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théorie politique

III. Prendre, garder et perdre le pouvoir par la force des armes, 1918-1920 ?

Publié le 29 Novembre 2018 par Philippe Bourrinet

III. Prendre, garder et perdre le pouvoir par la force des armes, 1918-1920 ?

La volonté d’en finir avec la guerre comme avec le système social qui y mène contraint le prolétariat à s’engager dans la guerre civile de classe autant pour éviter son écrasement que pour tenter de poser les bases d’un autre système que le capitalisme. S’il parvient au pouvoir comme en Russie, il n’est pas sûr de le conserver, autant en l’absence d’une révolution mondiale qu’en raison d’un État, qui malgré son étiquette de «prolétarien», n’a pour autre finalité que celle de rattraper par une prétendue «socialisation» son retard par rapport au capitalisme le plus développé.

a) La guerre civile européenne contre le prolétariat

De 1918 à 1920,  la Finlande (en même temps que la Russie), l’Allemagne et la Hongrie font l’expérience d’une terrible guerre civile qui saigne littéralement le prolétariat. Une guerre civile qui est imposée au prolétariat par la bourgeoisie nationale et internationale.

Finlande. – Après la reconnaissance de l’indépendance de la Finlande par Lénine, qui implique l’évacuation des troupes russes, la social-démocratie appelle à prendre le pouvoir, mais sans former des conseils ouvriers. C’est le prolétariat qui, face au danger, prend presque spontanément – dès le 28 janvier 1918 – le pouvoir dans les grandes villes. Comme le feront le SPD et l’USPD en Allemagne en novembre, le parti socialiste forme un conseil de mandataires du peuple[1], sous le contrôle d’un conseil ouvrier constitué des syndicats, de la garde rouge, de coopératives, etc. Le «Conseil ouvrier» fait des réformes : journée de 8 heures, paiement des journées de grève, suppression des corvées, exonération fiscale des pauvres, contrôle ouvrier dans les usines, formation de gardes rouges locales assurant des tâches de «police citoyenne», etc. Le modèle de la social-démocratie au pouvoir est la démocratie parlementaire bourgeoise, fondée sur la Constitution de la Suisse et des USA[2].

La social-démocratie, veule et défaitiste, joue le rôle des indépendants. Faisant en 1919 son autocritique, Otto Kuusinen confesse :

Ne désirant pas risquer nos conquêtes démocratiques et espérant d’ailleurs franchir, grâce à d’habiles manœuvres parlementaires, ce tournant de l’Histoire, nous décidâmes d’éluder la révolution. […] Nous ne croyions pas à la révolution; nous ne fondions sur elle aucune espérance, nous n’y aspirions point[3].

Le gouvernement de Svinhufvud (dont le nom signifie «tête de porc»…), qui s’appuyait sur les classes moyennes et une partie de la paysannerie, s’était réfugié à Vaasa, dans le Nord. Il ne dissimulait pas son dessin : d’anéantir les Rouges. Les puissances en guerre étaient toutes d’accord. La France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, et la Suède neutre (en fait pro-Entente) soutinrent le gouvernement blanc. En avril 1918, une fois évacuées les troupes russes, 20.000 soldats allemands commandés par Von der Golz. Ils vinrent renforcer les volontaires de la jeunesse bourgeoisie, le 27e bataillon de chasseurs allemand (constitué de Finlandais) et la brigade de volontaires suédois.

En effet, l’État suédois depuis février assurait l’armement de la contre-révolution. La social-démocratie suédoise, partenaire privilégiée d’une coalition formée avec libéraux (de 1917 à 1920), joua un grand rôle dans l’écrasement du prolétariat finlandais. Hjalmar Branting, chef de la social-démocratie suédoise, premier ministre, dirigeant de la IIe Internationale, futur prix Nobel de la paix en 1921[4], voulait que la Suède intervienne militairement pour briser le bolchevisme en Russie comme en Finlande[5].

L’intervention militaire impérialiste réussit, parce que la social-démocratie finlandaise se montra timorée face à la contre-révolution blanche. Les tribunaux condamnaient à des amendes ou à un court emprisonnement les chefs blancs. Certains purent rester paisiblement chez eux pendant le conflit. Les Blancs, dès février, fusillaient à tout va : depuis les médecins ayant soigné les Rouges jusqu’aux personnes ayant un air russe, et même les femmes portant un pantalon.

Malgré leur combativité, les gardes rouges furent submergés par les forces ennemies. À partir de mai, ce fut une épouvantable boucherie qui coûta la vie au quart du prolétariat finlandais : 25.000 rouges périrent, le plus souvent tués à coup de mitrailleuses, y compris les femmes sur lesquelles s’acharnèrent les gardes blancs. Des 90.000 prisonniers enfermés dans des camps de concentration, un tiers mourut de faim ou de sévices.

Fin novembre 1918, le gouvernement blanc, face à l’écho international de la révolution allemande, décida d’user de l’amnistie et de fonder son pouvoir sur le Parlement. Cela permit l’élection de 80 députés social-démocrates (sur 200 parlementaires), la social-démocratie pouvant toujours servir. En effet, l’aile réformiste du parti, dirigée par Väinö Tanner, antibolchevik viscéral, qui soutint tacitement en 1918 la contre-révolution blanche, avait «réformé» le SDP finlandais[6].

Allemagne. – Après le 16 décembre 1918, jour où le Congrès national des conseils d’ouvriers et de soldats se suicide – en faisant de l’Assemblée constituante, qui devait siéger en février 1919, la seule autorité légale –, Rosa Luxemburg en tire une leçon politique essentielle, à trois semaines de son assassinat :

La révolution vivra sans les conseils, sans la révolution les conseils sont des cadavres[7].

