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théorie politique

Sergio Bologna Nazisme et classe ouvrière 1933-1993 Mai 1994 LUMHI Traduction de l’italien : Jean-Pierre Laffitte

Publié le 5 Octobre 2022 par Pantopolis/PB

Sergio Bologna   Nazisme et classe ouvrière  1933-1993   Mai 1994 LUMHI  Traduction de l’italien : Jean-Pierre Laffitte

fichier en pdf, traduction 2022 par Jean Pierre Laffitte

En guise d'introduction.

Nous publions cette traduction de l'italien (par Jean-Pierre Laffitte, 2022) d'une brochure de Sergio Bologna publiée en 1994 à l'occasion d'une conférence sur "nazisme et classe ouvrière"

Sergio Bologna fait partie du courant opéraïste qui prit son essor dans les années 60 avec l'émergence de formidables révoltes ouvrières dans les usines. Il mena notamment une enquête sur les conditions d'existence des ouvriers de la FIAT à Turin.

Sa brochure de 1994 coïncide avec la réémergence de forces d'extrême droite néo-nazies dans l'ex-RDA après la chute du mur de Berlin. Un phénomène qu'il a tendance à surestimer.

L'intérêt de son texte (une conférence) est d'abord sa richesse en références historiques, s'appuyant sur l'ouverture des archives en RDA.

Il se trouve surtout dans la recherche des causes de la défaite mortelle du prolétariat allemand en janvier 1933. Bologna insiste sur la contribution essentielle des syndicats et des partis (SPD et KPD) dans cette défaite. Le SPD depuis 1919 jusqu'à 1932, souvent à la tête des organismes de police à Berlin a joué un rôle essentiel dans la répression, souvent sanglante, du prolétariat allemand. Bologna semble aussi "zapper" un peu trop vite sur le rôle crucial du KPD stalinien (Thälmann, Ulbricht, Remmele, etc.) ainsi que de l'appareil kominternien dans la défaite finale des ouvriers allemands.

Sergio Bologna s'inscrit en faux contre l'idée que la défaite du prolétariat allemand correspondrait à  une intégration de ce dernier à l'appareil de production capitaliste, moyennant quelques concessions basées sur une ébauche de "welfare state". Si intégration il y eut, elle ne fut pas une intégration générale; elle "a été une intégration qui visait quelques secteurs nouveaux", comme l'aéronautique, en fait le secteur d'avant-garde de l'économie de guerre mis en place dans le but de mener une guerre totale.

Le résultat de la politique nazie n'a pas été une adhésion du prolétariat allemand au projet nazi. Celui-ci a posé son talon de fer totalitaire sur le corps de la classe ouvrière : "adaptation et résignation, participation et éloignement, atomisation et enfermement dans l’espace privé, tandis que l’espace public est envahi et pénétré par l’appareil de masse du régime, un appareil qui n’était pas seulement un appareil de propagande, mais qui constituait une véritable société parallèle".

Bologna note que la "militarisation (totale de la société) n’a cependant pas empêché que, lors que la guerre a éclaté, des tracts pacifistes aient fait leur apparition dans l’usine, que de nombreux cas de refus des heures supplémentaires ait eu lieu et que l’absentéisme ait atteint un taux de 10 %."

L'une des faiblesses de cette conférence de Bologna est sa gêne à évoquer tout le passé de cette gauche social-démocrate et/ou "communiste". Il ne fait pas remonter l'origine de l'écrasement du prolétariat allemand à la politique sanglante de la social-démocratie menée  de décembre 1918 à 1923, le premier mai 1929 pendant la grande crise. Il n'évoque pas la capitulation rapide du KPD en 1922-1923 devant l'idéologie du national-bolchevisme, dirigée par Karl Radek et une partie de l'appareil du Komintern, afin d'obtenir une alliance stratégique entre la Russie soviétique et le Reich allemand "victime du traité de Versailles".

A aucun moment n'est évoqué le sinistre bilan de la social-démocratie : plus de 20.000 ouvriers tués dans les combats menés contre l'Etat aux mains du SPD  de 1919 a 1923, soit autant que pendant la Commune de Paris en 1871.

De Noske à Hitler, le prolétariat allemand, force d'avant-garde du prolétariat mondial, a subi une longue série de défaites sanglantes, dont les conséquences se font toujours sentir à l'heure actuelle en Allemagne.

Pantopolis (P.B.)

 

De la soumission des syndicats aux premières mesures

de politique industrielle du gouvernement de Hitler

 

Le 30 janvier 1933, Hitler assume la fonction de chancelier. Le 21 mars, les bandes armées nazies donnent l’assaut à différents sièges du syndicat, en particulier de l’ADGB, la centrale syndicale qui, après avoir atteint 8 millions de membres en 1921, était redescendue à quatre millions et demi à la fin de 1932, un chiffre quand même considérable. Le même 21 mars, Leipert, le président de l’ADGB, écrit à Hitler que « les syndicats ne prétendent pas agir directement sur le terrain qui est propre à la politique de l’État. Leur tâche est plutôt de transmettre les interrogations justes que se posent les travailleurs concernant les mesures de politique sociale et de politique économique du gouvernement ». Quelques jours plus tard, le même Leipert écrit encore à Hitler pour lui annoncer la complète séparation des syndicats d’avec le Parti social-démocrate et pour offrir la collaboration du syndicat au gouvernement.

Entre-temps, les syndicats chrétiens avaient déjà déclaré leur apolitisme, tandis que les organisations syndicales des employés, qui dépendaient de la centrale syndicale chrétienne et d’une autre de centre-droite, déclaraient leur soumission au régime.

