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théorie politique

Une contribution de Charles Reeve sur les attaques terroristes de janvier 2015 à Paris

Publié le 11 Février 2015 par Philippe Bourrinet

Une contribution de Charles Reeve sur les attaques terroristes de janvier 2015 à Paris.

Ces quelques réflexions furent écrites juste après les attaques de début janvier, à l’intention d’amis nord-américains qui s’inquiétaient de la situation à Paris et en France. Le texte, légèrement édité, fut publié dans la rubrique « Field Notes » du numéro de février de la revue newyorkaise The Brooklyn Rail [http://www.brooklynrail.org/2015/2/field-notes] .

Que se passe-t-il ?

C’est un moment difficile.

La population est sous le choc, triste et très préoccupée. On le ressent dans le quotidien. Il y a aussi un sentiment partagé de besoin de parler et échanger, entre voisins, collègues de travail, dans les activités et mêmes dans les transports publics ou dans la rue. Sans vouloir généraliser hâtivement, je dirais qu’il y a un sentiment que les bases de la vie sociale sont fragiles et délicates. Il y a aussi, dans les relations sociales, un désir de partager quelque solidarité: dans le regard, l’échange entre les gens. C’est probablement plus fort dans le milieu populaire où, dans le cas du quartier où nous vivons, beaucoup de gens sont d’origine immigrée et disons de « culture musulmane »

D’une façon ou d’une autre, ils ont peur de payer le prix fort à cause de leur situation. Ils savent aussi que ce qui se passe est, en partie, le résultat de leur détresse, de la décomposition sociale de secteurs de la communauté prolétaire, la division, l’exclusion et la répression. La société française des grandes concentrations urbaines est extrêmement mêlée, et il y a le sentiment que cette mixité est quelque chose qui devrait être défendu et respecté, et qu’autrement cela empirerait… C’est le dernier rempart. Pour les secteurs réactionnaires, cette mixité est ciblée comme LE problème.

Comme un politicien de droite vient de le dire de façon elliptique : « L’immigration rend les choses plus compliquées ». Ils sont déjà marginalisés, ils sont aussi maintenant LES suspects. Comme le disait un jeune homme l’autre jour dans le bus : « La police nous aimait déjà et ils étaient tout le temps sur nous. Maintenant, nous avons aussi les journalistes qui viennent nous voir. C’est qu’ils doivent appeler le terrorisme ! » Je ne développe pas sur les évènements. Vous savez tous ce qui s’est passé. Le massacre sanglant était une action de type militaire, menée par des gens qui s’identifient eux-mêmes avec des groupes en guerre contre l’Etat français. Ils se voient eux-mêmes comme des soldats.

Un des commandos, après avoir tué douze personnes à Charlie Hebdo, refusa de tuer un otage en disant : « Nous ne tuons pas les civils ». Mus par un fanatisme idéologique ils ont exécuté les journalistes en qui ils voyaient des éléments idéologiques au service de la guerre de l’Etat français. Ils ciblent aussi la population juive (dans l’Hypermarché Casher), en le justifiant par les tueries d’enfants à Gaza, une des parties de la guerre générale en cours. Depuis plus de vingt ans, l’Etat français a été engagé dans plusieurs guerres et opérations militaires en Afrique et au Moyen-Orient

Aujourd’hui, de l’Irak au Sahel, plus de 8.000 soldats français sont engagés, avions, bâtiments de guerre, etc. Cet engagement a été renforcé par le gouvernement socialiste, qui continue à parler d’aller en guerre partout où cela est nécessaire selon lui… Comme nous le savons tous, depuis le début du 20ème siècle et la Première Guerre Mondiale, les socialistes ont montré leur amour des guerres, et lorsqu’ils sont au pouvoir on peut être sûr qu’ils feront de leur mieux. Il était évident pour tous que cette guerre permanente, qui répand partout ses destructions, la mort et les exodes massifs de populations, aurait des conséquences. Nous ne savions pas quand mais nous le savions.

Comment peut-on imaginer que la guerre ne serait qu’à la télévision et n’arriverait pas ici ? Maintenant, tout le monde sait que la société française a été brutalement réveillée sur la question. Mais, pour le moment, et c’est un des aspects les plus frappants de la situation actuelle, rares sont les voix dans les medias qui s’expriment sur la guerre, dans les interventions politiques. Seuls quelques officiels des services secrets osent en parler, modérément… Je pense que cette question est maintenant à l’esprit de beaucoup et il est impossible que le débat soit passé sous silence longtemps. Le fait est q’un gouvernement Socialiste a de meilleurs moyens idéologiques pour passer sous silence la question de la guerre dans le débat public

Sous un gouvernement de droite les récentes manifestations auraient certainement tourné contre la guerre, comme ce fut le cas en Espagne après les attentats de Madrid. Ceci nous amène au second aspect de la situation actuelle. Les premières manifestations contre les tueries ont été spontanées et très intenses, des centaines de milliers de gens se sont retrouvés sur les places publiques, des gens politiques et non « politiques », les mots d’ordre étant contre de tels actes barbares, ni nationalistes, racistes ou patriotiques.