Cette leçon se vérifie dans tous les mouvements révolutionnaires qui se succèdent à partir de janvier-mars 1919 à Berlin, dans la Ruhr et en Haute-Silésie, jusqu’à l’Action de mars 1921 en Allemagne centrale. La formation de républiques des conseils, s’appuyant sur la formation de gardes rouges, devient un phénomène résiduel. En dehors de la République socialiste de Brunswick (10 novembre 1918–17 avril 1919), de celle des conseils de Brême (10 janvier-4 février 1919), toutes écrasées par la Reichswehr et les corps francs de Noske, on ne peut guère mentionner que la République des conseils bavarois d’avril 1919, et surtout l’insurrection prolétarienne de mars 1920 dans la Ruhr, qui s’appuie autant sur des conseils ou comités d’action que sur son armée rouge. Faute d’extension par capillarité des conseils révolutionnaires, ceux-ci meurent, mais ne sont des «cadavres» que pour autant ils sont écrasés par la contre-révolution.

Nous mentionnerons brièvement la République bavaroise qui ne fut «conseilliste » que deux semaines. Le 8 novembre, l’Indépendant pacifiste Kurt Eisner, nommé ministre-président, avait proclamé – avec l’appui des conseils – la République et la fondation de l’État libre et populaire de Bavière (Freier Volksstaat), en cherchant à faire coexister la chèvre et le chou, le Parlement et les conseils. Le 10 janvier 1919, Eisner révèle vite sa vraie nature (derrière son style très «bohème de café littéraire») : il fait arrêter des membres du KPD et du Conseil révolutionnaire, dont Max Levien (KPD) et Erich Mühsam et doit vite les libérer. Le SPD étant devenu majoritaire au Landtag, Eisner est assassiné le 23 février 1919 par un extrémiste de droite. Une autre page s’ouvre en avril 1919, très confuse, celle de la république des conseils de Bavière, qui sera elle aussi rapidement écrasée quelques semaines plus tard, le 1er mai, malgré l’héroïque résistance animée par Eugen Leviné.

On ne peut passer sous silence la République des conseils bavaroise car elle devenue nolens volens une espèce de mythe littéraire. On doit surtout la considérer comme un cas à part, le dernier exemple où les soldats, non encore démobilisés, et les 6.000 ouvriers des usines d’armement (les usines Krupp à Munich) jouent un rôle d’avant-garde. 50.000 soldats étaient logés temporairement à Munich, soit le cinquième de la population adulte. En mars 1919, les 40.000 chômeurs de Munich constituaient une armée ralliée à la révolution.  Dans la Bavière rurale, les conseils n’avaient d’existence que dans le centre textile d’Augsburg; ailleurs ils faisaient office de conseils municipaux.

Lorsque se constitue le 7 avril une république des conseils dans le bureau du ministre SPD Schneppenhorst, qui devait rassembler toutes «les forces de gauche» jusqu’aux anarchistes et au KPD (qui refuse), c’est avec l’intention de faire appel à la Reichswehr. Les deux chefs SPD Schneppenhorst et Johannes Hoffmann partent vite hors de Munich fonder leur «gouvernement», en fait les noyaux de la contre-révolution blanche. Le gouvernement de Munich, composé d’USPD, comme Ernst Toller, qui rêve de jouer le rôle d’un Lénine bavarois, Erich Mühsam et Gustav Landauer se trouve vite dépassé. Après une vaine tentative contre-révolutionnaire blanche écrasée à Munich, grâce au KPD, la coalition anarchistes-USPD cède la place, le 13 avril, à un gouvernement communiste qui durera jusqu’au 30 avril. Les conseils d’usine de Munich et leurs délégués révolutionnaires armeront les ouvriers et désarmeront la bourgeoisie. Une véritable armée rouge put même être constituée en peu de temps, forte de 15.000 hommes. Elle ne put rien contre les 30.000 lansquenets des corps francs expédiés par Noske et les corps francs bavarois, où s’illustrent déjà le capitaine Röhm, le futur chef des S.A. et le petit caporal moustachu, mouchard de l’état-major, Adolf Hitler. La répression une fois de plus fut sanglante, et l’un des révolutionnaires les plus capables, Eugen Leviné fut fusillé sur ordre du SPD. Son chef bavarois Johannes Hoffmann put être intronisé président du Land de Bavière.

Après l’écrasement de la République bavaroise, on peut dire que les conseils sont morts, mais pas leur mouvement. Ils subsistent comme potentialité sous la forme d’organisations politiques et économiques, les unions ouvrières (AAU) ou les organisations révolutionnaires d’entreprise (revolutionäre Betriebsorganisation). L’apparition de comités d’usine, de comités de chômeurs ou de comités d’action révolutionnaire traduit à chaque fois l’immense potentiel révolutionnaire du prolétariat allemand.

Le phénomène le plus significatif de cette rémanence révolutionnaire est celui des unions ouvrières, qui se créent en réaction à la politique contre-révolutionnaire des «syndicats libres», alors que se conjuguent le chômage, l’inflation et la faim tenace qui cisaille les estomacs des prolétaires. La première union, celle des mineurs, s’était constituée dans la Ruhr le 30 mars 1919. Composée de syndicalistes-révolutionnaires et de communistes, elle fut détruite par les «gardes civiques» et les corps francs, mais se reconstitua en juin sous le nom d’Union de Gelsenkirchen. Bientôt se généralisèrent les unions anarcho-syndicalistes (FAUD) et surtout les unions marxistes se réclamant, comme l’AAUD, de la «dictature du prolétariat», une dictature qui émanerait des «conseils révolutionnaires d’entreprise» (revolutionäre B.O.), sorte de groupes d’usine du parti révolutionnaire, qui souvent avaient constitué des caches d’armes. Un grand nombre d’ouvriers s’était rallié aux Unions ouvrières, organisation unitaire de lutte économique et politique jusqu’à la prise du pouvoir par les conseils ouvriers.