Peu de jours après, Hitler déclare le Premier Mai fête nationale et la direction de la centrale syndicale ex-socialiste, l’AGDB, invite ses adhérents à participer à la fête du travail. C’est le signal de la complète capitulation. Le 2 mai, par une action coordonnée dans toute l’Allemagne, les commandos des SS et des SA occupent les sièges des syndicats dans tout le pays, la centrale de la «Banque des ouvriers, des employés et des fonctionnaires» de Berlin, ses filiales dans tout le Reich et tous les bureaux de la presse syndicale, sans rencontrer de résistance. Leipert lui-même et tous les dirigeants des syndicats particuliers de catégorie, les directeurs de la banque ouvrière, tous les fonctionnaires syndicaux d’un certain niveau et les rédacteurs de la presse syndicale, ont été mis aux arrêts. Dans beaucoup de cas, les actions des commandos nazis se sont déroulés de manière pacifique et disciplinée, comme s’il y avait un accord tacite entre les agresseurs et les agressés. Les incidents ont été très limités. C’est ainsi que l’organisation qui exprimait la plus ancienne tradition de la classe ouvrière allemande se soumettait honteusement à la violence de la dictature. Ce n’est pas un hasard si quelqu’un a parlé de kampflose Kapitulation, de capitulation sans résistance.

Ceci s’est passé il y a exactement soixante ans. Avec l’initiative d’aujourd’hui, nous avons voulu rappeler certains des facteurs qui ont permis la victoire du national-socialisme et la défaite de la classe ouvrière allemande et de ses organisations. Avant de conclure, je me limiterai à rappeler seulement quelques-unes des circonstances qui ont permis au régime nazi de consolider son pouvoir, de résorber le chômage et, en dernière analyse, de créer un système de soumission à la discipline et d’intégration/consentement de la force de travail.

Au cours de ces dernières années, les recherches sur les politiques actives du travail lors des trois premières années du régime nazi, celles qui ont précédé le lancement du «Plan quadriennal», se sont intensifiées. L’on a enquêté non seulement sur les transformations du travail industriel, mais aussi sur la condition ouvrière, sur les attitudes et les comportements ouvriers, sur l’organisation syndicale national-socialiste, la Deutsche Arbeitsfront (DAF), sur les structures des syndics d’usine, sur les règlements contractuels, etc. Bref, l’on dispose aujourd’hui d’une masse d’informations que vont compléter celles recueillies par Timothy Mason pour la période suivante (1937-39) et qui confirment d’une façon générale ses thèses fondamentales.

Je me servirai pour ces très brèves allusions essentiellement de quatre textes : des travaux de notre Fondation relatifs à l’Institut de Science du Travail de la DAF et, en particulier, d’un long essai sur la politique sociale du régime nazi de Karl Heinz Roth qui est en cours d’impression; du livre de Rüdiger Hachtmann, Industriearbeit im Dritten Reich, sous-titré «Recherches sur les conditions de travail et sur les salaires en Allemagne de 1933 à 1945 «, qui est paru en 1989; du livre de Matthias Frese, Betriebspolitik im Dritten Reich, sous-titré «Front Allemand du Travail, chefs d’entreprise et bureaucratie d’État dans la grande industrie allemande 1933-1939 «, qui est paru en 1989; et du livre de Günter Morsch, Arbeit und Brot, sous-titré «Études sur la condition, l’humeur, les attitudes et les comportements, des travailleurs allemands, 1933-1937», qui est paru en avril 1993.

J’ajouterai des données tirées de certaines recherches sur des industries particulières (par exemple : la Daimler-Benz Buch de notre Fondation) ou sur des régions particulières (par exemple : Bremen im Dritten Reich d’Inge Marßolek et René Ott).

Pour comprendre la politique du régime hitlérien à l’égard de la classe ouvrière, il ne suffit pas de considérer seulement le problème du chômage et les politiques mises en œuvre pour le résorber, mais il faut aussi analyser en profondeur les mesures prises en ce qui concerne la classe ouvrière qui a un emploi. Ces mesures ne constituent naturellement pas tant que cela des mesures de politique du travail, mais surtout des initiatives de politique industrielle et, par conséquent, elles ont été réalisées avec une forme de collaboration stricte entre l’appareil politique et d’État et le grand capital. Nous devons ici en effet entamer le sujet relatif au terrain des transformations de classe que nous avons jusqu’à présent peu analysées; c’est le terrain de l’innovation technologique, des modifications profondes de l’organisation du travail et, en particulier, de ses aspects de qualification; c’est le terrain de la restructuration qui prend des caractéristiques très différentes de celles de la période 1924-28.

Voyons seulement quelques données relatives aux effets produits par cette première grande phase de restructuration afin de comprendre quelles caractéristiques avait la composition technique de classe au moment où Hitler a pris le pouvoir.

De 1925 à 1929, les augmentations de productivité dans l’ensemble de l’industrie ont atteint 25 %; elles ont pris 30 % dans le secteur des moyens de production. En 1925, les ouvriers représentaient 46 % de la force de travail, tandis qu’en 1933 ils étaient 46,3 %. Il n’y avait pas eu une grande modification dans les rapports entre les différentes catégories d’emploi. La catégorie des fonctionnaires publics et des militaires était toujours restée à 17 %, les travailleurs autonomes avaient augmenté d’environ d’un demi-pourcent et représentaient en 1933 16,4 % de la force de travail. Durant cette période, 1925-1933, l’un des phénomènes les plus importants a été l’exclusion des femmes du processus productif (-12 %).

