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théorie politique

Erhard Lucas, Arbeiterradikalismus 1976, compte rendu

Publié le 26 Novembre 2023 par Erhard Lucas / Richard J. Evans/Pantopolis

Erhard Lucas, Arbeiterradikalismus 1976, compte rendu

Avant-propos

Un compte rendu de Richard J. Evans sur le radicalisme ouvrier dans la  Ruhr, qui mena en 1920 à la formation d'une Armée rouge de 20.000 hommes contre l'Etat social-démocrate et la Reichswehr.

Traduit de l'anglais par Jean-Pierre Laffitte, 2023.

Pantopolis.

Erhard Lucas, Arbeiterradikalismus,

Verlag Roter Stern, 1976

Compte rendu de lecture (Richard J. Evans)

Ce livre est aussi connu sous le titre : Zwei Formen des Radikalismus in der deutschen Arbeiterbewegung (Deux formes de radicalisme dans le mouvement ouvrier allemand). Long d’à peu près 110.000 mots, ce livre comprend plusieurs pages de photos qui ne sont pas essentielles pour le texte. Il y a environ 30 pages de notes de bas de page ainsi qu’une biographie. Il n’y a pas d’index.

Arbeiterradikalismus est une étude comparative des formes dominantes du radicalisme ouvrier dans deux villes allemandes, Hamborn et Remscheid (*), durant la Révolution allemande. Ces deux villes se sont fait connaître parce qu’elles ont été des centres du radicalisme au cours de la révolution, mais, dans chacune de ces villes, ce radicalisme s’est exprimé dans une forme très différente. En gros, la forme dominante à Hamborn était caractérisée par une action militante directe, visant à des gains sociaux-économiques immédiats, et structurée en dehors des (et contre les) organisations traditionnelles du mouvement ouvrier telles que le SPD et les syndicats. À Remscheid, le radicalisme prenait forme comme un mouvement visant des changements politiques à l’échelle de la nation, tels que le transfert du pouvoir au système des conseils. À Remscheid, les radicaux provenaient du mouvement ouvrier d’avant-guerre, et leurs organisations, telles que l’USPD, avaient leurs racines dans ce mouvement.

Lucas tente d’expliquer ces différences par une étude historique-sociologique de la classe ouvrière dans ces deux villes. Il prend en considération leurs conditions de travail, leurs niveaux de vie et leurs conditions de logement. Il prend en outre en considération des questions qui sont souvent négligées parce qu’elles seraient “non-politiques” comme les traditions différentes des associations culturelles dans les deux villes. Ceci est combiné avec une analyse de la composition de la classe ouvrière dans les deux villes ; quelle était sa composition en ce qui concerne les différents groupes d’âge, la proportion des ouvriers immigrés et le rôle économique des femmes. Le véritable objectif du livre est d’établir des connexions entre la structure sociale et les conditions de vie et de cette manière de fournir du matériel en vue de conclusions politiques.

Lucas discute des différences entre les deux villes dans la première partie de son livre (intitulée : “Analyse des conditions”). Dans un chapitre relativement court (“Transition”), Lucas passe à une discussion sur la résistance de la classe ouvrière avant et durant la Première Guerre mondiale. La deuxième partie principale traite de l’activité de la classe ouvrière dans les deux villes et dans leurs environs au cours de la Révolution allemande. La partie finale du livre résume ses conclusions, examine les observations contemporaines portant sur la Révolution allemande et se termine par la considération des débats dans le gauchisme allemand au cours des années soixante-dix.   

Débat sur la révolution

Il est utile d’examiner pourquoi Lucas a écrit ce livre avant de discuter de son contenu et de ses conclusions. Arbeiterradikalismus est simultanément un ouvrage érudit et profondément politique. Lucas était un historien de gauche radical et un activiste du SDS. Il a écrit ce livre comme pour intervenir dans les discussions sur la stratégie révolutionnaire. Et de manière spécifique, ce livre est une réponse à la thèse développée par Karl Heinz Roth. Roth a formulé une analyse de la Révolution allemande et de son échec en déclarant que la colonne vertébrale du mouvement ouvrier “classique” de la période antérieure à la Première Guerre mondiale était constituée d’ouvriers qualifiés qui étaient les héritiers de la culture et des conditions de vie des artisans précapitalistes. Ces ouvriers, argumentait Roth, s’identifiaient à leur travail et ils cherchaient à défendre leur autonomie relative dans le procès de production contre la “rationalisation” capitaliste et la déqualification. Les révolutionnaires allemands qui constitueraient ultérieurement le KPD étaient l’aile la plus radicale de ce mouvement. Ce mouvement, soutenait Roth, essayait de changer le régime politique en Allemagne en amenant ses dirigeants au pouvoir et, de cette façon-là, de renverser les résultats négatifs de l’empiètement capitaliste sur leurs conditions de vie.