Lorsque l’AAUD se fonde officiellement en février 1920, à l’instigation de l’opposition de membres et d’anciens membres du KPD, elle devint vite un phénomène de masse et, malgré la répression, finit par compter entre  120.000 et 200.000 adhérents. Mais les unions ne pouvaient remplir leur fonction que si elles s’intégraient dans une organisation centrale des conseils visant à prendre le pouvoir en ayant formé une armée rouge, puisque toute l’ancienne armée était maintenant démobilisée.

C’est en mars 1920, en réaction au putsch de Kapp – plus ou moins soutenu par la social-démocratie (August Winnig en particulier) – que l’on vit apparaître la plus grande armée rouge que le prolétariat allemand ait jamais formé. Une armée de 60.000 hommes levée en deux ou trois jours, passant à l’offensive, battant à plat de couture les corps francs et s’emparant de très importants stocks d’armes. La réaction du prolétariat allemand peut être comparée à celle du prolétariat espagnol lors du pronunciamiento de juillet 1936. En trois endroits, le prolétariat prend le pouvoir pour engager la lutte aussi bien sur le terrain social que militaire, formant des conseils ouvriers (surtout dans la Ruhr) ou des comités d’action militaires (lorsqu’il s’agit d’une alliance partis-syndicats). En Allemagne centrale, de façon assez confuse, après des combats armés à Gotha, Gera, Halle, dans le Vogtland (avec Max Hoelz), ou pacifiquement, comme à Chemnitz (sous la direction de Brandler), le prolétariat «prend le pouvoir».  On devrait préciser : «plus ou moins». Il en est de même à  Kiel et dans la région de Schwerin, mais pas à Hamburg et à Brême. À Hambourg, la «gauche» représentée par Laufenberg et Wolffheim réagit comme le KPD : «la grève générale est une absurdité générale». Cette position est aussi défendue par la direction de la FAU anarcho-syndicaliste qui, pacifisme oblige, est contre la lutte armée. La base de la FAU ne suivra pas sa direction et sera la plus active dans le combat, au côté de l’opposition du KPD qui allait bientôt former le KAPD.

C’est bien dans la Ruhr, mais pas toujours de façon coordonnée et centralisée (il y aura 6 directions militaires !), que le mouvement va le plus loin vers une prise totale du pouvoir, après l’entrée dans la grève générale de 300.000 mineurs. Dès que les corps francs se manifestent, ainsi que les gardes locales composées d’adhérents SPD (cas de Dortmund, où elles tirent sur les ouvriers), surgissent des bureaux de recrutement qui donnent naissance à une véritable armée rouge, forte de 50.000 à 80.000 hommes. Les conditions pour se battre sont six mois au front minimum pendant la guerre et l’appartenance à un «parti ouvrier» ou à un syndicat ou à une union ouvrière (AAU et FAU). Dans certains endroits, la dictature du prolétariat est proclamée et le ravitaillement, comme l’armement, sont placés sous l’autorité des conseils. Les corps francs sont chassés de la Ruhr et les milices SPD («milices civiques» ou «républicaines») désarmées.

Lorsque le putsch de Kapp eut échoué, le SPD revint aux affaires, mais en se débarrassant de Noske. Kapp doit s’enfuir en Suède, le SPD ne reste pas inactif et se réinstalle au pouvoir, sans Gustav Noske, mais avec Gustav Bauer – puis Hermann Müller – comme chancelier. Ce dernier charge le chef de la Reichswehr Von Seeckt de constituer des tribunaux d’exception contre les insurgés ouvriers. Des corps francs d’étudiants, enragés contre les ouvriers, sont constitués et répandent la mort. Mais, il fallait avant tout désarmer les 80.000 ouvriers de la Ruhr. Ce fut le sens des négociations de Bielefeld, menées une fois de plus par le SPD, Commissaire du Reich, Carl Severing, qui avait déjà sévi en 1919 dans la Ruhr en secondant la Reichswehr. Les accords de Bielefeld, signés le 24 mars par les Indépendants et deux membres du KPD, entrainent le désarmement d’une partie de l’Armée rouge, tandis que le Front de l’Ouest refuse l’Accord. Arguant de ce refus, le gouvernement SPD fait marcher les troupes du général Watter le 4 avril. Ce fut une nouvelle boucherie : fusillades de masse, y compris des infirmières de la Croix-Rouge, toutes et tous étant jetés dans des fosses communes.

Cette défaite autant militaire que politique fut décisive, beaucoup plus que celles de janvier et mars 1919[8].  Mais c’est dans ces conditions que se créait au même moment le KAPD, scission du KPD, dont les militants, appuyés par l’AAU, avaient joué un rôle majeur dans les combats de la Ruhr. Ce parti en appelait à la poursuite, jusqu’à la victoire,  de la «révolution mondiale». Mais la «révolution mondiale» s’éloignait déjà…

Hongrie. – À la différence de l’Allemagne, l’équilibre précaire entre les deux pouvoirs – celui de Károlyi, s’appuyant en partie sur la social-démocratie, et celui des conseils – dura plus longtemps, jusqu’en mars 1919.

L’opposition des masses grandissait. Les communistes souvent très jeunes et très radicaux passèrent de la théorie de la socialisation à la pratique. Ils incitaient les petits paysans à rejeter les décisions des commissions agraires favorables aux propriétaires moyens, à fonder des coopératives et à brûler tous les actes notariés. Dans les centres urbains, où se développait le chômage, ils appelaient à ne plus payer les loyers et à socialiser les habitations.

Le clash était inévitable avec la social-démocratie, principal soutien (avec les radicaux) de Károlyi. Le 20 février, les chômeurs se sentant insultés par «La Voix du peuple» (Nepszava), l’équivalent du Vorwärts allemand, attaquèrent le journal, aidés par les marins et les ouvriers des faubourgs. La lutte dura toute une journée et laissa huit morts sur le pavé, dont quatre gendarmes. Par ordre de Károlyi, 68 responsables du PCH (MKP en hongrois), dont Bela Kun, furent arrêtés. Kun fut tellement roué de coups par les gendarmes dans sa geôle qu’il faillit en mourir. Le pouvoir dut faire marche arrière et Béla Kun put tenir salon dans sa prison, au cas où...