En 1933, un quart environ de ceux qui avaient un emploi dans l’industrie était concentré dans les secteurs mécanique et électromécanique; suivaient le secteur alimentaire avec 15 % de ceux qui avaient un emploi, le textile avec 13,1 %, le bâtiment avec 12,5 %, l’habillement avec 9,7 %, le bois avec 6,5 %, les mines avec 5,4 %, la briqueterie avec 4,5 %, la chimie avec 3,1 %, la presse et l’édition avec 2,3 %, le papier avec 2,1 %, les services de distribution de l’eau, du gaz et de l’électricité, avec 1,9 %. En réalité, l’incidence du secteur mécanique et électromécanique sur le total de la force de travail était beaucoup plus forte que ce qui apparaît à la lecture de ces chiffres parce que, en 1933, sur 1.862.600 personnes qui y travaillaient, le secteur déclarait une population active de 3.068.500 personnes (et par conséquent les chômeurs du secteur étaient au nombre de 1.194.100); si donc nous regroupons les non chômeurs et les chômeurs ensemble, nous trouvons à la deuxième place le bâtiment avec 2.002.800 de population active, sur laquelle seulement 1.105.600 personnes occupaient un emploi.

Ces données, malgré leur caractère grossier, nous disent que le noyau central de la classe ouvrière d’usine en Allemagne, au moment où Hitler prend le pouvoir, est concentré dans le secteur mécanique et électromécanique. Et par conséquent, si l’État nazi voulait mener une politique qui façonne la classe ouvrière selon ses objectifs, il devait agir surtout avec des mesures de politique industrielle dans le secteur mécanique et électromécanique. La classe ouvrière du secteur du bâtiment, comme on le sait, a des caractéristiques différentes de la classe ouvrière d’usine, tandis que le secteur du textile et de l’habillement était caractérisé par la très forte présence féminine : en 1933, les femmes représentaient 56,4 % de la force de travail dans le textile et 68,2 % dans l’habillement.

Dans les grandes lignes, la distribution géographique du système d’usine en Allemagne se présentait de la manière suivante : en Saxe et dans les zones limitrophes, il existe une grande concentration du textile-habillement, avec une part d’emploi féminin qui est très supérieure à la moyenne nationale et qui est proche de 70 %; c’est sur la bande littorale des grands ports du Nord (Hambourg, Brême, Kiel), dans la région de Berlin, en Basse-Saxe, dans l’Allemagne centrale-méridionale, qu’étaient situées les grandes usines de la construction automobile, de la construction des moyens de transport maritime, de la construction de l’outillage, ainsi que les grandes usines de l’électromécanique, de la mécanique fine et de la mécanique lourde; c’est dans la Ruhr et dans le grand bassin industriel de la Rhénanie-Westphalie qu’étaient concentrés l’industrie lourde, le secteur minier ainsi que celui des charbonnages et de la sidérurgie.

Tels sont, dans les grandes lignes, les trois blocs de la classe ouvrière d’usine que Hitler doit parvenir à intégrer dans son État totalitaire. Ce sont les blocs qui représentent aussi la partie la plus réfractaire de la classe ouvrière d’usine, celle qui possède les plus grandes traditions socialistes et communistes, les meilleures traditions syndicales.

Si l’on suit les initiatives de politique industrielle et les parcours de la restructuration et de la grande innovation technologique, il semble que l’on peut apercevoir une grande lucidité politique.

Les territoires industriels à très haute composante féminine, qui, aux yeux des nouveaux maîtres, pouvaient représenter un problème de discipline moins urgent et moins grave, ont été laissés largement en marge du processus d’innovation/restructuration; le textile/habillement a été abandonné dans une sorte de stagnation qui n’a provoqué ni de grands traumatismes, ni de grandes transformations. Les interventions les plus significatives ont été réalisées dans le secteur de la mécanique et par conséquent de la construction des moyens de transport et des machines. Pourquoi la classe ouvrière féminine semblait représenter la composante la plus docile ? Déjà, dans la République de Weimar, la femme ouvrière était tenue dans une condition de discrimination et de subordination. Son salaire était inférieur de 30 à 40 % de celui des hommes, pour le même type de fonction, et, dans l’industrie automobile, ses rémunérations à la pièce étaient inférieures de plus de la moitié à celles des hommes. Une large partie de la population laborieuse féminine était exclue des systèmes d’assurance obligatoire, et les décrets des derniers gouvernements de Weimar, qui tendaient à exclure des catégories de population des bénéfices de l’État social, s’étaient particulièrement acharnés contre les femmes, surtout contre les femmes jeunes et seules.

Durant la «Grande crise», la condition sociale de la femme empire encore parce que se déchaîne une campagne d’opinion contre la femme mariée qui travaille, accusée qu’elle est d’enlever le travail aux hommes et de bénéficier socialement d’un double salaire, le sien et celui de son mari; dans les opérations de réduction de l’horaire de travail, ce sont les femmes qui sont souvent celles qui sont le plus frappées.

Malheureusement, ce n’est pas ici le lieu pour commencer à discuter de manière spécifique de la politique de l’État national-socialiste à l’égard des femmes; sur ce sujet, c’est sans conteste que certaines des meilleures recherches historiographiques sur la période nazie ont été menées au cours des vingt dernières années. Il suffira de dire que, dans les politiques actives du travail, l’État hitlérien ne privilégie pas le travail des femmes et qu’au contraire il encourage et exalte la femme au foyer qui se consacre entièrement au mari et à la reproduction. Cela ne signifie pas que, là où l’emploi industriel féminin était élevé, la femme a été remplacée par l’autre sexe; si, en général, la femme hitlérienne est essentiellement une génitrice de spécimens de la race pure, la participation des femmes au travail industriel n’a pas diminué de beaucoup dans les années qui précèdent la Seconde Guerre mondiale, en passant de 29,3 % de l’emploi industriel en 1933 à 25,2 % en 1938.

