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théorie politique

1917 en Allemagne : l'impact de la Révolution russe

Publié le 14 Octobre 2017 par Philippe Bourrinet in histoire

Article complet sur les podromes de la révolution en Allemagne pendant la guerre en format pdf

Johann Knief, dit Peter Unruh, principal animateur d'Arbeiterpolitik, à Brême

Johann Knief, dit Peter Unruh, principal animateur d'Arbeiterpolitik, à Brême

Partie II

 

Prodromes de révolution : les grèves d’avril 1917

Dans un rapport du 23 février, donc avant même l’éclatement de la «révolution de février» en Russie (8 mars dans le calendrier occidental), le préfet de police de Berlin se plaint que les métallos de Berlin adhèrent à l’opposition, voire au spartakisme, qui a pris pour mot d’ordre «mettre fin à la guerre par des grèves».

Dès avril le prolétariat à Berlin et à Leipzig se mobilise contre le pouvoir capitaliste en se revendiquant ouvertement de la révolution russe. Un tract spartakiste à Leipzig célèbre la révolution russe et en appelle au renversement de la monarchie : «À bas cette guerre d’assassins ! À bas l’état de siège… Que le drapeau rouge flotte sur la libre République ! Prenez vous-mêmes votre destinée en mains ! Le pouvoir vous appartient, si vous êtes unis ! »[14]. À Berlin, les délégués révolutionnaires ont appelé à une grève qui mobilisera 300.000 ouvriers des grosses usines. Le mot d’ordre est l’amélioration du ravitaillement. À Leipzig, le mot d’ordre est vite devenu politique : une paix sans annexions, suppression de la censure et de l’état de siège, abolition de la loi sur la mobilisation de la main-d’œuvre, libération des prisonniers politiques. À Berlin, où les indépendants de droite cherchent à faire reprendre le travail, un nouveau mot d’ordre surgit : «élection de conseils ouvriers». En réalité, il s’agit d’un appel des ouvriers de Leipzig à former un cartel de représentants des métallos et de l’USPD comme organe de représentation des «intérêts ouvriers».

La situation mûrit mais lentement. Comme en Russie, l’enjeu devient militaire : combien de temps les soldats et marins vont se soumettre avant de se transformer en enragés face à un conflit qui ne donne comme paix que celle des cimetières.

 

L’agitation révolutionnaire chez les marins

À la différence de la Russie, l’agitation révolutionnaire ne touchera guère les soldats du front. L’opposition se manifestait surtout par des désertions individuelles; il s’agissait souvent de militants recherchés qui bénéficiaient d’un efficace réseau d’exfiltration vers la Hollande et les pays scandinaves. Mais, comme en Russie, les marins des navires de guerre, ouvriers et techniciens qualifiés, jouent un rôle majeur, le navire n’étant pour eux rien d’autre qu’une usine militarisée, menacée de destruction immédiate lors d’une sortie en mer pour affronter la puissance de feu meurtrière des canons britanniques.

Le maintien des navires de guerre allemands dans les ports permettait des contacts étroits avec les ouvriers des chantiers navals. La lecture des quelques journaux radicaux pouvant encore paraître, comme la Leipziger Volkszeitung, était chose courante sur les navires. À terre, les marins tissent des liens avec leurs camarades des navires mouillant dans ports de la côte Nord.

En juin 1917, à l’occasion de l’instauration de commissions de cambuse[15] pour contrôler le ravitaillement, les marins radicaux forment une Ligue des soldats et marins, bien entendu clandestine. Il s’agit d’œuvrer à «la construction de conseils de marins sur le modèle russe»[16]. Les premiers incidents se multiplient : refus d’obéissance, descente à terre sans permissions. Leurs leaders sont Köbis et Reichpietsch. Ce dernier a le tort de s’adresser aux Indépendants récemment portés sur les fonts baptismaux à Gotha. L’un de leurs leaders Dittmann lui déconseille de former des cercles conspiratifs. Il faut agir en toute légalité en adhérant à l’USPD. Dittmann précise que l’objectif est d’abord la «lutte pour la paix», vantant la prochaine Conférence socialiste internationale à Stockholm à laquelle doit participer son parti. Dittmann le congédie aimablement en lui remettant des bulletins d’adhésion…

Peu réceptif à ces belles paroles légalistes et pacifistes, Reichpietsch, Köbis et d’autres mettent en place une direction clandestine regroupant 5.000 marins. Ils incitent à «briser les chaînes comme l’ont fait les Russes»[17]. Grèves de la faim, sorties sans permission se multiplient. La police militaire, qui sait déjà tout, arrête entre autres Reichpietsch et Köbis. Ils sont condamnés à mort le 26 août et fusillés le 5 septembre près de Cologne[18].