Pour faire diversion, un «geste» à l’égard de milliers d’ouvriers agricoles et petits paysans qui occupent les terres, Károlyi, complètement dépassé, procède en grandes pompes, au partage de ses latifundia (100.000 ha).

Partout, la situation sociale était volcanique. Le 7 mars, les conseils ouvriers exigèrent la socialisation des moyens de production. Le 18 mars, le conseil des métallos, sur l’île de Csepel (Budapest), qui s’étaient emparés de leurs usines depuis novembre 1918, furent 30.000 à adhérer au Parti communiste. Ils décidèrent, en outre, d’entrer armés le 23 mars à Budapest, et de chasser le gouvernement. Deux jours après, le syndicat des typos décidait que seuls sortiraient de presse les journaux communistes.

Or, au même moment, la prétendue «Conférence de la paix» de Paris adressa, par l’intermédiaire de la mission militaire française à Budapest, un ultimatum : faire reculer les frontières hongroises de 100 km afin de les céder aux troupes roumaines. Pour la France et ses clients tchèque, roumain et yougoslave, le but est de démembrer le territoire hongrois, pour satisfaire les appétits de ses alliés (Tchécoslovaquie, Roumanie) mais aussi pour ouvrir la voie à une conquête de la Russie  bolchevik par les troupes de l’Entente.

Le 21 mars 1919, le comte Michel Károlyi est contraint démissionner, et remet «le pouvoir au prolétariat», en fait pour reconstruire économiquement le pays et pouvoir mener une lutte militaire pour éviter un total démembrement du pays :

[…] La production ne peut être assurée que si le prolétariat prend la tête des affaires. L’état économique est critique; la situation extérieure ne l’est pas moins. La Conférence de la Paix de Paris a pris en secret la décision d’occuper militairement la presque totalité du territoire hongrois. […] Le but évident […] est de faire de notre pays une base stratégique contre l’armée des Soviets russes qui combat sur la frontière de la Roumanie. Le territoire qui nous est dérobé doit servir de salaire aux troupes roumaines et tchèques avec la volonté de briser les forces de la Révolution. Moi, président de la République populaire hongroise, face à cette décision de la Conférence de Paris, je m’adresse au prolétariat du monde pour obtenir aide et justice. Je démissionne et je remets le pouvoir au prolétariat du peuple de Hongrie[9].

Le pouvoir tombait tout rôti dans le bec du nouveau parti constitué le même jour : le Parti socialiste unifié de Hongrie – appelé plus tard «socialiste-communiste» –, où 40.000 communistes s’unissaient à plus de 700.000 social-démocrates. Le protocole d’accord est très significatif : le nouveau parti «prend immédiatement le pouvoir au nom de la dictature du prolétariat». Les conseils ouvriers qui donc n’ont pas pris le pouvoir par et pour eux-mêmes sont salués d’un coup de chapeau institutionnel : «Cette dictature est exercée par les conseils d’ouvriers, de paysans et de soldats. Il n’y aura pas d’Assemblée nationale».

Mais soulignons-le, le gouvernement des conseils est formé sur mandat du nouveau parti, et non des conseils. Alors que les conseils se sont formés dans tout le pays et exercent le pouvoir local, un appel au peuple hongrois, rédigé par Kun et Pógány, parle de les (re)construire dans tout le pays. Le pouvoir judiciaire n’est pas séparé de l’exécutif et du législatif, ce qui peut laisser le prolétariat impuissant face à une répression de «son» État s’abattant sur lui :

Sur mandat du parti, le pouvoir gouvernemental appartient au Conseil du gouvernement révolutionnaire. Le devoir de ce conseil sera de construire, à l’échelon du pays, des conseils d’ouvriers, de paysans et de soldats. La dictature des conseils ouvriers, paysans et soldats exerce les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire[10].

Devenu parti de masse, comme en Russie, le PSUH regroupa en juin 1919 un million de membres[11]. Les syndicats, contrôlés par le parti, connaîtront une croissance tout aussi vertigineuse, lorsque la carte d’adhésion servit de sésame d’accès aux magasins d’alimentation et fut même utilisée comme monnaie par les membres de la classe possédante pour accroître leur consommation.

Lénine se laisse aveugler par cette formation d’un parti de masse qu’il compte bientôt former en Allemagne par la fusion du KPD et de l’USPD. S’adressant aux prolétaires hongrois, il affirme :

Camarades, les nouvelles que nous recevons des dirigeants des Soviets hongrois nous remplissent d’enthousiasme et de joie. Il y a un peu plus de deux mois que le pouvoir soviétique existe en Hongrie; or, en matière dorganisation, le prolétariat hongrois semble nous avoir déjà dépassés. […] La révolution prolétarienne hongroise aide même les aveugles à recouvrer la vue. Le passage à la dictature du prolétariat en Hongrie s’est effectué sous une tout autre forme qu’en Russie : démission volontaire du gouvernement bourgeois, rétablissement instantané de l’unité de la classe ouvrière, de l’unité du socialisme sur la base du programme communiste. […] Camarades ouvriers hongrois, vous avez donné au monde un exemple meilleur que celui de la Russie soviétique, parce que vous avez su rallier d’emblée tous les socialistes sur un programme de véritable dictature prolétarienne[12].