En chiffres absolus cependant, les femmes dans l’industrie passent de 1.205.000 en 1933 à 1.549.000 en 1936. Et dans certains secteurs décisifs, comme précisément le secteur métallurgique-mécanique (à l’exclusion de l’automobile) et électromécanique, la participation féminine augmente et passe respectivement de 40,1 % en 1933 à 41,6 % en 1938 et de 37,0 % en 1933 à 38,8 % en 1938.

Dans les districts textiles de la Saxe, où 70 % des actifs étaient des femmes, durant toute la période qui précède la guerre, il y a eu de très fortes réductions d’horaire et aussi de nombreux licenciements parce que, par suite de la politique autarcique du régime, l’industrie textile ne disposait pas de matières premières. Les salaires, y compris ceux des ouvriers de sexe masculin les plus qualifiés, étaient 5 fois inférieurs à ceux des ouvriers qualifiés de l’industrie automobile. Par conséquent, les districts textiles en Saxe, en Thuringe et en Rhénanie, sont restés des zones de grande misère durant toute la période qui précède la guerre, et beaucoup de travailleurs ont été encouragés à déménager dans d’autres régions industrielles où les secteurs de pointe, à partir de 1935-36, souffraient du manque de force de travail qualifiée.

Et donc le régime a exploité ces déséquilibres sectoriels et régionaux pour s’assurer de la discipline de la classe ouvrière.

En effet, le cadre change radicalement, par rapport à celui décrit pour les districts textiles, si nous observons ce qui se passe dans les zones de haute concentration industrielle caractérisées par des secteurs en expansion et innovateurs sur le plan des technologies.

Il faut se souvenir d’une autre donnée importante concernant la composition technique de la classe ouvrière au moment où Hitler accède au pouvoir et dont on a déjà parlé au début : la grande fragmentation qui n’a fait que croître durant la période de Weimar. En effet, en 1925, 30,4 % des actifs travaillaient dans des entreprises de plus de 200 salariés, et 22,7 % dans des entreprises avec un maximum de 3 salariés. Ceci aussi est une donnée importante pour comprendre pourquoi Hitler, une fois arrivé au pouvoir, n’a pas rencontré de grandes difficultés pour discipliner et intégrer la classe ouvrière. Comme nous l’avons déjà dit, l’historiographie n’a malheureusement pas encore analysé les caractéristiques de la micro-entreprise de cette période-là; nous ne savons donc pas quels rapports technico-économiques il y avait entre cet énorme territoire de la micro-entreprise (égal à environ 96,3 % du total des entreprises) et la grande entreprise; nous ne savons pas s’il s’agissait d’un rapport plus ou moins analogue à celui qui existe aujourd’hui dans ce que l’on appelle l’ «entreprise en réseau» pour laquelle il est difficile de comprendre les interrelations possibles entre les ouvriers salariés des micro-entreprises et les ouvriers qui travaillent dans les grandes enterprises d’alors.

La politique industrielle du régime nazi a eu tendance à imprimer au contraire une forte poussée vers la concentration; ont été découragées, avec des décrets appropriés, les activités individuelles des travailleurs autonomes et des artisans, et l’on a favorisé l’emploi dans la grande usine, là où – comme nous le verrons à partir des données sur les horaires de travail – l’exploitation était plus intense et la discipline mieux assurée. La prolongation de l’horaire hebdomadaire de travail a été en effet l’un des phénomènes les plus voyants de la politique industrielle nazie.

Si nous laissons de côté les districts textiles, dans lesquels la stagnation provoquée par la politique autarcique avait conduit à des horaires hebdomadaires de 14-36 heures, dans le reste de l’industrie, et en particulier dans les secteurs de pointe, à partir de 1934-35, l’on a une prolongation tendancielle de l’horaire de travail qui dépasse largement les huit heures par jour. Ce sont en particulier les ouvriers qui remplissent des fonctions les plus qualifiées qui travaillent en moyenne de 12 à 16 heures par jour; leur pénurie sur le marché du travail était la conséquence du fait que, dans les dernières années de Weimar, la pratique de l’apprentissage et l’instruction professionnelle avaient été complètement négligées.

Le décret du 26 juillet 1934 a permis d’étendre l’horaire de travail dans l’industrie du bâtiment et dans le secteur des services à 60 heures par semaine. Cette norme a ouvert la voie à un allongement généralisé de l’horaire de travail dans toute l’industrie, quitte à provoquer des excès contre lesquels les autorités nazies elles-mêmes ont dû intervenir. Les inspections effectuées dans les usines métallurgiques en 1935-36 ont révélé que n’étaient pas rares les cas où les ouvriers travaillaient de 80 à 100/110 heures par semaine, ce qui faisait par conséquent de 30 à 40 heures supplémentaires par semaine.

Cet allongement de l’horaire de travail était combiné à une extension généralisée des formes de rétribution liées au rendement, lesquelles permettaient entre autres une forte différenciation de traitement à l’intérieur des différentes catégories ouvrières. La politique du travail du régime, si l’on fait abstraction pour le moment des mesures favorables à l’emploi, a été telle qu’elle a encouragé le patronat et le mangement de l’industrie à pratiquer une exploitation intensive de la force de travail comme l’on n’en avait peut-être jamais vu dans l’histoire de la classe ouvrière allemande.

