la question palestinienne et arabe, déclencheur de l’explosion de 1982 de l'organisation créée par Bordiga et Bruno Maffi
Il est incontestable que l’existence d’une section algérienne créée sur des bases «national-communistes arabes» et «antisionistes» a joué un rôle désagrégateur dans l’explosion finale de 1982. Pourtant, compte tenu de la nature de cette section, cela ne pouvait être une surprise.
En contact avec un noyau de jeunes militaires algériens, dirigé par Rabah Benkhallat*, la direction éditoriale du Prolétaire avait sorti à Paris en octobre 1978 le premier numéro d’El Oumami (L’internationaliste). Celui-ci parlait d’entrée de jeu de «la tragédie de la révolution palestinienne et arabe» luttant contre «le monstre sioniste».
Mais Rabah Benkhallat et ses six camarades étaient arrêtés le 9 novembre 1978 par la Sécurité militaire algérienne, pour possession de «journaux subversifs». La section française du PCI créa en 1981 un comité RIPRA (Riposte à la répression en Algérie), une organisation de type frontiste. Le Comité occupa le journal Le Monde le 5 octobre «pour dénoncer le silence criminel de la presse bourgeoise» face à la torture subie par les prisonniers. Il organisa le 21 novembre devant l’ambassade d’Algérie à Paris un rassemblement de 200 personnes. Toute cette agitation se fit sur le mot d’ordre «pour la défense des mots d’ordre démocratiques», que le «bordiguisme» avait toujours rejetés comme «interclassistes» et même «contre-révolutionnaires».
«El Oumami», qui se vendait fort bien dans l’immigration algérienne en France, se fit très vite le héraut de la «Révolution arabe» à la sauce nationaliste. Un numéro de mai 1980 appelait «les communistes révolutionnaires» à concrétiser leur «devoir impérieux» de manifester une «solidarité inconditionnelle avec la lutte de libération menée contre l’État d’Israël», qualifié d’«État pied-noir».
À l’occasion du conflit au Liban et de l’intrusion de l’armée israélienne en juin 1982 l’éditorial du numéro 26 de juillet-août d’El Oumami portait comme titre : «La lutte des combattants palestiniens et libanais est la nôtre».
La direction centrale du PCI nota tardivement l’évolution d’«El Oumami» vers le «nationalisme arabe» sous couvert de «cause palestinienne», et qu’elle avait elle-même encouragée par un soutien implicite à l’OLP[1]. Bien plus, la section française avait encouragé cette dérive en participant elle-même à un Comité de solidarité internationale Liban-Palestine, «contre l’État d’Israël», à la suite d’un meeting parisien du «parti» (12 juin). Ce meeting avait été suivi d’une manifestation d’une centaine de personnes (dont Martin Axelrad) au métro Barbès[2].
Vers le 20 juillet 1982, Bruno Maffi, le «commissaire unique» de l’organisation internationale «bordiguiste» martèle : «... le problème n’est plus celui des rapports d’une ‘ethnie’ avec l’État d’Israël; c’est celui des rapports d’une masse déracinée et déshéritée avec tous les États de la région et avec les bourgeoisies auxquelles ils appartiennent... La ‘nation arabe’ s’est révélée une illusion; l’auto-décision du peuple palestinien un attrape-nigaud»[3].
En cela, il était soutenu par une grande partie de l’organisation italienne. La section locale de Torre Annunziata avait été plus loin, dénonçant les atermoiements de toute l’organisation, à travers son Manifeste central à propos des événements au Liban[4], un soutien de fait à l’OLP : «Le Manifeste ne met pas en évidence la politique qui instrumentalise les Palestiniens dans le contexte des antagonismes inter-impérialistes... Parler de ‘lutte pour le renversement de l’État sioniste’ signifie tendre au renversement de quelque chose de différent du pouvoir de la classe bourgeoise. N’est-ce pas justement la position de l’OLP ? … l’éclectisme sur ce point… confond les position du parti avec celles de l’OLP». La conclusion de la section de Torre Annunziata était impitoyable : «non le développement du parti, mais sa désagrégation»[5].
En réponse, le groupe «El Oumami» quittait en août l’organisation et, dans son organe mensuel de septembre, reprenait les mots d’ordre des organisations nationalistes palestiniennes : «Palestine vaincra !». Il en appelait à la destruction complète du «cancer greffé sur le corps arabe qu’est l’entité sioniste». Utilisant un ton très «plébéien», qui assimilait Israël à l’Algérie «pied-noire» de 1954, le mensuel lâchait le couperet final : «les masses pauvres du monde entier […] ont intérêt à la destruction de l’État pied-noir d’Israël». Finalement, tout «défaitisme révolutionnaire» en cas de conflit entre États «sioniste» et «arabes» était «pire» (que) l’indifférentisme». Ce qui augurait d’un engagement militaire de ses militants au côté des fédayins et des «nations arabes».
