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théorie politique

Jaurès et socialisme français sur le colonialisme

Publié le 25 Janvier 2018 par pantopolis

Jaurès et socialisme français sur le colonialisme.

 

En France, qui disposait d’un grand empire colonial acquis à coups de sanglantes expéditions militaires, il n’était pas rare que le Parti socialiste fasse l’apologie du colonialisme. Dans un article, publié dans Le Matin du 20 juillet 1896, Jean Jaurès, député socialiste de Carmaux depuis janvier 1893, plaidait pour «la jonction du mouvement d’expansion coloniale et du mouvement socialiste». Bien plus, après l’affaire de Fachoda (actuel Soudan du Sud), où la Grande-Bretagne arrêtait l’expansion coloniale française en Afrique centrale et orientale, lui et ses camarades socialistes se prononcèrent, le 8 décembre 1896, pour un «vote national» d’union sacrée autour du gouvernement, pour la défense de l’Empire :

 

Si quelques fous songeaient à dépouiller la France de son domaine colonial, toutes les énergies françaises et toutes les consciences droites [sic] dans le monde se révolteraient contre une pareille tentative[1].

 

À la veille de la guerre, on pouvait encore lire des déclarations ouvertement colonialistes et racistes dans la presse socialiste, en particulier dans la presse guesdiste. Trois articles du Socialiste de mai 1912 font l’apologie de l’expansion coloniale avec ce cri «Le Maroc est à nous !», n’hésitant pas à proclamer odieusement que les Marocains, «comme tous les Arabes», sont «vicieux et cruels»[2].

 

Il n’est pas inutile de rappeler que cette idéologie développée en premier lieu par le très raciste Édouard Drumont – auteur de La France juive (1886) et «candidat antijuif» élu député d’Alger en 1898 –,  trouvait un très fort écho chez les socialistes des colonies. Ceux-ci, mettaient les «Arabes» et les «Juifs» dans le même sac de l’antisémitisme, présentant même les «Juifs» comme des «usuriers» exploitant «le petit peuple» tant «chrétien» que «musulman». Même Jaurès, avant sa «conversion» de 1898, en faveur du capitaine Dreyfus et contre «la sauvagerie antisémite en Algérie», se risquait à souffler dans la petite trompette d’Édouard Drumont en 1895, 25 ans après l’adoption du décret Crémieux qui concédait la citoyenneté aux 35.000 Juifs d’Algérie :

 

Les vingt-cinq années d’hégémonie politique que [les Juifs] ont exercée leur ont suffi pour développer leurs richesses, pour devenir propriétaires de la plupart des terres arabes et des immeubles urbains.

 

Et Jaurès affirmait que

 

… sous la forme un peu étroite [sic] de l’antisémitisme se propage en Algérie un véritable esprit révolutionnaire[3].

 

Mais Jaurès n’était pas un de ces «socialistes républicains», qui s’enrichissaient aux colonies et entamaient la course des «honneurs républicains» leur permettant de parvenir au faîte de l’État impérialiste, dont le seul objectif était de perpétuer l’état colonial dans l’«État socialiste» du futur. Jaurès, profondément idéaliste et pénétré des idéaux de la Révolution française mais aussi de la morale kantienne, était guidé par ses idéaux de justice et d’égalité fraternelle. Aussi changea-t-il brusquement d’orientation, passant d’une acceptation patriotique du colonialisme à un virulent anticolonialisme, déjà internationaliste, où il n’était plus question de religion ni de race, mais de prolétaires des colonies réprimés avec une brutalité inouïe à Madagascar par le général républicain Gallieni, bon chrétien et nationaliste :

 

Ah, les ‘chrétiens’ et les ‘nationalistes’ savent bien ce qu’ils font ! En dénonçant l’exploiteur juif et en appelant sur lui seul la colère du peuple trompé, ils veulent écarter la concurrence et garder entre leurs dents toute la proie… Nous voulons leur arracher les indigènes de Madagascar et d’Algérie comme les prolétaires de France. Ô vous tous, les vaincus, les volés, les torturés, quand donc rejetterez-vous, sans distinction de religion et de race, tous ceux qui vous sucent la moelle et le sang ?[4]

 

Néanmoins, il faut le souligner, Jaurès resta un pacifiste, centriste, toujours ambigu, jonglant du patriotisme exalté des sans-culottes de 1793 à l’internationalisme éthique, se faisant le tribun du peuple des «vaincus, volés, torturés» des colonies, mais sans remettre en cause le colonialisme dans son cadre capitaliste. Un temps vice-président de la Chambre des députés en 1902, Jaurès défend l’idée d’une «politique coloniale plus cohérente, plus prudente, plus humaine». En 1904, il stigmatise «l’erreur capitale» des radicaux-socialistes et de Clemenceau qui rejettent un temps l’idée même de colonisation[5].

 

Le vrai tournant se produit chez Jaurès et chez maints socialistes, en France et en Europe, quand les bruits de bottes qui conduisent à la guerre se font entendre jusqu’au Maroc. Pour lui, la colonisation, c’est d’abord la guerre que ses camarades de parti sont déjà prêts à soutenir. Aussi mène-t-il bataille, en mars 1912, pour que ne soit pas déposée une proposition de loi favorable à la colonisation du Maroc, soutenue par Jules Guesde, et d’abord adoptée par 40 députés socialistes sur 73 le 16 février[6].

 

À contre-courant, il faut l’avouer, Jaurès s’attaque à toute forme d’antisémitisme et d’islamophobie[7] qui ne font que renforcer les «nuées» guerrières qui s’amoncèlent à l’horizon. De manière très kantienne, et fort peu marxiste, Jaurès rêve d’une grande fédération humaine fondée sur la «liberté» et le «droit». Des notions qui font quelque peu abstraction d’une réalité sociale fondée sur les antagonismes de classe et la proclamation comme seul droit, celui de pouvoir librement commercer et exploiter l’homme au seul profit du capital.

 

P.B. (extrait de la réédition de la Gauche communiste hollandaise, par moto proprio, 2018).

 


[1] Manceron 2015, p. 22.

[2] Ibid., p. 20.

[3] Jean Jaurès, «Choses algériennes», La Dépêche, 8 mai 1895.

[4] «Indigènes et colons», La Petite République, 29 décembre 1898.

[5] Manceron 2015, p. 27.

[6] Ibid, p. 31.

[7] En 1912, Jaurès met l’accent sur la nécessité pour les Français de connaître le monde musulman et la civilisation arabe et demande la création dans les universités de chaires d’histoire et de droit musulmans, pour mettre fin « au mépris qui rend possibles toutes les violences ».

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