoi l’affaire Polanski est-elle le nom ?
La thèse de H. S. est que les petits buissons de «déviances sexuelles» attribuées à Roman Polanski ne sauraient cacher la forêt luxuriante (ne pas confondre avec luxurieuse !) de sa filmographie « humaniste progressiste », dont L’Affaire Dreyfus serait le ‘couronnement politique’, contre la « bête fasciste » toujours remuant la queue.
Donnons en préliminaire cette définition des déviances sexuelles (nommées aussi ‘paraphilies’, sur le modèle normal/paranormal), et telles que classifiées par la psychiatrie (qui adore la riche botanique des déviances pourvu qu’elles entrent dans une nomenclature) :
Ces classifications définissent la paraphilie comme un comportement sexuel déviant dont les formes les plus fréquentes sont la pédophilie, l’exhibitionnisme, le voyeurisme, le frotteurisme, le sadomasochisme, le transvestisme et enfin le fétichisme[2].
À moins de jouer à l’ingénu ou au nain Simplet, chacun s’accordera que dans le cas de l’«Affaire Polanski» il ne s’agit pas de « déviances » mais bien d’accusation (s) de viol commis sur une, voire trois jeunes filles mineures (de 13 à 18 ans) dans les années 1970. Ce fait (ou ces faits) constituent un crime relevant des assises[3]. Dans le cas de Samantha Geimer, celle-ci avait demandé en 2010 l’abandon des poursuites; le procureur américain répliqua que celle-ci n’a «aucune légitimité pour dicter le cours d’une affaire criminelle, tout comme elle n’est pas habilitée à examiner les preuves détenues par l’accusation ou la défense»… Ce qui se passe de tout commentaire.
Ces affaires remontant à 50 années – mais cela ne veut pas dire absoudre en prenant un petit ton tarfuffe – surviennent au terme d’un drame qui vient briser Polanski et sa famille : l’assassinat de sa femme Sharon Tate, enceinte de huit mois, et de trois de leurs amis proches, dans la villa du couple, à Los Angeles, par des proches de Charles Manson, gourou, sorcier démoniaque et tueur en série. Le rêve hollywoodien débouche vite sur le cauchemar sanglant : telle est la réalité de l’Empire américain où le gore est toujours au bout de la rue.
L’«affaire Polanski» – montée de toute pièce par la «justice» américaine où l’hypocrisie morale et religieuse est toujours la servante du dieu Dollar – doit être replacée dans le cadre historique d’une société hypercapitaliste continuant à se vautrer avec délices dans le sang et la boue, où les meurtres d’innocents sont banalisés et exaltés par l’appareil d’État (lynchages et violences policières contre les Noirs et « gens de couleur », voire des « Blancs » prolétariens radicalisés contre un système criminel), les meurtres en série une banalité. Les USA, qui représentent tout au plus 5 p. 100 de la population mondiale, ont produit – depuis les années 1970/80 – 85 p. 100 des tueurs en série au niveau mondial. Sans compter les victimes des armes à feu, victimes d’un système monstrueux qui permet au lobby mafieux des armes d’encaisser en toute impunité l’argent du sang répandu sur tout le territoire américain. Un lobby auquel Trump n’a cessé de prêter allégeance, tout en favorisant la formation de groupes paramilitaires whasp prêts à ouvrir le feu sur tout ce qui bouge, en complète impunité, en tout premier lieu sur les prolétaires « noirs », « blancs », « hispaniques » qui oseraient se révolter contre le monstrueux système capitaliste US.
Sur cette réalité criante, H.S. ne dit rien et se réfugie dans un silence assourdissant. Pas plus qu’il ne rappelle que Polanski, avant de se soustraire (par le hasard d’un tournage à Londres), au couteau meurtrier de Charles Manson, échappa à Cracovie à la boucherie nazie (expression ultime d’un impérialisme allemand en décomposition), alors qu’il était encore enfant.