Par opposition à ces ouvriers-là, Roth affirmait que le capitalisme moderne avait produit un nouveau type d’ouvrier qu’il désignait sous le terme d’ « ouvrier de masse ». C’étaient des gens qui avaient été arrachés à des modes de vie pré- ou non-capitalistes, et qui travaillaient comme ouvriers non qualifiés dans des compagnies et des usines de grande dimension. Contrairement à ceux qui composaient le mouvement ouvrier classique, les ouvriers de masse ne s’enorgueillissaient pas de leur travail. Ils ne se sentaient pas non plus chez eux dans des organisations qui faisaient appel à leur identité d’  « ouvriers » et dans leurs structures hiérarchiques qui étaient le reflet de l’organisation des usines. Au lieu d’améliorer leur position dans le procès de production, ces ouvriers de masse tentaient de lui échapper complètement et, si c’était impossible, de l’éviter autant que possible. 

À la différence du mouvement ouvrier organisé dans les partis et les syndicats, les ouvriers de masse constituaient ce que Roth appelait le « mouvement des autres ouvriers » qui était, lui, souvent organisé de façon non formelle, et qui s’exprimait dans de grèves “spontanées”, des émeutes et des actes quotidiens de rébellion tels que le sabotage, le refus de travailler, des  tentatives pour gagner sa vie autrement, par des moyens “criminels”, et cetera.

Dans cette lecture, la Révolution allemande a échoué parce que le mouvement ouvrier classique représentait une couche de la classe ouvrière qui disparaissait lentement, qui était motivée par une nostalgie pour les conditions précapitalistes et qui se limitait à vouloir changer le régime politique. C’était insuffisant pour attirer les nouveaux “ouvriers de masse” qui désiraient révolutionner le procès de production lui-même. Au fur et à mesure que le capitalisme se développait, l’“autre” mouvement, celui des ouvriers de masse, était seulement devenu plus important, alors que les organisations ouvrières classiques s’atrophiaient. Voilà pour les thèses de Roth.

Le livre lui-même

Dans la gauche radicale allemande des années soixante-dix, ces idées étaient devenues tout à fait influentes. Mais Lucas n’était pas d’accord avec cette vision des choses. Selon lui, elle était devenue un dogme trop généralisateur. Arbeiterradikalismus visait à tester de manière critique ce point de vue au moyen d’une recherche historique empirique.

Hamborn était une ville qui paraissait être l’illustration  de l’“ouvrier de masse”. Elle était une ville minière qui a grossi rapidement, et elle était dominée par les compagnies des mines. Beaucoup de mineurs étaient de jeunes migrants provenant des différentes parties de l’Allemagne ou de l’étranger, par exemple de la Pologne. Pauvres et surexploités, ces travailleurs étaient considérés comme « inorganisables » en raison des barrières de langue et parce que beaucoup d’entre eux passaient d’un emploi à un autre s’ils en avaient l’occasion. En 1910, plus d’un tiers des ouvriers étaient des migrants et la population avait triplé en moins de dix ans. Le crime violent s’était répandu. Lucas suggère que cela était le résultat en partie des conditions de stress élevé et de la pauvreté des ouvriers, et en partie l’expression d’une révolte sociale. Lorsque la Révolution allemande a éclaté, ces ouvriers ont manifesté une capacité impressionnante d’action militante sous la forme de grèves, de piquets de grève volants et de confrontation avec les forces de répression. Ces actions étaient organisées indépendamment des faibles organisations ouvrières traditionnelles dans la région telles que les syndicats et le SPD. À Hamborn, ces organisations étaient de plus plutôt d’aile droite, souvent alliées avec des forces bourgeoises “progressistes” et les patrons.