Si les ouvriers ont accepté initialement de se soumettre à ces conditions, c’était dû essentiellement à deux raisons : pour la plupart d’entre eux, ils sortaient d’expériences très dures de chômage, et en outre – les niveaux de salaire très bas perdurant – l’unique façon de s’assurer d’un revenu qui permettait de mener une vie décente était de faire beaucoup d’heures supplémentaires et de tirer le maximum du travail à la pièce. Mais ce sont là aussi les conditions pour une attitude de plus grande résistance, de refus de l’exploitation, et même de sabotage – ainsi que Tim Mason l’a documenté –, des comportements qui se sont produits dans les années suivantes quand l’économie de guerre a commencé à fonctionner à plein régime.

Dans ses recherches sur les Italiens qui sont allés travailler dans les usines allemandes après 1938, Cesare Bermani a recueilli des témoignages selon lesquels les ouvriers allemands invitaient souvent les ouvriers italiens à travailler à des rythmes réduits. Il faut peut-être rappeler que, même si, durant la période nazie, les systèmes tayloriens de mesure et d’évaluation du travail ont été introduits massivement, dans la grande majorité des usines allemandes, il n’y avait pas de travail à la chaîne avec des convoyeurs automatiques, mais que le type d’organisation du travail le plus courant, ainsi que le rappelle Hachtmann, était l’organisation «en îlots», avec un travail à la pièce individuel ou de petite équipe.

Il y a eu des signes de plus grande autonomie de la classe ouvrière ou du moins de certains groupes au moment où, le plein emploi ayant été atteint et la période de boom consécutive aux commandes massives de l’État en vue de la production de guerre ayant commencé, la classe ouvrière s’est aperçue qu’elle détenait un certain pouvoir qui découlait en particulier du fait que les entreprises se plaignaient de la pénurie de la main-d’œuvre spécialisée et qualifiée et qu’elles étaient par conséquent disposées à accorder de meilleurs traitements pour se la procurer.

Protestation et soumission des travailleurs allemands

 

C’est par conséquent le début d’une période dans laquelle augmente la mobilité de la force de travail d’une usine à l’autre, d’un secteur à l’autre, et d’une région à l’autre. Certaines données sur les taux de fluctuation dans l’industrie automobile, qui s’élèvent entre 17 et 20 %, sont en ce sens suffisamment significatifs.

Étant donné que de nombreux ouvriers qui, dans la République de Weimar, avaient été sociaux-démocrates ou communistes étaient des ouvriers spécialisés ou qualifiés, les entreprises se montraient majoritairement disposées à fermer l’œil sur leur passé politique, afin de se procurer des ouvriers expérimentés. Et il existe des documents de la DAF et de la Gestapo qui signalent cette attitude des chefs d’entreprise avec une certaine alarme.

Au cours de l’année 1936-37, on fait part cependant d’un véritable cycle de grèves, d’une espèce de «moment d’insubordination», qui est soigneusement enregistré dans un document de la DAF (qui est publié intégralement dans le n° 4/1991 de notre revue «1999») dans lequel l’on signale plus de 200 interruptions de travail dans la période qui va de janvier 1936 à juillet 1937; de ces actions, très peu ont lieu dans les grandes usines, comme à l’Opel de Rüsselsheim où, le 25 juin 1936, 236 ouvriers de la carrosserie se sont mis en grève ou comme à l’Auto Union de Berlin, où ont fait grève 600 ouvriers de l’habillage, ou encore comme aux chantiers navals de Brême où un agitateur communiste, Ernst Nowak, a été arrêté et torturé à mort.

Les autres agitations ont eu lieu pour la plupart sur les chantiers d’autoroute, dans des petites et moyennes entreprises, dans les districts textiles où l’on souffrait de la faim. L’appareil répressif du régime s’est mis en mouvement. Ont été arrêtées 11.687 personnes, intentés 609 procès, émises 3.328 condamnations pour en tout 8.294 années de prison. 898 condamnés ont été reconnus membres du Parti communiste, 730 de l’ADGB et 473 du SPD.

La DAF, avec son obstination bureaucratique, subdivise les agitations en se fondant sur les causes qui les ont provoquées. 21 % sont attribués à des «agitations marxistes», 14 % à des «incitations générales», 15 % à des «états de malaise social», 27 % à des «questions salariales» et 22 % à des «motifs divers». Concernant ce «cycle de luttes», la recherche la plus approfondie et la plus récente est celle de Morsch, qui y consacre une centaine de pages dans son livre Arbeit und Brot.

Le syndrome d’être infiltré par des agitateurs communistes (le KPD avait depuis peu lancé le mot d’ordre de l’entrisme dans les organisations national-socialistes) s’est répandu dans le syndicat nazi. Il y a eu en conséquence une vaste épuration qui a impliqué, entre 1936 et la première moitié de 1937, 2.700 cadres de la DAF qui ont été accusés de haute trahison. En réalité, comme cela a été mis en lumière aussi bien par les premières recherches de Mason que par celle de Morsch qui vient d’être publiée, le Parti communiste avait peu de chose à voir dans ces agitations. Il s’agissait plutôt d’agitations spontanées, cautionnées très souvent par des membres du syndicat nazi dans la mesure où les conditions de travail étaient dans trop d’usines et sur trop de chantiers devenues insoutenables (rappelons-nous que, durant la période 1929-31 en Italie, l’on a eu le même phénomène et le régime a été contraint d’intervenir contre de nombreux syndicalistes fascistes !).