Pour reprendre une expression dont est friand le philosophe Alain Badiou – fier d’être un maoïste non repenti ? –, posons-nous la vraie question : de quoi Polanski est-il le nom ? La prétendue « justice » capitaliste américaine répond par ce mot : viol, alors qu’elle cautionnait naguère le viol légal, sous forme de réseaux de prostitution au service des puissants, avides d’argent, de pouvoir et de sensations fortes, sans autre limite que leur seigneurial « bon plaisir ». L’affaire Harvey Weinstein n’est qu’un petit ‘remugle’ – pour plagier cette expression choisie de H. S. – s’échappant des égouts capitalistes. Ce magnat de l’image présente la particularité d’être un violeur des corps et des âmes au double sens du terme : viol des corps féminins transformés en marchandises pour satisfaire ses besoins insatiables en chair fraîche, viol des âmes (qui ne sont pas ‘genrées’, Madame Butler !) par l’idéologie capitaliste produite et reproduite ad nauseam par l’industrie mercantile de l’image.
Le nom de Roman Polanski, et non « l’affaire Polanski » mise en scène par cette «justice» américaine porteuse des pires perversions, condamnant à mort des innocents, prête à condamner Julien Assange à 175 années de prison, est aujourd’hui nolens volens un emblème mémoriel : un rappel des massacres et génocides dont est capable l’impérialisme capitaliste sous toutes ses formes (du nazisme à la « démocratie » atomique made in Captain America, sans oublier l’hypercapitaliste «démocratie populaire» chinoise), un rappel que chaque jour le capitalisme le plus « démocratique » engendre ses monstres : des Charles Manson, des « patriotes » américains organisés en milices paramilitaires (sur le modèle des S.A. nazis) prêts à anéantir tout ce qui sent le juif, le musulman, le « chicano », le « communiste », l’Asiatique, « l’anarchiste », «l’antifasciste»; des maîtres de la finance impitoyables jetant au chômage 40 millions d’êtres humains, des Trump ou des Anti-Trump qui sont tous d’accord sur un point : anéantir les ennemis intérieurs de la prétendue « civilisation » capitaliste étasunienne.
Lorsque la « justice » américaine et tous les torchons idéologiques aux ordres évoquent l’agression sexuelle perpétuée par un individu (Polanski), elle se garde bien de rappeler tous les viols et crimes de guerre commis par ses soudards à travers le monde, de l’Irak à l’Afghanistan, sans oublier bien sûr la guerre du Vietnam… À ces accusations avérées de crimes contre l’humanité, l’État impérialiste américain, muni de son gros bâton (Big Stick), répond par la mise hors la loi de toute espèce de justice internationale prétendant être indépendante. La procureure de la CPI (Cour pénale internationale) Fatou Bensouda, qui s’intéressait aux crimes commis par les USA en Afghanistan, ainsi que son adjoint Phakiso Mochochoko, ont été inscrits sur la liste noire du Trésor américain comme de vulgaires terroristes ou trafiquants de drogue, ce qui conduirait à leur arrestation immédiate sur le sol américain, en violation de leur immunité diplomatique.
On ne s’étonnera guère que la presse occidentale qui s’intéresse de temps à autre aux violences quotidiennes faites aux femmes fait silence sur les viols quand il s’agit d’affaires d’État. Au Burundi, le viol de filles et femmes (en particulier tutsies) par les milices liées au pouvoir est un phénomène récurrent bien connu[4]. Au Congo, toutes les milices armées qui prétendent être l’État ou prendre tout le pouvoir dans l’État pratiquent depuis des décennies des viols collectifs comme arme de guerre dans un but génocidaire, en favorisant sciemment la propagation du sida, et mutilent le corps féminin pour empêcher la naissance de futurs «ennemis»[5].
Au détour d’une phrase, H.S. parle de manière sibylline des « revendications et interventions féministes », sans que l’on sache de quoi il s’agit et surtout de qui il s’agit : l’immense catégorie des femmes (la moitié de l’humanité) ou bien certains groupes de féministes qui protestent contre le César de Polanski pour son film « J’accuse » et ne trouvent rien de mieux que de couvrir les murs de Paris d’affiches du style : « Violanski. Les César de la honte » et d’accuser les admirateurs de Polanski de complicité de viol (« public complice »).