À quelques semaines de l’insurrection du 8 novembre (nouveau calendrier), Lénine est catégorique : « … le début de mutineries militaires en Allemagne est l’un des symptômes irrécusables d’un grand tournant, celui d’une veille de révolution à l’échelle mondiale»[19].

 

D’octobre 1917 à octobre 1918

Lorsque les bolcheviks prennent le pouvoir au nom des conseils d’ouvriers et de soldats, les Indépendants tirent un joli coup de chapeau, saluant la révolution comme une colombe de la paix sociale : «De tout notre cœur, nous sommes nous prolétaires allemands, en ces heures, avec nos camarades russes au combat… Ils sont l’avant-garde de l’humanité, l’avant-garde de la paix»[20]. Karl Kautsky, rallié à l’USPD, n’y voit par contre que «décomposition sociale et politique, le chaos»[21].

Seuls les spartakistes, ainsi que les noyaux qui formeront plus tard les IKD à Dresde, Berlin, Hamburg, et le groupe «Arbeiterpolitik», se rangent du côté d’Octobre, comme avant-garde de la révolution mondiale. Knief, le 15 décembre 1917, exprime sous le pseudonyme de Peter Unruh sa vision d’Octobre. Dans l’enthousiasme, il voit cette prise du pouvoir avec des lunettes roses : «… la Russie gémissant dans les chaînes du tsarisme le plus rétrograde a été dotée d’une démocratie comme il n’en existe pas sur tout le globe… Le conseil des ouvriers et des soldats dirige désormais les destinées du pays»[22], alors que les conseils vont se transformer peu à peu en courroie de transmission du Parti bolchevik.

Mais, surtout, la prise du pouvoir bolchevik ne permet pas vraiment une vraie clarification politique en se débarrassant une fois pour toute du boulet «centriste». Pour Knief, le premier succès d’octobre doit être «chirurgical» : il faut se constituer en corps séparé, regroupé dans un Parti socialiste internationaliste indépendant : «Aujourd’hui, en raison de la situation internationale, la fondation d’une organisation d’extrême gauche (linksradikal) distincte devient la priorité des priorités… Nous avons à chaque fois manifesté la ferme volonté de tout faire pour créer en Allemagne un sol propice à un parti d’extrême gauche. Aussi nous exigeons de nos amis du groupe «Internationale»… de se désolidariser immédiatement et publiquement des Indépendants, ces pseudo-socialistes, et de former leur propre parti d’extrême gauche, avec leurs chefs s’ils le souhaitent, sans eux s’ils s’y opposent – pour reprendre cette expression utilisée par la cam. Zetkin dans le premier numéro de la revue Die Internationale»[23].

L’attitude des Indépendants allait confirmer ce jugement, au moment où les premiers signes de la révolution deviennent visibles en janvier 1918 sous forme de grèves de masses. Leur cause est en fait essentiellement politique au moment où à Brest-Litovsk le général Hoffmann, chef de la délégation militaire du Reich, ne cache pas son intention de saigner à blanc la Russie révolutionnaire par des annexions territoriales (pays baltes), de piller l’Ukraine, grenier à blé pour les armées allemandes, et de rallumer la guerre sur le front oriental.

Du 14 au 20 janvier 1918, les ouvriers autrichiens avaient déjà donné l’exemple, en se lançant dans une grève générale contre les conditions de Brest-Litovsk qui signifiaient la relance de la guerre. Dans un Appel diffusé fin décembre 1917, intitulé «l’heure de la décision», les spartakistes insistaient sur l’enjeu d’une lutte économique sans merci contre l’économie de guerre et surtout politique pour la révolution prolétarienne internationale : «Il n’y a qu’un moyen d’arrêter le génocide des peuples et d’aboutir à une paix générale : c’est de déclencher une lutte de masse, des grèves de masse qui paralyseront toute l’économie et l’industrie de guerre, c’est de se fixer comme objectifs la Révolution et l’instauration d’une République populaire d’Allemagne sous la conduite de la classe ouvrière. C’est seulement ainsi que la Révolution russe pourra être sauvée»[24]