Un autre facteur très important dans la transformation de la composition de la classe est celui du soutien de l’État à des secteurs technologiquement avancés et très innovateurs, comme par exemple le secteur aéronautique. Pour préciser brièvement ce point, je fournirai quelques données sur le développement du secteur de l’aviation à Brême (tirées d’un essai de Dieter Pfliegensdörfer paru dans «1999» lors de son premier numéro de 1988), un secteur dans lequel opéraient deux entreprises, la Focke-Wulf, qui passe de 300 salariés en 1933 à 32.500 en 1944, et la Weser Flugzeug Bau, qui passe de 410 salariés en 1934 à 28.000 en 1944. Les autres points névralgiques de l’industrie aéronautique allemande étaient situés à Rostock avec la Heinkel, à Dessau avec la Junkers (qui avait confié aux architectes du Bauhaus le projet du village pour ses salariés) et sur le lac de Constance en Bavière (la Dornier).

La construction des élites ouvrières

 

À Brême, il s’agissait de résoudre avant tout un problème de composition politique de la classe locale. Le noyau central de la classe ouvrière était représenté par des travailleurs des chantiers navals, qui étaient fortement politisés, et c’était un secteur dans lequel communistes et sociaux-démocrates avaient eu une base solide durant la République de Weimar. Ces chantiers navals avaient été durement touchés par la crise au cours des années de Weimar et beaucoup de capitaux, renforcés par des capitaux provenant du secteur maritime-commercial, avaient cherché de nouvelles opportunités d’investissement dans le secteur aéronautique. C’étaient donc les mêmes patrons des chantiers navals qui ont donné vie à la nouvelle industrie avec l’intention de créer également un nouveau type de classe ouvrière. Le recrutement en effet n’avait pas lieu tant parmi les ex-ouvriers des chantiers navals bénéficiant de l’allocation de mobilité que parmi les ouvriers qualifiés des petites entreprises métallurgiques et mécaniques.

Les projets de production aéronautique sur une vaste échelle et celui de la constitution d’une nouvelle élite ouvrière ont rencontré l’approbation enthousiaste du régime nazi qui voyait en eux la réalisation de quelques-uns de ses objectifs principaux.

Poussé par les généreuses commandes de l’État, le secteur de l’aviation de Brême connaît une forte expansion; tandis que la Weser Flugzeug Bau construit tout sous licence, la Focke-Wulf est une entreprise qui crée complètement ses propres modèles, avec donc une qualification de la force de travail de niveau très élevé, un grand esprit de corps et un fort orgueil d’entreprise. C’est un directeur légendaire de trente-cinq ans, l’ingénieur Tank, qui pilote lui-même le premier vol des nouveaux modèles, suscitant de l’admiration chez les ouvriers; la Focke-Wulf investit beaucoup dans la recherche et dans l’expérimentation de la technique de l’hélicoptère; ses avions gagnent des compétitions dans le monde entier.

La politique à l’égard du personnel a deux faces : d’une part, une politique sociale généreuse (constructions de logements pour les salariés, intenses activités touristiques et culturelles, ambiance de travail très agréable, une grande salle à manger de 1 000 places qui est utilisée pour des manifestations collectives et pour l’endoctrinement politique, la possibilité d’accéder gratuitement à la bibliothèque Roselius, riche de 11.000 volumes); de l’autre, une militarisation impitoyable (cartes personnelles d’identité, contrôles rigoureux, présence sur le lieu de travail de la Gestapo en plus de la police normale de l’entreprise, avec l’excuse de la protection du secret industriel militaire).

En 1937, pour accentuer le caractère élitiste, mais en même temps la vocation militaire de l’entreprise, il y a eu l’ouverture de l’école des élèves mécaniciens de l’aéronautique, à laquelle ne pouvaient accéder que ceux qui faisaient partie d’une section spéciale de la Hitlerjugend.

Peu après, a été créée aussi la Fliegertechnische Vorschule, où les futurs techniciens du personnel au sol de la Luftwaffe recevaient une instruction professionnelle en mécanique de pointe; ces élèves vivaient en caserne près de l’usine, et ils étaient encadrés militairement.

Les témoignages recueillis par les historiens contemporains auprès de ces ouvriers qui avaient vécu la période nazie sont unanimes pour souligner le très bon climat qui régnait à l’usine et la grande collaboration qui existait entre collègues; toutefois, il suffisait d’une minime infraction, un retard, une absence injustifiée, un gros mot, pour que l’on finisse dans un Lager; c’est ainsi que l’on voyait disparaître pendant des mois des camarades de travail sans que personne ne fournisse d’explications et, quand ceux-ci revenaient, ils avaient l’obligation de taire le lieu où ils étaient allés.

Cette opération systématique d’intégration et de militarisation n’a cependant pas empêché que, lors que la guerre a éclaté, des tracts pacifistes aient fait leur apparition dans l’usine, que de nombreux cas de refus des heures supplémentaires ait eu lieu et que l’absentéisme ait atteint un taux de 10 %.

Un autre aspect très important de la politique qui tendait à l’intégration de la classe ouvrière et qui a été analysé en particulier par la littérature relative aux femmes, c’est celui qui concerne les prestations sociales complémentaires distribuées par les entreprises particulières et dont l’extension et l’importance ont été de nature à constituer un véritable système parallèle à celui de l’État.

Ce welfare complémentaire a été particulièrement attentif aux problèmes de l’ouvrière-mère; la politique à l’égard des femmes à l’usine devait de toute façon exalter leur rôle de génitrices d’une race pure.