Les «socialistes unifiés» étaient loin d’avoir de s’être ralliés à la «dictature du prolétariat». La social-démocratie et les syndicats social-démocrates consolident en fait leur emprise en dehors de Budapest et ne furent jamais contrôlés par la masse des ouvriers. Les conseils locaux s’apparentaient à de classiques organes de gestion municipale :

Bien des secrétaires, dirigeants et permanents (Funktionäre) de l’ancien parti social-démocrate et des syndicats commencèrent soudain secrètement à faire obstruction, parce qu’ils se sentaient partiellement évincés des positions de pouvoir qu’ils occupaient auparavant. Les soviets locaux élisaient en leur sein un directoire qui assurait les fonctions de conseillers municipaux, de maire, de juge, de président du tribunal ou du comité de district. […]  ce furent exactement les mêmes dirigeants et secrétaires de l’ancien parti et des syndicats qui furent fréquemment élus au comité exécutif du directoire. Tout le monde doit admettre que le travail administratif réalisé par les conseils ne fut pas de nature communiste[13].

Certes, on peut retenir certains aspects de l’œuvre de la Commune de Budapest qui rappellent un peu celle de la Commune de Paris entourée elle aussi par les armées de la contre-révolution (celles de Bismarck et de Thiers), et beaucoup le «communisme de guerre» russe, dans un stade de désorganisation de l’économie handicapée par la mobilisation militaire et étouffée aux par le blocus des armées de l’Entente.

Les ouvriers soutinrent sans réserve (le Parti communiste, avant la fusion était prolétarien à 80 p. 100) le nouveau régime, du moins au début, tant qu’il sut résister militairement à la contre-révolution extérieure. La «démocratie prolétarienne» semblait l’emporter. Les conseils étaient élus directement (et par scrutin secret) par les hommes et les femmes âgés de 18 ans. En étaient exclus les prêtres – qui continuaient à être salariés – et les riches. Dans les campagnes, la majorité des paysans moyens étaient comptabilisés comme exploiteurs. Lors des élections d’avril, Budapest ouvrier vota à 70 p. 100 : les comités d’usine, d’établissement et de locataires envoyaient leurs élus dans les conseils d’arrondissement, pour former le Grand conseil révolutionnaire.

Le régime des commissaires du peuple (appelé Conseil de gouvernement révolutionnaire), dirigé de fait par Béla Kun et Tibor Szamuely était loin d’avoir neutralisé la paysannerie. Le décret sur la terre du 3 avril 1919 entrainait la nationalisation des domaines de plus de 44 ha, recommandait les coopératives et rejetait le partage des terres tant attendu par les ouvriers agricoles. Alors que ces coopératives devenaient des entreprises d’État gérées par d’anciens propriétaires, les réquisitions inévitables et la livraison de surplus à des prix imposés ou par troc mécontentèrent la paysannerie petite et moyenne. Vers la fin, lorsque la situation militaire devint désespérée, éclatèrent dans l’ouest des insurrections paysannes qui furent matées par Tibor Szamuely.

Les mesures économiques adoptées pendant les 133 jours de la Commune de Budapest furent prises dans l’urgence. Plus que les mesures de nationalisation des moyens de production et de transport, des assurances et institutions financières, etc., plus que l’intense effort culturel mené par philosophe György Lukacs, le prolétariat apprécia surtout le secours aux chômeurs et aux handicapés,  les efforts éducatifs pour les enfants de prolétaires, qui connurent leurs premières vacances, mais aussi l’obligation faite aux bourgeois expropriés de travailler de leurs mains. Ce qui marqua le plus le prolétariat de Budapest, ce fut la réquisition de logements bourgeois dont bénéficièrent 300.000 personnes, la baisse des loyers de 20 p. 100, et même leur suspension durant la Commune[14].

Satisfait, Béla Kun dans le Népszava du 27 mars avait proclamé : «Nous sommes déjà tellement à gauche qu’il est impossible d’aller plus loin. Un tournant encore plus à gauche ne pourrait être qu’une contre-révolution». Mais ces mesures en soi n’avaient rien de communiste, pas plus que la création de «bons de confiance», sorte de « bons de travail » donnant accès aux magasins, mais qui autant que les cartes syndicales se dévaluèrent autant que la monnaie. De même n’étaient pas «communistes» en soi la fixation de la durée de travail à 48 heures et l’instauration de congés payés, même si le salaire réel des ouvriers d’industrie augmenta de 24 p. 100[15].

Dès le départ, en fait, la république des conseils jouait sa survie, ne pouvant compter ni sur l’éphémère république des conseils bavaroise ni sur l’aide de l’Ukraine partiellement aux mains des armées blanche et polonaise. Lorsque l’invasion roumaine, guidée par la France, commença, l’Armée rouge comptait sur 50.000 volontaires, dont des brigades internationalistes. L’effort de guerre du régime, qui avait proclamé comme en Russie «la patrie socialiste en danger» paya : il y eut 200.000 hommes sous le drapeau rouge en juin. Les syndicats furent les principaux artisans de l’enrôlement des ouvriers. Les troupes de choc étaient les gardes rouges et les Gars de Lénine dirigés par József Czerny, appuyés par Tibor Szamuely, qui menèrent aussi des actions de terreur mal contrôlée face à la contre-révolution intérieure, mais une terreur bien modeste par rapport à celle, gigantesque, qui caractérisa le régime de Horthy.