À Remscheid, Lucas le montre, les conditions de vie des travailleurs étaient complètement différentes. Il y avait existé une forte tradition artisanale. Contrairement à Hamborn, l’industrialisation a été lente et à une petite échelle à Remscheid. Les traditions artisanales y sont demeurées influentes pendant longtemps. Les ouvriers étaient fiers de leur savoir-faire et de leurs traditions. Et de nouveau, contrairement à Hamborn, le SPD et les syndicats étaient forts et influents à Remscheid ; ils avaient réussi à obtenir des améliorations dans les conditions quotidiennes de vie et ils avaient en contrepartie gagné en légitimité aux yeux des travailleurs. Lorsque la guerre éclate, Remscheid devient un centre de la gauche dans le SPD et plus tard un centre de l’USPD. Au cours des années de révolution, ce mouvement, étroitement contrôlé par des dirigeants bénéficiant d’un large soutien, formule des propositions en faveur de changements politiques radicaux à l’échelle nationale. Il est cependant incapable de comprendre les actions radicales “inorganisées” telles que les grèves sauvages. Il met plutôt ses espoirs sur un changement « venant d’en haut ». Lucas discute tout particulièrement de son approche du système des conseils. Les radicaux de Remscheid soutenaient un transfert du pouvoir aux conseils, mais ils essayaient de le réaliser par les voies officielles des réunions et des résolutions des mouvements ouvriers. Là, les opposants au transfert du pouvoir aux conseils, c'est-à-dire le SPD, se sont montrés meilleurs tacticiens qu’eux. Les voies officielles du mouvement ouvrier étant fermées, les radicaux de Remscheid étaient incapables de développer une stratégie alternative.

Les constatations de Lucas confirment en partie les thèses de Roth, mais elles divergent sur certains aspects essentiels. Bien que les ouvriers de Hamborn puissent être considérés comme des exemples de “l’ouvrier de masse” de Roth et leur activité comme un exemple  de « l’autre mouvement ouvrier”, cela demeurait en un sens une sorte de réformisme militant. Leurs objectifs étaient essentiellement limités à des améliorations économiques dans le cadre du procès de production existant, et ils étaient de nature locale. Plutôt que de demander le transfert du pouvoir aux conseils à l’échelle nationale, les ouvriers d’Hamborn luttaient pour de meilleurs salaires et des horaires de travail plus courts. Lucas explique ceci en se référant aussi bien à leurs conditions de vie extrêmement pauvres et précaires qu’à leur manque de confiance dans les dirigeants du mouvement socialiste national. Les ouvriers de Hamborn avaient besoin d’améliorations immédiates, et ils n’avaient pas confiance dans les projets à long terme des partis  tel que l’USPD et les radicaux syndicalistes. Lorsque la répression s’est intensifiée, les ouvriers d’Hamborn ont été isolés du reste du pays et leur mouvement a été finalement écrasé.

Les ouvriers de Remscheid pourraient au premier coup d’œil faire figure d’exemples des ouvriers classiques décrits par Roth. Les conditions de vie de la classe ouvrière y étaient meilleures (relativement parlant bien sûr). Les ouvriers de Remscheid avaient une grande confiance dans leur organisation et dans ses dirigeants qui avaient réussi à leur obtenir des améliorations importantes. La stabilité des conditions de vie des ouvriers de Remscheid se reflétait dans leur engagement à construire des organisations ayant des objectifs à long terme. Après le déclenchement de la révolution, beaucoup d’ouvriers de Remscheid ont soutenu les initiatives prises par leurs dirigeants en vue d’un changement politique radical. Quand ces dirigeants ont cependant échoué dans leurs tentatives d’obtenir des majorités pour leurs propositions dans le congrès nationaux des conseils, les radicaux de Remscheid n’ont plus su quoi faire ensuite. À la différence de Hamborn, il y avait peu d’auto-organisation en dehors des structures des syndicats et des partis. Mais contrairement à ce que Roth soutenait, c’est l’aile radicale du mouvement ouvrier classique, comme l’activité révolutionnaire à Remscheid en a été l’illustration, qui visait réellement à révolutionner le  procès de production et à socialiser les moyens de production.

Le mouvement de Remscheid était essentiellement politique, tandis que celui de Hamborn était largement économique.