Alors que les Indépendants ne voulaient pas appeler à une grève politique contre la guerre, les Délégués révolutionnaires (Revolutionäre Obleute), majoritairement USPD de gauche, dont le mentor est le très populaire Richard Müller, appellent à la grève de masse pour le lundi 28 janvier 1918. Touchant d’abord Berlin, la grève se propage dans la Ruhr, à Kiel, Brême, Hamburg et Dresde. Le total des grévistes est d’au moins un million, dont la moitié à Berlin. Leur mot d’ordre est la «conclusion rapide d’une paix sans annexion ni indemnités».

Les spartakistes restaient minoritaires par rapport aux Indépendants de gauche. Mais leur propagande pour la création d’un Conseil ouvrier élu (un délégué pour 1.000 ouvriers) dans toutes les usines ne passa pas inaperçue. Leur appel à «n’élire à aucun prix» les chefs syndicaux, les social-patriotes, «loups déguisés en agneaux» ne fut pas entendu. Sur les 11 membres du Comité d’action berlinois un seul était spartakiste. L’Assemblée des délégués décida de coopter trois USPD : Haase, Ledebour et Dittmann, excluant de faire appel aux majoritaires. Il fallut toute l’insistance du président de séance Richard Müller[25], malgré deux votes négatifs, pour imposer dans le Comité d’action Ebert, Scheidemann et Braun, futurs bourreaux du prolétariat allemand. Lorsqu’Ebert affirme dans une assemblée que les ouvriers «ont le devoir de soutenir leurs frères et pères au front et de leur fournir les meilleures armes», il se fait copieusement huer et traiter de «briseur de grève».

La grève, faute de clarté sur ses ennemis internes («les loups déguisés en agneaux») se délita rapidement, malgré quelques affrontements avec la police. Les autorités militaires annoncent le premier février que les usines qui n’auraient pas repris le travail le 4 février seraient militarisées. Pour arrêter la grève, Scheidemann et Ebert, soutenus par le chef indépendant Haase, négocient avec le chancelier. La répression peut durement frapper. Les soldats à Berlin n’ont pas bougé et soutiennent leurs officiers. Les grévistes sont arrêtés en masse et 500 ouvriers reçurent chaque jour leur ordre de mobilisation sur le front. En tout un gréviste sur 10 est mobilisé.

Il y aura néanmoins d’autres grèves, mais purement économiques, en juillet et août 1918. Le pouvoir sait désormais que sa meilleure arme est non la répression directe mais la social-démocratie. La défaite étant inéluctable, toute la classe dirigeante des généraux au parti libéral se met d’accord pour la faire rentrer au gouvernement le 4 octobre. Les Scheidemann, Braun et Ebert sont les meilleurs agents de la «paix sociale». Ebert n’hésite pas à déclarer : «Le climat général est splendide dans tout le Reich. Nous maintiendrons le calme»[26]. Inquiet, cependant, le SPD insiste pour libérer Liebknecht de prison de crainte qu’il «faille capituler devant la rue comme on a capitulé devant l’étranger»[27]. Liebknecht est libéré le 21 octobre; prenant le premier train pour Berlin, il est accueilli triomphalement par des milliers d’ouvriers et soldats. Scheidemann considère que c’est «un signe des temps (…) Liebknecht porté en triomphe par des soldats décorés de la croix de fer, qui eût cru pareille chose possible voici trois semaines»[28].

De façon prémonitoire, Otto Rühle lance au Reichstag, le 25 octobre 1918, un appel à une destitution du Kaiser et surtout à une action immédiate pour renverser internationalement le capitalisme. C’est aussi une mise en garde prémonitoire contre les pseudo-socialistes, «sauveurs» autoproclamés du «peuple», prêts à tout sauvegarder les classes dirigeantes au nom de la «démocratie» :

Il est des sociaux-démocrates prêts à accepter de tenir le rôle du sauveur de dernière heure, ou celui de bouclier chargé de protéger cette société bourgeoise qui craque de toutes parts : les masses ressentent cette attitude comme une honteuse trahison, comme elles se voient flouées par cette pseudo-démocratie qu’on tente de leur faire prendre pour un gouvernement populaire… J’appelle tous les ouvriers, en particulier ceux d’Allemagne, à conquérir de haute lutte le socialisme avec l’arme de la révolution ! L’heure de l’action a sonné ![29]

Ce fut la dernière manifestation de ce parlementarisme révolutionnaire qu’avaient si bien incarné Liebknecht et Rühle. L’heure n’était plus aux joutes oratoires dans l’hémicycle parlementaire mais à l’action dans la rue : il fallait mondialement renverser un système sanglant de «pseudo-démocratie».