Le régime des conseils, dirigé par Béla Kun, fut surtout victime de ses hésitations mais aussi trahisons intérieures. Lorsque l’Armée rouge, poussée par l’enthousiasme révolutionnaire des ouvriers, avançait – au point d’aider à la formation d’une république des conseils slovaque – Béla Kun reculait. Face aux menaces de Clemenceau, représentant de l’Entente, il finassait, parlait d’établir un nouveau Brest-Litovsk : l’Armée rouge se retirait des territoires reconquis et le front était abandonné à la contre-révolution. D’où une démoralisation grandissante qui mina les troupes rouges. Les socialistes majoritaires dans le Parti cherchèrent alors à composer avec l’Entente. Vilmos Böhm, démissionnaire du commandement suprême, fut envoyé à Vienne et négocia avec l’Entente. Lorsque le 30 juillet, les Roumains furent presqu’aux portes de Budapest, la majorité du Conseil du gouvernement révolutionnaire en majorité se rangea à l’idée qu’il fallait céder le pouvoir à la social-démocratie et se préparer à l’exil. L’abandon du pouvoir fut officialisé le premier août sans appel aux conseils à passer dans la clandestinité. Les troupes roumaines entrèrent à Budapest et préparèrent l’entrée de l’amiral Horthy le 16 novembre. La terreur blanche fut effroyable : 5.000 exécutés, dont une centaine d’ouvriers des usines Csepel exécutés à la mitrailleuse, 70.000 internés en camp. Il y eut 100.000 émigrés. Les meilleurs dirigeants communistes, Otto Korvin, Tibor Szamuely, furent assassinés.

Avant de s’enfuir à Vienne dans un train spécial, Bela Kun tint le premier août ce discours dans une réunion commune du Conseil de gouvernement révolutionnaire et du comité central du Parti socialiste-communiste :

Le prolétariat de Hongrie n’a pas seulement trahi ses dirigeants, mais lui-même. S’il y avait eu un prolétariat révolutionnaire avec une conscience de classe, la dictature du prolétariat ne serait pas tombée ainsi. […] Je vois maintenant que notre expérience  pour l’éducation des masses prolétariennes de ce pays pour en faire des révolutionnaires dotés d’une conscience a été vaine. Ce prolétariat a besoin de la dictature la plus inhumaine et la plus cruelle, de la dictature de la bourgeoisie pour devenir révolutionnaire[16].

Béla Kun se dédouanait ainsi de sa pusillanimité qui tranchait avec le courage des prolétaires hongrois qui auraient lutté les armes à la main jusqu’au bout, comme ceux de la Commune de Paris, s’ils n’avaient été trahis par leurs dirigeants, communistes qui avaient démissionné pour remettre le pouvoir de transition à la social-démocratie de droite, avant l’occupation de Budapest par les troupes roumaines et alliées. Pour Kun, le prolétariat devait être écrasé pour faire l’effort d’être révolutionnaire. Rappelons que cette «analyse» fut reprise par le KPD juste avant la venue au pouvoir de Hitler.

***

Plus sur cette œuvre des conseils, finalement limitée dans le temps et l’espace, on doit s’interroger moins sur le pourquoi de la disparition du pouvoir des conseils que sur le processus (le comment) qui mène à leur finale disparition.

Si les conseils perdent le pouvoir par l’offensive généralisée des armées impérialistes soutenues par leurs mercenaires locaux, il reste que la voie la plus certaine de la défaite pour les conseils est la contre-révolution qui s’insinue de l’intérieur, d’autant plus sournoise quand elle émane d’un «État prolétarien» autoproclamé.

b) L’ennemi intérieur de la «dictature du prolétariat» en Russie : le prolétariat ?

Très rapidement, le nouveau régime russe trouvera un autre adversaire intérieur, qui n’est plus seulement les «gardes blancs» et les paysans récalcitrants à la politique de réquisitions, mais la masse des ouvriers. Cela arriva très tôt, dès mai 1918. Près de Petrograd,  le 14 juin, un détachement de la tcheka tire sur une marche de la faim d’ouvriers dont la ration de farine mensuelle était tombée à deux livres : 10 morts. Le lendemain, la loi martiale est imposée dans une cité ouvrière : 14 personnes sont fusillées par la tcheka locale, qui n’en réfère même pas à Moscou. Lorsqu’il y avait grèves et manifestations ouvrières, les autorités répondaient par le lock-out des usines nationalisées. L’assassinat de Volodarski entraina une vague d’arrestations ouvrières à Petrograd. Plus de 800 «meneurs» furent arrêtés, ce qui entraina une grève générale le 2 juillet[17]. L’année 1919 fut une année noire pour les ouvriers qui voulaient défendre leurs droits les plus élémentaires par la grève. À Astrakhan, début mars, une grève pour des raisons économiques (normes de rationnement très basses) et politiques (arrestations de socialistes non bolcheviques), la grève s’amplifia et dégénéra en émeutes lorsque le 45e régiment refusa de tirer sur les ouvriers qui défilaient dans le centre-ville. Kirov, le président du Comité militaire révolutionnaire exige «l’extermination sans merci des poux gardes-blancs par tous les moyens». 2.000 à 4.000 grévistes furent exécutés ou noyés. Les 18 et 19 mars, la «fleur russe du prolétariat d’industrie», 200 ouvriers grévistes des usines Poutilov sont fusillés par la tcheka, après que celle-ci les eut prises d’assaut[18].

Comment en est-on arrivé là ?

Après la victoire d’Octobre, le pouvoir des conseils devient vite une coquille vide. Les bolcheviks vident les conseils ouvriers de toute leur substance et instaurent progressivement le capitalisme d’État.

En 1917, Lénine avait affirmé, que bien plus que les conseils territoriaux, les conseils d’usine étaient la force essentielle de la révolution prolétarienne :

[…] nous devons déplacer le centre de gravité vers les comités d’usine. Ceux-ci doivent devenir les organes de l’insurrection. Nous devons changer notre mot d’ordre et au lieu de dire : «Tout le pouvoir aux soviets», nous devons dire «Tout le pouvoir aux comités d’usine»[19].

Ils sont éliminés au profit des syndicats dès janvier 1918. Le célèbre marxiste Riazanov, menchevik conquis au bolchevisme, invite alors carrément les comités d’usine «à se suicider et à se transformer totalement en éléments de la structure des syndicat[20]. Pour les bolcheviks, il n’est plus question de « contrôle ouvrier » assuré par les comités d’usine; les syndicats doivent l’emporter comme structure permettant d’élever la productivité dans l’usine :

 […] les organisations syndicales en tant qu’organisations de classe du prolétariat sur une base d’industrie doivent assumer la tâche essentielle de l’organisation de la production et du rétablissement des forces productives du pays, tellement affaiblies[21].