Confondre les justes (et non négociables) revendications des femmes (égalité sous toutes ses formes, abolition des discriminations, fin des violences machistes) avec le spectacle de haine activiste mis en scène par quelques groupuscules féministes autour du « Cas Polanski » est inacceptable.
Il n’existe pas de «bloc féministe». C’est un mouvement qui peut parfois exprimer les justes attentes des femmes travailleuses, les oubliées de la lutte des classes; c’est surtout un mouvement aussi bigarré que confusionniste où des groupes clairement antiprolétariens tentent de grenouiller pour le transformer en melting pot populiste, de la pire eau réactionnaire.
Le cas de Houria Bouteldja, porte-parole des Indigènes de la République, parti s’autoproclamant «décolonial » et «antiraciste»[6], est emblématique. Que cette aventurière de la démagogie racialio-populiste – dont le programme se résume à «bouffer du blanc», comme autrefois les anticléricaux rad-soc du Petit père Combe ne cessaient de « bouffer du curé » – soit une authentique raciste «antiblanc» et antisémite, toute sa trajectoire politique depuis plus de 15 années le démontre. Pour elle, le « blanc juif » ou le « juif blanc », voilà l’ennemi : «On ne reconnaît pas un Juif parce qu’il se déclare Juif mais à sa soif de vouloir se fondre dans la blanchité (sic), de plébisciter (sic) son oppresseur»[7]. Et pataugeant dans la même eau trouble : « Les Juifs sont les boucliers, les tirailleurs de la politique impérialiste française et de sa politique islamophobe»[8]. Ce qui revient à stigmatiser toute une communauté, sans tenir compte du fait que les « juifs » concrets, en tant que travailleurs manuels et intellectuels, se sont le plus souvent illustrés dans l’histoire par leur engagement révolutionnaire contre l’État capitaliste.
Les propos de Madame Bouteldja, dont le tropisme est le racialisme extrémiste (plus de «droite» que de «gauche»), ne surprennent guère. Ce personnage plus que douteux s’était déjà illustré en 2012 en proclamant son identité ‘indigéniste’ avec le boucher Mohamed Merah : «Mohamed Merah c’est moi et moi je suis lui. Nous sommes de la même origine et surtout de la même condition. Nous sommes des sujets postcoloniaux. Nous sommes des indigènes de la république»[9].
Nous ne ferons pas l’injure à H.S. de laisser entendre que les groupes féministes qui poursuivent – telles des Furies/Erinyes – Roman Polanski seraient «antisémites». Ce serait pure calomnie. Toute la merde que sème à tout vent Dame Bouteldja ne peut entacher ce qu’il y a de légitime dans le combat des femmes. Si certaines s’en prennent au film de Polanski, ce n’est pas par perversion antisémite, mais par infantilisme propagandiste. Dans leur abyssale ignorance de l’histoire, en particulier celle du mouvement ouvrier, elles sont bien incapables de «prendre position sur l’affaire Dreyfus», comme le laisse entendre H.S.
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[1] Cf. Le Maitron en ligne, art. Henri Simon : https://maitron.fr/spip.php?article24556.
[2] Florence Thibault, Approche psychiatrique des déviances sexuelles, Springer Verlag France, Paris, 2013.
[3] Le viol est défini par le Code pénal français (art. 222-23) comme tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte, menace ou surprise. C’est un crime passible de la cour d’assises. On distingue le viol des autres agressions sexuelles à travers l’existence d’un acte de pénétration qui peut être vaginale, anale ou buccale. Cet acte peut être réalisé aussi bien avec une partie du corps (sexe, doigt...) qu’avec un objet.
[4] Rapport de la Coalition Burundaise pour la Cour Pénale Internationale (CB-CPI), avril-mai 2017 (https://www.acatburundi.org/).