Quelques jours après ce discours fameux, le 4 novembre 1918, les marins de Kiel reprenaient le drapeau de la révolte de 1917, mettant cette fois à bas le régime impérial. Presque sans un coup de feu, les marins s’emparent du pouvoir et reçoivent l’appui des ouvriers de Kiel qui forment avec eux des conseils d’ouvriers et de soldats. En quelques jours le pays voir surgir des conseils d’ouvriers et de soldats. Il y en aura 10.000. Les chiens sanglants de la social-démocratie, Ebert, Scheidemann et Noske préparent désormais activement la contre-révolution.

 

Le 13 octobre 2017, Philippe Bourrinet.

 

Notes

 

[1] Arbeiterzeitung, Vienne, 5 août 1914.

[1] Rosa Luxemburg, Ausgewählte Reden und Schriften, Band 1, Dietz Verlag, Berlin, 1955, p. 258.

[1] Gilbert Badia, Le spartakisme. Les dernières années de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht 1914-1919, L’Arche, Paris, 1967, p. 23.

[1] Rosa Luxemburg, Gesammelte Werke (1907-1918), Band 7.1, Dietz Verlag, Berlin, 2017. Même position chez Bordiga en 1926 qui, pour rester dans le «Parti», choisit de se soumettre à la «bolchevisation» de la section italienne orchestrée par Gramsci, fût-ce en appliquant – par discipline – les décisions les plus absurdes.

[1] Karl Liebknecht, «Die Aufgaben der proletarischen Jugendbewegung», résolution de la Conférence des Jeunes à Iéna, 23-24 avril 1916.

[1] Rosa Luxem­burg, La Bro­chure de Junius, la guerre et l’Internationale (1907–1916), Œuvres com­plètes, tome IV, Smolny/Agone, 2014.

[1] Badia, op. cit., p. 109.

[1] Badia, op. cit., p. 119.

[1] Dokumente und Materialien zur Geschichte der deutschen Arbeiterbewegung, vol. 1, 1914-1917, Dietz Verlag, Berlin-Est, 1958, p. 301.

[1] Gilbert Badia, Histoire de l’Allemagne contemporaine, tome I, Éditions sociales, Paris, 1962, p. 70-71.

[1] Pierre Broué, La Révolution d’Octobre et le mouvement ouvrier européen, EDI, Paris, 1967, p. 56.

[1] Ledebour ajoute : „Nous sommes des démocrates“ (Wir sind Demokraten). Cf. Emil Eichhorn (éd.), Protokoll über die Verhandlungen des Gründungs-Parteitags der U.S.P.D. vom 6. bis 8. April 1917 in Gotha, Berlin, 1921, p. 51-60.

[1] Ibid., p. 50.

[1] D‘après Broué, op. cit., p. 58, s’appuyant sur l’historien est-allemand Klaus Mammach, Der Einfluss der russischen Februarrevolution und der Großen Sozialistischen Oktoberrevolution auf die deutsche Arbeiterklasse, paru chez Dietz en 1955.

[1] La cambuse est un local, situé entre la cale et le faux-pont, où est entreposée une partie des vivres. Les cambusiers les distribuaient chaque jour à l’équipage.

[1] Broué, op. cit., p. 64.

[1] Pierre Broué, Révolution en Allemagne 1917-1923, Éditions de Minuit, 1971, p. 108.

[1] Voir le récent article de Nicolas Offenstadt («Les marins allemands oubliés de 1917») qui leur est consacré dans Libération du 4 septembre 1917 : http://www.liberation.fr/debats/2017/09/04/les-marins-allemands-oublies-de-1917_1594118.

[1] Lénine, „La crise est mûre“, 20 octobre 1917, Œuvres, tome XXVI, Éditions sociales.