En conséquence, les comités d’usine, qui avaient été les instruments essentiels du contrôle ouvrier et de l’insurrection en octobre 1917, devenaient des organes syndicaux. Ceux-ci étaient entièrement subordonnés au nouvel État. C’est ce qu’affirme sans ambages le premier congrès syndical tenu à Moscou (7-14 janvier 1918) :

Le Congrès est convaincu […] que les syndicats se transformeront inévitablement en organes de l’État socialiste[22].

Pour Zinoviev, «l’indépendance des syndicats» ne pouvait signifier que le doit de soutenir les «saboteurs». Il n’est donc pas étonnant que, lors de ce congrès, une résolution proposée par le syndicaliste Grigori Tsiperovitch (membre du groupe «Novaya Jizn’»)  demandant le droit de grève pour la défense des intérêts ouvriers soit rejetée[23].

La situation était devenue tellement intolérable pour les ouvriers d’usine que la gauche bolchevik (Boukharine, Osinskij, Radek, Smirnov, etc.), organisée autour de la revue Kommunist mettait en garde contre «une politique du travail destinée à imposer une discipline aux travailleurs», qui pourrait mener au capitalisme d’État, à la complète démoralisation du prolétariat, qui n’aura plus de parti exprimant ses intérêts propres :

L’introduction de la discipline dans le travail en liaison avec la restauration de la gestion capitaliste dans l’industrie ne peut pas réellement augmenter la productivité du travail, mais elle diminue l’initiative de classe, l’activité et la capacité d’organisation du prolétariat. Elle menace d’asservir la classe ouvrière et va accroître le mécontentement non seulement parmi les éléments arriérés, mais aussi parmi l’avant-garde prolétarienne. Pour réaliser dans la pratique ce système, étant donné la haine régnant dans le prolétariat contre «les saboteurs capitalistes», le Parti communiste devra s’appuyer sur la petite-bourgeoisie contre les ouvriers et se détruira lui-même en tant que parti prolétarien[24].

À partir de mars 1918, les syndicats sont devenus des courroies de transmission du parti bolchevik, parti unique, qui militarise le travail pour les besoins de la guerre civile, introduit le salaire aux pièces, l’obligation des heures supplémentaires, la nomination des chefs d’entreprise par le nouveau pouvoir, et «l’émulation socialiste», voire les camps de travail, pour l’édification d’un capitalisme d’État.

Après juillet 1918, la «terreur rouge» – instaurée en décembre 1917 par décret – est déjà bien en place. Les congressistes SR de gauche sont arrêtés, après l’attentat contre le comte Mirbach. Les partis d’opposition (SR et mencheviks) ne peuvent plus présenter de candidats même dans les coins les plus reculés. Pour obtenir des soviets complètement monolithiques, il était fréquent d’annoncer au dernier moment la date des élections. Les mandats de députés peu sûrs étaient automatiquement invalidés. Ceux-ci étaient remplacés par les représentants des syndicats militarisés et des délégués de l’Armée rouge nommés par le pouvoir central bolchevik. Désormais, les comités exécutifs des soviets étaient nommés par le pouvoir. Dans les zones de front et les territoires reconquis par l’Armée rouge, furent instaurés non des soviets – comme cela était prévu par la Constitution du 10 juillet 1918 – mais des «comités révolutionnaires» aux pouvoirs dictatoriaux nommés par le comité local du Parti[25].

L’année 1919, c’est la militarisation du travail, avec l’utilisation du taylorisme et du salaire aux pièces, qui est à l’ordre du jour[26]. Les ouvriers, dixit Lénine, «doivent obéir sans réserve à la volonté unique des managers». Lénine va plus loin en préconisant l’instauration du capitalisme d’État par la dictature :

[…] notre devoir est de nous mettre à l’école du capitalisme d’État des Allemands, de nous appliquer de toutes nos forces à l’assimiler, de ne pas ménager les procédés dictatoriaux pour l’implanter en Russie[27].

L’année 1919, c’est aussi l’interdiction officielle de toute grève syndicale ou autre, Lénine parlant d’une «inévitable étatisation des syndicats». La période de transition du capitalisme au socialisme se définit désormais comme une période où le travail est asservi. Trotsky soutiendra  au troisième congrès panrusse des syndicats (avril 1919) la militarisation du travail, l’organisation du servage ayant même été jadis un progrès :

La militarisation du travail […] est une méthode inévitable d’organisation et de discipline de la main-d’œuvre dans l’époque de transition du capitalisme au socialisme. […]  l’organisation du servage a été dans certaines conditions, un progrès et a amené à une augmentation de la production[28].

Deux ou trois semaines auparavant, au ixe congrès du Parti, le même Trotsky avait suggéré que les «déserteurs» du travail soient embrigadés dans des bataillons disciplinaires ou placés dans des camps de concentration[29], ce qui ouvrait la voie à la formation ultérieure d’un archipel du goulag

 

[1] Le Conseil des commissaires ou mandataires du peuple (Rat der Volksbeauftragten) est le nom choisi par le gouvernement de coalition social-démocrate en novembre 1918, sous la direction d’Ebert.

[2] Jacques Legall, Quand la révolution ébranlait le monde. La vague révolutionnaire 1917-1923, chap. Ier, lbc, Pantin, 2018, p. 38-49.

[3] Otto Wille Kuusinen, Die Revolution in Finnland : Eine Selbstkritik, Arbeiter Buchhandlung, Vienne, 1920 (cité par Victor Serge, L’an I de la Révolution russe, Éditions de Delphes, Paris, 1965, p. 245. Souligné par nous.