[6] Ce parti racialiste a trouvé des échos plus que complaisants dans le NPA d’Oliver Besancenot et la France insoumise de Jean-Luc Mélenchon, Alexis Corbière, François Ruffin, Clémentine Autain, Adrien Quatennens et Danièle Obono.
[7] Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous, La Fabrique, Paris, 2016, p. 49.
[8] Pour ces propos tenus en 2017, Danièle Obono, égérie de la « France insoumise », s’est montrée solidaire de sa «camarade» (sic) Bouteldja (Radio J, 5 nov. 2017).
[9] Blog de Houria Bouteldja, «Mohamed Merah et moi», 6 avril 2012.
[10] Auguste Blanqui : «Avis au peuple», le toast de Londres, 25 février 1851. La « démocratie » électorale est depuis longtemps bien plus sacrée que l’eau bénite des arbres de la liberté de 1848.
[11] Churchill avait affirmé : «La démocratie est le pire des régimes – à l'exception de tous les autres déjà essayés dans le passé» (Democracy is the worst form of government – except for all those other forms, that have been tried from time to time).
[12] François Patriat, sénateur La République en marche (LREM) de Côte-d’Or, avait affirmé : « Il y a des gens d’extrême droite, d’extrême gauche et d’autres mouvances qui veulent prendre le pouvoir par les armes, faire un putsch. L’État et la République sont en danger» (20 minutes, 7 décembre 2018). On notera que la droite fait l’amalgame entre «antifas», «anars» et fascistes.
[13] En fait la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Églises et de l’État, instaurant ce que l’on a baptisé «laïcité». Celle-ci impliquerait une «impartialité, neutralité de l'État à l'égard des Églises et de toute confession religieuse» (définition du CNRTL : https://www.cnrtl.fr/definition/). Les partis de droite accusèrent les juifs ET les protestants de vouloir «décatholiser» la France. La haine de ces partis (s’exprimant dans La Croix, Le Figaro, puis l’Action française) contre les religions juive et protestante culmina [cf. Jean-Paul Scot, «Protestants et juifs face à la séparation des Églises et de l'État», Hommes et Migrations n° 1259, janvier-février 2006, p. 17-30].
[14] Cf. «La crise du socialisme français» (1900), in Rosa Luxemburg, Le Socialisme en France (1898-1912), Œuvres complètes, tome III, Agone & Smolny, 2013, p.99.
[15] Jacques Julliard (éd.), Clemenceau briseur de grèves, coll. Archives, René Julliard, 1965.
[16] Rosa Luxemburg, op. cit., p. 165.
[17] Cité par Claude Willard, Jules Guesde, l’apôtre et la loi, Les Éditions ouvrières, 1991, p. 83.
[18] Rosa Luxemburg, «L’unification française» (1899), op. cit., p. 81.
[19] Définition du CNRTL.
[20] Le dernier numéro d’Échanges et Mouvement gratifie le lecteur « d’un encart consacré au Monde libertaire, que nous avons accepté (sic) d’insérer à la demande de la Fédération anarchiste. Ce dépliant présente les différentes publications de la F.A., sur le Web ou imprimées, ainsi que Radio libertaire et la librairie Publico, où, rappelons-le, Échanges est régulièrement déposée ».
[21] Cf. Jean Maitron, Le mouvement anarchiste en France. I. Des origines à 1914, coll. Tel, Gallimard, Paris, 2007, p. 331-342.
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L’affaire Dreyfus est-elle une lutte toujours actuelle pour défendre « les formes imparfaites de la démocratie » républicaine, contre le cléricalisme et l’antisémitisme ?
Dans son article, H.S. laisse entendre que l’Affaire Dreyfus serait toujours d’actualité : «La bête n’est pas morte», sous-entendant que l’antisémitisme d’extrême droite pourrait ressurgir, et même qu’il est bien présent, «se profilant aujourd’hui derrière le mouvement des Gilets jaunes». Pire, la République – « la gueuse » vilipendée par l’Action française – serait aujourd’hui menacée par les « laudateurs … de toutes les formes politiques dictatoriales », venant s’attaquer à «toutes les formes pourtant bien imparfaites de démocratie».