Dans sa conclusion, Lucas élargit son champ de vision pour discuter non seulement de Hamborn et de Remscheid, mais de la Révolution allemande dans son ensemble. Lucas critique particulièrement la tendance des différentes organisations politiques à opposer une partie de la classe ouvrière à une autre. La classe ouvrière est objectivement fracturée et c‘est le résultat du développement capitaliste : au lieu d’identifier « le segment le plus révolutionnaire » de la classe ouvrière (qu’il soit composé des ouvriers les plus pauvres ou bien de ceux qui ont la plus d’expérience politique), un mouvement révolutionnaire a besoin de surmonter ces différences et de créer l’unité, qui n’existe pas encore, de la classe. Lucas conclut que l’échec de la Révolution allemande peut être expliqué par l’occasion manquée d’une fusion de l’action militante auto-émancipatrice, telle qu’elle est illustrée par Hamborn, et du changement radical généralisé, tel qu’il est illustré par le programme des radicaux de Remscheid.

Remarques générales

Erhard Lucas (1937-1993) a obtenu son doctorat en 1972 et son Habilitation en 1976. Il a enseigné l’histoire sociale moderne à l’université Carl von Ossietzky d’Oldenbourg. En dehors d’Arbeiterradikalismus, il est le plus connu pour son ouvrage en trois volumes : Märzrevolution 1920 qui porte sur le mouvement révolutionnaire dans la région de la Ruhr. En outre, il a publié un ouvrage plus petit qui contient des essais sur « l’échec du mouvement ouvrier allemand ». Son travail est caractérisé par un engagement à gauche, une recherche empirique approfondie et une attention prêtée à la vie quotidienne des travailleurs, ainsi que sur la façon dont elle affecte leur politique et leur organisation. De cette manière-là, Lucas fournit un explication matérialiste des différences en matière d’idéologie politique et de formes d’organisation au sein de la classe ouvrière qui ne dépend pas des notions de “manipulation” ou d’“infiltration” par des forces (petites-)bourgeoises. Ses livres sur la Révolution allemande sont considérés comme des classiques. Leur politique claire et le fait qu’ils aient été publiés par une maison d’édition de gauche a naturellement signifié que, dans les débats académiques, ils n’avaient pas reçu l’attention qu’ils méritent.

Ce livre est un plaisir de lecture car Lucas a su allier clarté et rigueur. Lors d’une critique dans le History Workshop Journal, John Evans décrivait l’ouvrage comme étant écrit dans un « style intéressant, sans jargon » ; « il s’adresse à un large public et il est documenté avec une érudition qui est minutieuse sans être en aucune de manière envahissante, et qui parvient en même temps à se libérer des perspectives institutionnelles étroites dans lesquelles l'histoire ouvrière allemande a été si longtemps confinée ». 

Pour un public anglophone, ce livre serait particulièrement intéressant en raison aussi bien de son attention prêtée à des aspects souvent négligés de la vie quotidienne que de la manière créative avec laquelle Lucas associe ces expériences au comportement politique. Arbeiterradikalismus remet en question les explications simplistes encore largement répandues de l'échec de la révolution allemande comme étant le résultat de « l'absence d'un parti d'avant-garde léniniste » en montrant les fondements matériels des divisions au sein de la classe ouvrière. En même temps, le livre montre que les révolutionnaires jouissaient d’un large soutien parmi les travailleurs. Certaines des composantes les plus radicales du mouvement étaient les héritières de longues traditions d’organisation et de politique ouvrière, plutôt que les aventurières marginales telles que le SPD les présentait. Le livre est toujours aussi pertinent dans la mesure où le concept d’ouvrier de masse de Roth ainsi que les idées similaires sont devenus influents dans et à travers la pensée marxiste autonomiste. Et bien sûr, en tant qu’histoire d’une partie importante de la révolution allemande, ce livre constitue un complément précieux à la littérature.  

Un public international contemporain a probablement besoin d’un certain contexte additionnel pour qu’il apprécie pleinement ce livre. Lucas suppose plus ou moins que ses lecteurs seront d’accord avec le fait que la Révolution allemande ne soit pas parvenue à renverser le capitalisme a été une importante étape sur la voie du fascisme. De plus, bien que le débat avec Roth soit central dans le livre, Lucas ne le traite explicitement que brièvement, en supposant à nouveau que ses lecteurs aient été largement familiers avec lui. Une courte introduction portant sur ce débat et sur le travail de Lucas en général serait utile.

Pour conclure. Je recommanderais une traduction de cet « ouvrage fascinant et important » (Richard J. Evans).                 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

(*)  Hamborn est un quartier de la ville de Duisbourg, qui se situe en Rhénanie du Nord-Westphalie comme Remscheid. (NdT).

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