[4] Cf. ce jugement d’A.R. (Alfred Rosmer), en 1925, sur la disparition de deux phares de la contre-révolution «socialiste» : «Ces deux social-démocrates d’importance (Ebert et Branting) qui viennent de disparaître en même temps symbolisaient avec le plus d’éclat la trahison de la Deuxième Internationale envers la classe ouvrière. Ils avaient livré celle-ci à la bourgeoisie aux heures terribles de juillet 1914 et, depuis, ils avaient consacré tous leurs efforts à briser l’élan révolutionnaire des masses», La Révolution prolétarienne n° 3, mars 1925, p. 31.

[5] Branting soutient les Blancs, en dénonçant «l’infection russe», «le danger bolchevik» qui devaient être extirpés en Finlande. Cf. Aleksander Kan, Hemmabolsjevikerna. Den svenka socialdemokratin, ryska boljeviker och mensjeviker under världskiget och revolutionsaren 1914-1920 [Les bolcheviks intérieurs. La social-démocratie suédoise, les bolcheviks russes et les mencheviks dans la guerre mondiale et pendant les années révolutionnaires, 1914-1920], Carlsson, Stockholm 2005.

[6] Tanner, devenu président du parti social-démocrate, fut plusieurs fois ministre. Il porta la responsabilité de l’entrée en guerre de la Finlande au côté de l’Allemagne nazie contre l’URSS.

[7] Rosa Luxemburg, Gesammelte Werke, Band IV, Dietz Verlag, Berlin, 2001, p. 455. Souligné par nous.

[8] Chris Harman, op. cit., p. 127-159.

[9] Bardy, op. cit., p. 85-86. Karolyi fit signer ce document par son secrétaire Simonyi. Souligné par nous.

[10] Dominique Gros, Les conseils ouvriers. Espérances et défaites de la révolution en Autriche-Hongrie 1917-1920, thèse, 1973, 3 vol., Université de Dijon, p. 36-37 [Appel au peuple hongrois, Vörös Ujsag, 22 mars 1919, sans doute rédigé par Béla Kun et József Pogány].

[11] Papp, op. cit., chap. VI.

[12] Lénine, «Salut aux ouvriers hongrois», 27 mai 1919, in Œuvres,  vol. 29, p. 392-395. Souligné par nous.

[13] Souligné par nous. Source : [Béla Szántó (anonyme)], «Die wahren Ursachen des Zusammenbruchs der föderativen ungarischen Räterepublik», in Die Internationale n° 15-16, 1er nov. 1919, p. 301. Du même, cf. : Klassenkämpfe und Diktatur des Proletariats in Ungarn, Secrétariat ouest-européen du Komintern, Schwarz & Co., Berlin, 1920 (introduction de Karl Radek).

[14] Legall, op. cit., p. 86-87.

[15] Ce fait positif chagrinait l’ancien ministre des finances de la République des conseils Eugen (Jenö) Varga. Dans son exil viennois (un château), il écrivit une brochure : Die wirtschaftspolitischen Probleme der proletarischen Diktatur, Genossenschaftsverlag der ‘Neuen Erde’, Vienne, 1920, où il pestait contre «les sentiments cupides et égoïstes des ouvriers (qui) sont prisonniers de l’état d’esprit capitaliste».

[16] Rudolf Tőkés, Béla Kun and the Hungarian Soviet Republic: The Origins and Role of the Communist Party of Hungary in the Revolutions of 1918–1919, Hoover Institution on War, Revolution and Peace, Stanford University, 1967, p. 203-204. Cité d’après Böhm (Vilmos) [ancien chef de l’Armée rouge hongroise], Két forradalom tüzében [Dans le feu de deux révolutions], Bécsi Magyar Kiadó, Vienne, 1923. Souligné par nous.

[17] Cf. Nicolas Werth, «Un État contre son peuple. Violences, répressions, terreurs en Union soviétique», in Le livre noir du communisme, Laffont, 1997, p. 80-122; Jonathan Aves, Workers Against Lenin: Labour Protest and the Bolshevik Dictatorship, Tauris, 1996; Workers’ Solidarity Movement (Irlande), «How the revolution was lost» : http://struggle.ws/anarchism/writers/anarcho/revlost_critique.html.

[18] Cf. Nicolas Werth, «Crimes et violences de masse des guerres civiles russes (1918-1921)», 2009 : https://www.sciencespo.fr/mass-violence-war-massacre-resistance/fr/document/crimes-et-violences-de-masse-des-guerres-civiles-russes-1918-1921.

[19] Maurice Brinton, Les bolcheviks et le contrôle ouvrier. L’État et la contre-révolution, Autogestion et socialisme n° 24-25, sept.-déc. 1973, p. 69.

[20] Premier congrès panrusse des syndicats, 7-14 janvier 1918, compte rendu sténographique en russe, p. 235. Cité par  Brinton, op. cit., p. 94.

[21] Cité dans la brochure du bolchevik russe Alexandre Chliapnikov – futur chef de l’Opposition ouvrière avec Alexandra Kollontaï – sur les syndicats : Die russischen Gewerkschaften, Kleine Bibliothek der Russischen Korrespondenz, Leipzig, 1920.

[22] Brinton, op. cit., p. 102.

[23] Ibid.

[24] Тезисы о текущем моменте [Thèses sur la situation actuelle], Kommunist n° 1, Moscou, 20 avril 1918. Voir la traduction par Brinton, op. cit., p. 109-110. Souligné par nous.

[25] Anweiler, op. cit., p. 293 et suiv.

[26] Cf. Robert Linhart, Lénine, les paysans, Taylor, Seuil, 2010.

[27] Cité par Brinton, op. cit., p. 116.

[28] Souligné par nous. Cette apologie de la militarisation est reprise dans Terrorisme et communisme, chap. 9, 1920 : https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/t_c/t_c_10.htm.

[29] Brinton, op. cit., p. 149-156.

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