La diffusion du mot d’ordre «anti-impérialiste» et carrément nationaliste : «Palestine vaincra !» fut largement responsable de l’implosion du PC International. Le groupe algérien en France, une grosse partie des responsables et «militants de base» français, allemands, espagnols, grec et turc, portugais, le secteur d’Amérique latine, une partie de la matrice italienne quittèrent le «parti» pour des raisons très souvent opposées, certains soutenant l’organisation algérienne d’autres démissionnant en protestation contre ce qu’ils considéraient comme le début d’une gangrène gauchiste «anti-impérialiste».
Et de fait, l’avatar «communiste-léniniste» du groupe «El Oumami», alla jusqu’au bout de son gauchisme maoïste. Il n’hésita pas (en 1985) à faire un quasi-éloge funèbre du chef stalinien albanais Enver Hodja, véritable parangon de vertu, «né dans une famille musulmane… ayant embrassé très jeune les idées communistes», garant de l’indépendance «anti-impérialiste» et de la «liberté collective» de «son peuple» :
«Pour nous, Enver Hodja symbolise avant tout la volonté farouche d’un peuple qui a réussi à sauvegarder son indépendance dans un monde où de toutes parts les pressions économiques, politiques et culturelles impérialistes se font sentir. Que la liberté collective d’un peuple (sic) n’ait pu se réaliser qu’au prix de l’écrasement de la liberté des individus qui la composent, la responsabilité en incombe d’abord et avant tout à l’impérialisme mondial. Le peuple ouvrier et paysan d’Albanie s’est battu jusqu’ici tout seul. L’indépendance à laquelle il tient tant risque d’être progressivement mise en cause par la bureaucratie qui a déjà commencé à parler du besoin de «modernisation économique» et de l’ouverture à l’étranger. Pour sauvegarder la liberté collective (sic), pour que celle-ci se confonde avec la liberté de chacun, pour instaurer la société socialiste, il a besoin de la solidarité active du prolétariat révolutionnaire des autres pays»[6].
Dans le cas d’«El Oumami», il était difficile d’affirmer vaguement, comme le Napolitain Livio Vallillo*, qu’il s’agissait, lors de cette grande débandade du «parti», de «l’amputation d’une partie notable de lui-même, réputée jusqu’à ce moment valide et saine»[7]. On pourrait détourner le texte de Trotsky, «D’une égratignure au danger de gangrène» où il critiquait toute remise en cause de la «défense de l’URSS»[8]. Dans le cas de la scission d’«El Oumami», il s’agissait d’une incontestable gangrène nationaliste qui conduisait ce groupe à rallier, au nom du «léninisme», les positions tiers-mondistes du maoïsme et du trotskysme.
La sortie volontaire d’«El Oumami», en août 1982, ne fut rien d’autre qu’une auto-amputation, le Centre du parti ayant réagi bien tard face à cette résistible montée de ce «marxisme-léninisme» à la sauce maoïste.
[1] «Remarques sur notre propagande concernant l’OLP dans la situation présente», Le Prolétaire n° 363, 25 juin-15 juillet 1982, p. 2. L’article laissait entendre que l’organisation ne devait pas « se couper » de l’immigration arabe : «… dans les tragiques événements d’aujourd’hui, il est indispensable de partir non de la critique de l’OLP, mais du besoin de solidarité instinctive avec la résistance des combattants et des masses exploitées au Liban. On peut aujourd’hui partir sur ce terrain du besoin ressenti par une frange significative de prolétaires immigrés de riposter à l’attaque sioniste… ». Souligné par nous.
[2] «Liban-Palestine. Axes d’un soutien militant», Le Prolétaire n° 363, 25 juin-15 juillet 1982, p. 2. Dans le même numéro, on peut lire «… tant que l’État mercenaire d’Israël sera debout, existera non seulement l’oppression au Moyen-Orient, mais aussi le principal pilier de l’ordre bourgeois et impérialiste dans la région» [«La lutte des combattants palestiniens et libanais est aussi notre lutte !», ibid., p. 2].
[3] (Bruno Maffi) «Dal Libano al Golfo Persico si annuncia una storica svolta: dalle lotte per obiettivi borghesi e democratici alla lotta di classe proletaria», Il programma comunista n° 15, 24 juillet 1982.
[4] Ce manifeste est publié dans la brochure : Partito comunista internazione (Il programma comunista), Il nemico delle masse sfruttatte palestinensi è anche il nostro !, Milan, juillet 1982.
[5] Lettre de Torre Annunziata à l’UCI (Bureau central italien), 20 juillet 1982 (en traduction française).
[6]«Enver Hodja», Que Faire? n° 7, avril 1985 [organe central de l’Union des Communistes-Léninistes d’Algérie]. Souligné par nous.
[7] Lettre de Livio Vallillo à Bruno Maffi, publiée par Sandro Saggioro, op. cit., p. 332.
[8] Publié avec le sous-titre : «Défense du marxisme», 24 janvier 1940, 62 pages.