L’ensemble des politiques sociales et des politiques industrielles suivies par le régime nazi se présente donc comme un système d’une grande complexité, étant donné qu’il intervient sélectivement et de manière différenciée sur les composantes particulières de la force de travail. Le résultat a été celui que les historiens, qui ont analysé la condition ouvrière sous le nazisme, ont toujours mis en lumière : adaptation et résignation, participation et éloignement, atomisation et enfermement dans l’espace privé, tandis que l’espace public est envahi et pénétré par l’appareil de masse du régime, un appareil qui n’était pas seulement un appareil de propagande, mais qui constituait une véritable société parallèle.

Et par conséquent, si l’on veut, l’intégration n’a pas été une intégration générale, elle a été une intégration qui visait quelques secteurs nouveaux.

Le vieux Horkheimer, le directeur de l’«Institut für Sozialforschung» de Francfort, disait : « Celui qui ne veut pas parler du capitalisme doit aussi se taire à propos du nazisme ». Or, il se passe au contraire que ces derniers temps le rapport entre nazisme et capitalisme est de plus en plus mis en discussion dans un débat qui, par certains côtés, est un débat plein de malentendus qui sont parfois substantiellement inutiles : le débat sur ce que l’on a appelé la modernisation dont nous avons déjà parlé au début.

Entrer dans les détails de cette discussion va bien au-delà des objectifs que nous sous sommes fixés avec cette initiative. Le but principal était de rappeler le soixantième anniversaire de la victoire de Hitler, de reconstituer les étapes fondamentales de sa progression et de sa politique à l’égard de la classe ouvrière, de rappeler ce qu’était alors, durant le «Grande crise», ce territoire social que nous appelons «classe ouvrière», de rappeler qu’une partie du prolétariat allemand a réagi et aussi combattu avec une force désespérée le national-socialisme, de rappeler dans quel contexte et sous quelles formes la dissolution des syndicats socialistes et cathodiques a eu lieu.

Nous avons dû laisser de côté certains aspects fondamentaux de cette affaire, par exemple l’activité des cellules d’usine national-socialistes, qui ont joué un rôle décisif, en particulier dans les années de la «bataille de Berlin», en obtenant des succès sur les lieux de travail; l’organisation des cellules d’usine, la NSBO, a renforcé l’aile «extrémiste» et social-révolutionnaire du mouvement hitlérien, celle dont les frères Strasser étaient les dirigeants; après la prise du pouvoir, elle a été graduellement marginalisée, en partie intégrée dans l’appareil syndical de la DAF, en partie brutalement liquidée durant les diverses purges qui ont eu lieu à partir de 1934.

Reinhold Muchow, le leader des cellules d’usine nazies, a été tué dans des circonstances mystérieuses déjà en septembre 1933.

Il sera de tout façon nécessaire, si nous avons encore des occasions comme celle-ci, de revenir sur ces événements et d’analyser avec une précision beaucoup plus grande la politique industrielle et sociale du régime nazi au cours de ses trois grandes phases : celle de la résorption du chômage (1933-36), celle du lancement du plan quadriennal (1937 et années suivantes) et celle de l’importation massive de main d’œuvre étrangère à laquelle s’ajoutera l’armée de plus en plus nombreuses des prisonniers de guerre et des déportés, jusqu’à constituer un exemple jamais vu de travail forcé dans un appareil industriel moderne.

Quand on s’attaque au sujet des rapports entre national-socialisme et capitalisme, ou plus particulièrement entre l’État nazi et le grand capital, l’on ne peut pas négliger la contribution fournie par l’historiographie de l’ex-RDA, que ce soit pour ce qui concerne la définition de ces rapports sur le plan théorique, laquelle est caractérisée par un schématisme typique de la culture des pays du socialisme réel, ou que ce soit pour ce qui concerne la recherche empirique qui, au contraire, a été extrêmement riche et a conduit à des résultats d’une très grande valeur (que l’on pense aux recherches de Dietrich Eichholtz sur l’économie de guerre).

Après la chute du Mur de Berlin, l’appareil scientifique et universitaire tout entier de l’ex-RDA a été frappé par une vague d’épurations et de licenciements vis-à-vis desquels le corps académique de l’Allemagne occidentale a fait malheureusement preuve de mesquinerie et d’esprit de vengeance qui sont indignes d’un pays civilisé. Certains instituts de recherche historique, qui avaient atteint un prestige et un renom internationaux bien établis, comme l’«Institut für Wirtschaftsgeschichte» de l’ex-Académie des Sciences de Berlin-Est, fondé par Jürgen Kuczynski – le grand historien de la condition ouvrière – ou l’Institut d’Histoire du Mouvement Ouvrier, ont été liquidés; d’autres comme l’Institut d’Histoire de l’Université Humboldt de Berlin a vu son personnel enseignant être fortement remanié.

La revue de notre Fondation a été l’unique organe de presse à documenter avec précision et obstination le travail d’épuration et de démantèlement des Instituts d’histoire de l’ex-RDA. Les historiens et les chercheurs de l’ex-RDA ont répondu de diverses manières; beaucoup ont cédé et se sont résignés, d’autres comme Manfred Kossok, ex-vice-recteur de l’Université de Leipzig et directeur de l’«Institut für Universal- und Kulturgeschichte», qui a été autrefois dirigé par le grand Markov, n’ont pas supporté l’offense (Kossok, que j’ai eu encore la chance de connaître l’été passé à Leipzig, est mort en février de cette année), d’autres ont démarré à un processus de réflexion critique sur l’expérience de l’historiographie de l’ex-RDA relative au fascisme (voir à ce propos l’intéressant volume d’essais intitulé Faschismus und Rassismus, sous la direction de Werner Röhr, publié par l’Akademie Verlag de Berlin en 1992).