De quelle «démocratie» s’agit-il ? Les éborgnements (et même les morts), les tirs de flash ball pendant tout ce mouvement, la répression impitoyable par les forces de «l’ordre républicain» viennent rappeler que la bourgeoisie (dans tout son éventail de la droite à la gauche) est prête à tout pour défendre l’Ordre existant, un régime basé sur l’accaparement de la plus-value au profit du Capital. Pour les prolétaires, avec ou sans gilet jaune, qui se laissent berner par ces «formes bien imparfaites de démocratie», cela veut dire : « … de l’eau bénite d’abord, des injures ensuite, enfin de la mitraille, de la misère toujours»[10].
Ce discours d’un goût extrêmement douteux sur l’«imperfection démocratique»[11], que la Gauche communiste germano-hollandaise des années 1920-1930 (KAPD, GIC, Paul Mattick) avait déjà condamné, tend à redonner vie à l’antifascisme le plus éculé et à transformer toute lutte contre la « démocratie » capitaliste en une lutte pour la défense de la «République». Ce genre de discours nous le laissons bien volontiers à La République en Marche, qui ne s’en est pas privée pendant le mouvement Gilets jaunes[12], alors que beaucoup de ces derniers rêvaient d’une «vraie république», celle de la sansculotterie parisienne de 1793, s’illusionnant sur la ‘vertu’ bienfaisante d’une guillotine plébéienne pour mettre à la raison les «riches» ou les «milliardaires».
L’article d’Échange et Mouvement, écrit par son responsable le plus aguerri, fait fi des analyses des théoriciens marxistes de l’époque (Rosa Luxemburg, Pannekoek, Trotski, Lénine); il se contente de faire un tricotage «historique» que n’aurait pas désavoué Jean Jaurès.
Pour H.S., l’Affaire Dreyfus marquerait «un long combat de plus d’un siècle autour du pouvoir politique entre la bourgeoisie capitaliste apôtre de la république démocratique et l’aristocratie nobiliaire et foncière apôtre de la monarchie». Il s’agirait de « la dernière tentative du clan monarchiste, (qui) fut réglée avec la loi de 1905 sur la séparation de l’Église [!?!] et de l’État qui marque en fait la totale domination politique de la bourgeoisie».
Mais cette « totale domination politique» fut d’abord le résultat de la proclamation de la république le 4 septembre 1870. La bourgeoisie put ensuite célébrer ses noces de sang avec le pouvoir par le massacre des Communards (30.000 fusillés) en mai 1871. C’est ce massacre qui scella l’alliance entre toutes les fractions d’une bourgeoisie (de Thiers à Gambetta) qui put exercer sa totale domination.
L’article affirme que la «victoire» de la « république démocratique » de l’Affaire Dreyfus à la loi de 1905 (séparation de «l’Église» et de l’État)[13] «ne fut pas marquée par un bain de sang». Il serait plus juste de dire que la Troisième République de l’école laïque et obligatoire fut une longue suite de bains de sang homéopathiques avant le monstrueux bain de sang de la première guerre mondiale dont sont responsables tous les impérialismes, qu’ils soient «républicains» ou «monarchistes».
Rappelons ces saignées de l’ordre républicain, par définition toujours «en danger». D’abord le massacre de Fourmies : la troupe, équipée du nouveau fusil Lebel (à 10 coups), tire sur une manifestation ouvrière exigeant, lors du premier mai 1891, la journée de 8 heures (10 morts, dont 2 enfants, 35 blessés).
Alors que le «socialiste» Alexandre Millerand, soutenu par Jean Jaurès et ses partisans, entrait au gouvernement Waldeck-Rousseau (juin 1899) par «réflexe de défense républicaine» («La République est en danger»), le «bain de sang» - mentionné par H.S. – s’incarnait en la personne du général Galliffet, fusilleur de la Commune : il entre au gouvernement de «défense républicaine». L’ordre «républicain progressiste» peut tuer, et lorsqu’il tue, les «socialistes» de gouvernement restent silencieux :
- Février 1900 : utilisation de l’armée contre les prolétaires agricoles de Martinique en grève contre les réductions de salaires : 5 tués et 14 blessés;
- Juin 1900, à Chalon-sur-Saône, les forces de l’ordre bourgeois interviennent contre les grévistes : 3 ouvriers sont tués[14].