Le gouvernement socialiste a compris très vite qu’il devait prendre la tête et organiser les protestations avant qu’elles ne se tournent contre l’engagement dans la guerre et sa propre responsabilité. Ils ont appelé à l’ « Unité nationale ». Le président à reçu, pour la première fois, la chef du Font National, en même temps que le leader de la gauche du Parti socialiste. On peut facilement comprendre le message : les « extrêmes » c’est terminé ! L’extrême droite a été officiellement reconnue par les socialistes comme un partenaire normal du jeu politique et leurs membres invités à participer aux manifestations. Ce qu’ils ont fait partout ; chantant l’hymne national, agitant les drapeaux nationaux, applaudissant la police, donnant le ton patriotique dominant à ces manifestations

L’alliance avec la vieille droite traditionnelle pour une « politique de défense contre le terrorisme » a été immédiatement acceptée. Cette alliance, le climat d’ «unité nationale» permet, entre autres, d’ignorer les questions sur les conditions de ces attaques et les échecs des services secrets français. Sans tomber dans les « théories conspirationnistes », il y a tout une série de faits étranges dans les attaques de ces dernières années : les membres du commando étaient bien connus mais pas suivis, le journal « Charlie » était connu comme une cible importante mais pas protégé, le terroriste d’une précédente attaque contre des enfants juifs avait probablement été un agent double des services français, etc.

Il est tout à fait possible que des divisions et antagonismes existent à l’intérieur des services de renseignement et que certains secteurs ne soient pas malheureux des conséquences de ces tueries. Ce qui peut renforcer l’acceptation des forces et des idées de l’aile droite dans la société française. Mais il est aussi possible que les services soient incapables de suivre tous ces jeunes qui sont attirés par le militantisme fanatique. Ce qui soulève, par là même, l’importance du problème dans la société française. L’unité patriotique a été aussi une manière de neutraliser les socialistes de gauche, les communistes, les verts, les leaders syndicaux, qui ont été complètement dissous dans les manifestations de masse et leur dimension patriotique. Comme toutes les intentions des individus qui pensaient manifester pour une critique du gouvernement et qui ont été intégrés dans les rassemblements de masse et comptés comme soutiens du « peuple demandant une réponse forte du gouvernement ».

En fait ils ont manifesté dans une mobilisation organisée par l’Etat et leur préoccupation critique jamais prise en compte. Aujourd’hui, le slogan « Je suis Charlie », adopté par les banques, les entreprises, les célébrités et même les chefs religieux (?), signifie de plus en plus : « je suis au côté de l’Etat ». Pas étonnant qu’on n’en voit pas beaucoup dans les quartiers de population immigrée. Quoi qu’il en soit, le fait est que les récents massacres ont été une victoire pour les deux camps. Et nous sommes entrés dans une nouvelle situation.

Le résultat immédiat des manifestations de masse (environ 4 millions de personnes en France), ouvertes par une collection répugnante de criminels de guerre (de Netannyahou à Poutine, les officiels turcs et d’Arabie saoudite) et les acteurs politiques des guerres en cours, a été de mobiliser la société pour soutenir ces politiques actuelles, la guerre. Pour diviser encore plus les classes prolétariennes, une collectivité de classe qui est déjà en décomposition du fait de la crise économique et sociale. Pour justifier des mesures plus répressives, une sorte de “Patriotic Act”, qu’ils vont probablement impulser sous une forme différente, ajoutant des mesures à celles qui existent déjà, sans leur donner un qualificatif particulier

Du côté de l’ennemi de l’Etat français, la victoire est aussi importante. Les forces réactionnaires religieuses qui revendiquent les attaques, se pré »sentent comme la « sécurité », les « protecteurs » des secteurs abandonnés des classes populaires, qui sont de « culture islamique ». C’est un plan risqué, comme quelques bons observateurs le maintiennent, il n’y a pas aujourd’hui en France, quelque chose comme une « communauté islamiste ». Les mécanismes de la société française sont encore capables de créer cette mixture. Mais le développement de la crise, la destruction des services publics, particulièrement l’éducation, le chômage de masse et l’exclusion, favoriseront la « fabrication » d’une telle « communauté ». Pour la satisfaction des fanatiques religieux. Dans les quartiers populaires où vivent la plupart des enfants français d’origine immigrée, le taux de chômage est de près de 60 %. Quand on voit l’itinéraire de ces trois combattants fanatiques qui ont commis le massacre, il est clair qu’ils étaient perdus dans la société, et qu’ils cherchaient une orientation dans le fanatisme de la religion. Cette marginalisation de secteurs importants de la population laborieuse a transformé les quartiers en sortes de « réserves », qui sont vus de plus en plus par les secteurs conservateurs (et pas seulement) comme des réserves de « la barbarie et le radicalisme de l’islam ».

Bien sûr le pouvoir politique espère tirer avantage de la situation actuelle pour poursuivre des mesures de guerre sociale intérieure, et a plus de temps et d’espace pour gérer les conséquences de la crise économique. Quelques jours après le massacre, le président a rendu visite à une base navale dans le sud de la France et, presque en même temps, Air France a annoncé le licenciement de 5.000 employés, principalement des petits jobs qui permettent à des milliers de familles de vivre en région parisienne !

La guerre extérieure va continuer. Le chômage et la pauvreté sociale vont continuer à augmenter, les services sociaux et d’éducation vont continuer à se dégrader. Différentes guerres qui sont des aspects de la guerre globale. Seule une opposition à la guerre sociale intérieure sera capable de changer la tendance actuelle. Mais si l «unité nationale» l’emporte, alors les choses continueront à empirer.

Charles REEVE

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