Ce groupe d’historiens, dont fait partie Dietrich Eichholtz, a donné vie à Berlin à la Berliner Gesellschaft für Faschismus und Weltkriegsforschung afin de continuer aussi bien le travail de recherche sur le phénomène nazi que celui de son approfondissement théorico-méthodologique.

Cette initiative s’ajoute à de nombreuses autres initiatives prises à Berlin-Ouest, comme le Berliner Forum für Geschichte und Gegenwart, une association qui se promet de coordonner les initiatives des historiens de la base de la capitale.

Ces petits signes suffiraient à faire comprendre que le camp de ceux qui ne sont pas disposés à céder au révisionnisme dominant en Allemagne est très aguerri.

Nous rappelons en passant que la revue de notre fondation : «1999. Zeitschrift für Sozialgeschichte des 20. und 21. Jahrhunderts», a 3.000 lecteurs et plus de 1.000 abonnés, dépassant ainsi largement n’importe quelle revue du même genre.

Il y a donc beaucoup d’ombres dans la vie culturelle allemande, beaucoup de défaillances opportunistes-académiques parmi les historiens, il y a la croissance préoccupante du phénomène néo-nazi, il y a la tentative de l’effacement de la mémoire de la RDA, mais il y a également de nombreuses et combatives forces démocratiques. Le destin a voulu que, dans un bref laps de temps, trois des plus grands historiens de la société allemande d’entre les deux guerres, Timothy Mason, Detlev Peukert et Martin Broszat, aient disparu en pleine activité; mais beaucoup d’autres sont prêts à prendre leur place.

Il faut toutefois souligner que même l’historiographie la plus engagée ne parvient pas, désormais depuis de nombreuses années, à trouver de nouveaux schémas d’interprétation, plus riches, plus structurés et plus complexes, que ceux qui s’étaient constitués aux cours des années soixante et soixante-dix. Les problématiques semblent en substance être restées les mêmes et le travail de recherche semble avoir progressé seulement sur le plan extensif. De nouveaux paradigmes historiques, de nouveaux horizons interprétatifs, ne sont pas nés, et cela rend parfois faibles des recherches imposantes et précises par rapport à des brochures superficielles du révisionnisme historiographique, dépourvues de bases documentaires, mais riches d’une énergie subversive ravageuse, dans la mesure où elles sont capables de proposer de nouveaux «mythes», de nouveaux systèmes d’ensemble.

Cette énergie subversive intrinsèque, rendue convaincante par les médias qui traitent les thèses révisionnistes comme des scoops, n’est pas neutralisée par les recherches «sérieuses» parce qu’elle est une forme différente de «discours historique».

Le révisionnisme en effet n’est pas tellement dangereux en raison des choses qu’il dit, mais par la façon dont il les dit; il a créé un statut différent du discours historique, en déplaçant complètement le terrain de la confrontation culturelle et en ‘bypassant’ (que l’on me pardonne ce terme horrible) la recherche portant sur les documents et sur les sources.

Affronter le révisionnisme signifie avant tout se rendre compte de ce changement de statut du discours historique.

Dans quelle mesure la culture italienne, en particulier celle de la «gauche», fait-elle référence à la meilleure recherche historique allemande et anglo-saxonne sur la période nazie ? Au cours des préparatifs de cette conférence, Pier Paolo Poggio a examiné les principales revues d’histoire contemporaine publiées en Italie (de la «Rivista di storia contemporanea» à «Passato e presente», à «Studi storici», etc.) pour une période qui couvre les quinze dernières années, et il a trouvé un seul article qui a trait spécifiquement au thème des rapports nazisme-classe ouvrière dans les années trente. C’est un article, il va sans dire, de Tim Mason publié de manière posthume par les soins de Gustavo Corni dans une revue de Trente. Pour le reste, seules quelques indications d’Enzo Collotti ont informé le monde italien de la recherche des progrès accomplis dans ce domaine par l’historiographie allemande. Et s’il doit certainement y avoir d’autres spécialistes qui connaissent bien cette littérature, ils n’ont pas pris le soin d’en diffuser les résultats. Ce sujet ne semble pas non plus avoir suscité beaucoup d’intérêt dans les pages culturelles de l’ «Unità» ou du «Manifesto», entravées qu’elles sont par l’idée que le terme de «révisionnistes» doit être réservé seulement aux «négationnistes», à ceux qui nient l’existence du massacre des juifs. C’est ainsi que ce que le grand public sait de l’histoire du nazisme est transmis par les suppléments des grands quotidiens dans lesquels les journalistes de renom déversent des fleuves de banalités et de lieux communs à l’occasion d’anniversaires déterminés, ou bien par des historiens révisionnistes, traduits avec empressement par nos maisons d’édition, et popularisés dans des dizaines de soirées et de débats culturels.

Avec cette initiative, nous avons voulu nous rebeller contre cette mode, en considérant que cette page dramatique d’histoire ne doit pas être réservée aux spécialistes, mais que, du fait de sa très forte charge de significations et d’avertissements, elle doit constituer un axe fondamental de la culture politique-historique de chacun de nous, en l’absence de laquelle il est difficile d’avoir un sens sûr de la démocratie. Et donc une page qui doit être racontée avec un langage clair, simple, accessible, et avec la passion des grandes batailles politiques et civiques.

 

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