Quelques années plus tard, les fusillades anti-ouvrières ont pour instigateur le républicain dreyfusard Georges Clemenceau, devenu «premier flic de France» :
- grèves de Draveil et de Villeneuve-Saint-Georges (Seine-et-Oise), mai–juillet 1908, sous le « règne » de Clemenceau, Président du Conseil. Plusieurs grévistes sont tués pendant les manifestations qui se déroulent jusqu’au 30 juillet 1908 (2 tués le 2 juin 1908 et 4 le 30 juillet)[15].
L’Affaire Dreyfus fut pour la classe capitaliste, dont la bourgeoisie républicaine et laïque était la pointe la plus avancée, l’occasion de former un bloc encore plus compact contre le prolétariat. Jaurès qui avait joué un rôle de premier plan, avec Émile Zola, dans la dénonciation des mensonges d’un état-major gangréné par l’antisémitisme, tournait casaque : il se prononçait pour l’amnistie des «factieux» par souci de «paix républicaine». Mieux, il affirmait que la participation ministérielle socialiste était un moyen de lutte normal pour le mouvement ouvrier, «une nouvelle méthode»[16]. Pour lui, c’était une occasion inespérée d’«apporter l’énergie socialiste… à la république bourgeoise à l’heure où elle se débat contre la conspiration militaire qui l’enveloppe»[17]. Pour le capital, comme le notait Rosa Luxemburg en 1899, « le prolétariat était convoqué sur la scène politique comme le seul gardien de la République et de la démocratie»[18].
Pour une partie du camp «socialiste» français, déjà gangréné par le réformisme, la résolution «républicaine et laïque» de l’Affaire Dreyfus ouvrait toute grande la route de la trahison. La défense de la «République en danger» allait servir plus tard de couverture dans la formation fronts «républicains», populaires et antifascistes.
Quel devait être l’objectif du prolétariat dans toute cette période décisive qui va des révolutions de 1830, 1848, 1871 jusqu’à la Commune ? Participer à l’État bourgeois, comme le préconisaient les socialistes réformistes qui cherchaient comme suprême « récompense » des portefeuilles ministériels pour «bonne conduite républicaine», ou le combattre jusqu’à sa complète destruction ? La conclusion de H. S. laisse dubitatif :
Toutes ces révolutions furent suivies d’une répression ouvrière dans le sang contre une classe qui avait fourni les troupes et cherchait une récompense.
Donnons la définition du terme « récompense « : «Bien qu’on fait à quelqu’un, en reconnaissance d’un service ou en faveur de quelque bonne action»[19]. C’est se moquer de l’histoire que de croire que le prolétariat, participait aux révolutions, a fortiori celles de 1848 et de la Commune, pour rendre service à la bourgeoisie, dans l’attente qu’elle lui jette, comme «récompense», un os à ronger (quelques vagues promesses de réforme et la misère des Ateliers nationaux). La seule «récompense» que pouvait concéder la bourgeoisie, en dépit du sang prolétarien versé, c’était une répression accrue : des barricades de juin 1848 à celles de 1871. En 1871, le prolétariat parisien ne demanda pas de « récompense » à la bourgeoisie, il la combattit en prenant les armes et le pouvoir, en sachant que ce serait une lutte à mort contre la classe ennemie, dont il n’avait rien d’autre à attendre que massacre de masse, prisons, bagne et déportation.
S’il doit y avoir une leçon à tirer de «l’affaire Dreyfus», ce n’est pas la libération et la restauration de « l’honneur » d’un futur lieutenant-colonel d’une armée qui massacra les Communards et étrenna son magnifique fusil Lebel à 10 coups sur les ouvriers de Fourmies, c’est la constitution d’un bloc bourgeois républicain, consolidant l’État, en commençant à intégrer les socialistes réformistes dans cet État, le prolétariat obtenant comme seule «récompense» une exploitation accrue et du plomb républicain comme à Draveil et Villeneuve-Saint-Georges en 1908. Il ne restait plus au Parti socialiste unifié, né en avril 1905, Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), regroupant réformistes et « révolutionnaires », qu’à passer avec armes et bagages dans le camp de la bourgeoisie en 1914.
***
C’est avec regret que nous faisons la critique de ce « papier » d’H.S., qui vaut cent fois mieux qu’un simple billet d’humeur bâclé et riche de ses seules confusions.
Sans action collective de groupe, luttant contre toute forme d’individualisme, où personne ne peut arguer de sa « renommée », il n’y a pas de saine politique révolutionnaire. C’est la leçon qu’avait jadis tiré Henri Simon, dans les années 70, en quittant le groupe «Informations et Correspondance ouvrières» (ICO).
« Échanges et Mouvement », à l’heure actuelle, semble avoir fait le choix d’oublier les grandes leçons du communisme des conseils, pour se contenter d’un vague «conseillisme» mis à la sauce fadasse du libertarisme le plus droitier[20].
On ne sera donc pas étonné que l’article de H. S. ait délibérément « oublié » de mentionner (et dénoncer) l’antisémitisme d’une bonne partie des « libertaires » lors de l’Affaire Dreyfus[21], sujet sur lequel nous reviendrons.
Le 24 septembre 2020,
PB/Pantopolis
[10] Auguste Blanqui : «Avis au peuple», le toast de Londres, 25 février 1851. La « démocratie » électorale est depuis longtemps bien plus sacrée que l’eau bénite des arbres de la liberté de 1848.
[11] Churchill avait affirmé : «La démocratie est le pire des régimes – à l'exception de tous les autres déjà essayés dans le passé» (Democracy is the worst form of government – except for all those other forms, that have been tried from time to time).
[12] François Patriat, sénateur La République en marche (LREM) de Côte-d’Or, avait affirmé : « Il y a des gens d’extrême droite, d’extrême gauche et d’autres mouvances qui veulent prendre le pouvoir par les armes, faire un putsch. L’État et la République sont en danger» (20 minutes, 7 décembre 2018). On notera que la droite fait l’amalgame entre «antifas», «anars» et fascistes.
[13] En fait la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Églises et de l’État, instaurant ce que l’on a baptisé «laïcité». Celle-ci impliquerait une «impartialité, neutralité de l'État à l'égard des Églises et de toute confession religieuse» (définition du CNRTL : https://www.cnrtl.fr/definition/). Les partis de droite accusèrent les juifs ET les protestants de vouloir «décatholiser» la France. La haine de ces partis (s’exprimant dans La Croix, Le Figaro, puis l’Action française) contre les religions juive et protestante culmina [cf. Jean-Paul Scot, «Protestants et juifs face à la séparation des Églises et de l'État», Hommes et Migrations n° 1259, janvier-février 2006, p. 17-30].
[14] Cf. «La crise du socialisme français» (1900), in Rosa Luxemburg, Le Socialisme en France (1898-1912), Œuvres complètes, tome III, Agone & Smolny, 2013, p.99.
[15] Jacques Julliard (éd.), Clemenceau briseur de grèves, coll. Archives, René Julliard, 1965.
[16] Rosa Luxemburg, op. cit., p. 165.
[17] Cité par Claude Willard, Jules Guesde, l’apôtre et la loi, Les Éditions ouvrières, 1991, p. 83.
[18] Rosa Luxemburg, «L’unification française» (1899), op. cit., p. 81.
[19] Définition du CNRTL.
[20] Le dernier numéro d’Échanges et Mouvement gratifie le lecteur « d’un encart consacré au Monde libertaire, que nous avons accepté (sic) d’insérer à la demande de la Fédération anarchiste. Ce dépliant présente les différentes publications de la F.A., sur le Web ou imprimées, ainsi que Radio libertaire et la librairie Publico, où, rappelons-le, Échanges est régulièrement déposée ».
[21] Cf. Jean Maitron, Le mouvement anarchiste en France. I. Des origines à 1914, coll. Tel, Gallimard, Paris, 2007, p.331-342.
Les anarchistes et l'antisémitisme au moment de l'Affaire Dreyfus
Emile Pouget, Le Père peinard, n°4 , nov. 1894 :
« Jérémiades! Les patriotards sont en fureur. Un de leurs plus rupins galonnés, un youtre alsacien, Dreyfus, a bazardé un tas de secrets militaires à l’Allemagne.
- Ohé ! les bourgeois, ne vous épatez donc pas: les militaires ont ça dans le sang.
L’instinct de trahison est bougrement plus commun dans leurs gibernes que les bâtons de maréchal »
Et le même Pouget, spécialiste du langage ordurier ("foutre!" à chaque ligne), censé être celui du "sans-culotte" moderne, deux ans plus tard :
"... Le youpin Dreyfus est un galonnard, patriote jusqu'au bout des orteils, qui, gratte-papier au ministère de la guerre, maquignonnait les secrets de polichinelle qu'on garde précieusement dans cette sale boite. Il les vendait à l'Allemagne. Son commerce malpropre prospérait, lorsqu'il y a deux ans, on découvrit le pot-aux-roses." (La Sociale, n° 72, 20-27 septembre 1896)
Ou bien, en novembre 1897 (Le Père peinard n° 57, 21-28 nov. 1897), ce propos aviné de café du commerce lancé par le même Pouget :
"... Que (Dreyfus) soit innocent ou coupable, je m'en tamponne le coquillard!"
Sébastien Faure, en 1898, rejette cet antisémitisme "sans-culotte" de caniveau et prend position fermement pour la victime contre ses bourreaux :
«Je jetterai dans la mêlée mes ardeurs et mes colères, mes revendications et mes haines. Que m’importe ce qu’a été hier ce souffrant, ce qu’il sera peut-être demain, si son martyre prend fin. Je ne le connais pas; il est présentement une victime, et j’exècre ses bourreaux. Je veux démasquer ceux-ci et soulever contre eux la réprobation universelle. Ce faisant, j’œuvre en révolutionnaire».
Il exprime une position de classe par son propre "J'accuse" :
« Moi aussi, J’accuse!
J’accuse les riches de vous avoir dépouillés et de vous frustrer chaque jour du patrimoine qui vous appartient.
Ces faits sont indéniables et je dis qu’ils constituent des crimes.
J’accuse les gouvernements de vous ravir en liberté ce que les riches vous volent en bien-être.
Ces choses sont certaines et je dis qu’elles constituent des crimes.
J’accuse les législateurs et les magistrat de consacrer les usurpations des riches et des gouvernements.
Ces faits sont incontestables et je dis qu’ils constituent des crimes.
J’accuse les hommes de caserne de faire métier de tueries périodiques, de vivre de la mort d’autrui.
Gradés, soudards, chauvins, incarnent dans notre siècle, qui devrait être d’apaisement et de floraison, les époques reculées de sauvagerie et de meurtre.
Ces choses sont vraies et je dis qu’elles constituent des crimes.
J’accuse les hommes d’Église de pervertir les consciences, d’enténébrer les cerveaux, d’aveulir les volontés.
Ces faits sont exacts et je dis qu’ils constituent des crimes.
J’accuse les éducateurs du peuple de se prostituer à la duplicité des prêtres, à la férocité des traîneurs de sabre, à l’iniquité des magistrats et des législateurs, au despotisme des gouvernants, à la cupidité des riches.
Ces choses sont véridiques et je dis qu’elles constituent des crimes.
Ah! qu’il se lèverait tôt, le soleil, sur les générations devenues saines, heureuses et fières, si, en un geste viril de libération, toutes les victimes des institutions présentes s’adressaient au mal qui les accable : l’autorité, et si de chaque poitrine jaillissait ce cri: J’ACCUSE!». (Le Libertaire n° 120, 13 au 20 mars 1898)