[1] Cité par Jürgen Schlimper, „Es ist eine Umwälzung von ungeheuren Dimensionen“. Die sozialdemokratische Leipziger Volkszeitung über die Russische Revolution (1917-1933), in Die Russische Revolution 1917 und die Linke auf dem Weg in das 21. Jahrhundert, Leipzig, 1998.

[1] Karl Kautsky, «Die Erhebung der Bolschewiki», Leipziger Volkszeitung, 15 nov. 1917.

[1] Cité par Gilbert Badia, Le Spartakisme. Les dernières années de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht 1914-1919, L’Arche, Paris, 1967, p. 161.

[1] Peter Unruh (Johann Knief), „Eine dringende Notwendigkeit“, Arbeiterpolitik, Brême, n° 50, 15 décembre 1917.

[1] Dokumente und Materialien zur Geschichte der deutschen Arbeiterbewegung, Reihe II 1914-1945, vol. 2, November 1917–Dezember 1978, Dietz Verlag, Berlin-Est, 1957, p. 51.

[1] Très confus politiquement, Richard Müller a laissé une intéressante histoire documentée de la Révolution de novembre : Vom Kaiserreich zur Republik. Die Novemberrevolution. Der Bürgerkrieg in Deutschland [1924 & 1925, en trois volumes], reprint : Rosa-Luxemburg-Stiftung, Berlin, 2016.

[1] Erich Matthias et Rudolf Morsey, Die Regierung des Prinzen Max von Baden, Droste Verlag, Düsseldorf, 1962, p. 156.

[1] Matthias-Morsey, op. cit., p. 213.

[1] Matthias-Morsey, op. cit. , p. 130

[1] Dokumente und Materialien zur Geschichte der deutschen Arbeiterbewegung, op. cit., p. 265-267.

« Histoire, vieille taupe, tu as bien travaillé ! En cet instant, le prolétariat international, le prolétariat allemand sont agités par un mot d’ordre, un appel que seule peut faire jaillir l’heure glorieuse d’un tournant mondial : impérialisme ou socialisme ! Guerre ou révolution ! Il n’y a pas d’autre issue ! ». (Rosa Luxemburg, «Der alte Maulwurf», Spartakusbriefe n° 5, mai 1917).

«Le doute n’est plus possible. Nous sommes au seuil de la révolution prolétarienne mondiale» (Lénine, «La crise est mûre», Rabotchij Put’, 7 [20] octobre 1917).

Partie I

L’impact de la Révolution russe en Allemagne 1914-1918

Le 4 août 1914, la social-démocratie allemande – considérée comme «le joyau de l’organisation du prolétariat conscient»[1] – capitule sans condition en se soumettant corps et âme à sa bourgeoisie. Elle vote unanimement les crédits de guerre. Opposé à ce vote, Karl Liebknecht dut s’y rallier par discipline, ce qu’il considéra très vite comme «une faute grave» de sa part. C’est seulement le 2 décembre 1914 qu’il vote publiquement contre. Il est désavoué par tous les députés SPD, y inclus la prétendue gauche autour de Georg Ledebour, Hugo Haase et Wilhelm Dittmann qui devait former l’USPD en 1917.

Liebknecht devient rapidement le vivant porte-parole de cette résistance à la trahison. Il fut l’homme le plus populaire dans les tranchées et sur les navires de guerre. Son mot d’ordre, à partir de mai 1915, est «L’ennemi principal réside dans chacun des pays» [Der Haupfeind liegt im eigenen Land], un mot d’ordre qu’il ne cessera de marteler et sera vite repris par le courant internationaliste.

Les internationalistes allemands qu’ils soient à Berlin, Brême, Stuttgart, Hamburg ou Dresde nagent complètement à contre-courant. Comme le note avec désespoir Rosa Luxemburg, à Paris comme à Berlin, c’est une écœurante chasse aux sorcières : «la population de villes entières métamorphosée en populace, prête à dénoncer n’importe qui, à maltraiter des femmes, à crier : hourrah ! … un climat de sacrifice rituel, une atmosphère de pogrom»[2].

Comme force national-patriotique, la social-démocratie devient le capital idéologique le plus précieux de l’État impérial. Dans un entretien secret avec le pouvoir, le député Cohen-Reuss explique que le seul souhait du SPD est «de faire la paix avec la monarchie et l’armée; … de combler par tous les moyens le fossé qui coupe le peuple allemand en deux». Il était donc tout naturel qu’en remerciement le chancelier Bethmann-Hollweg invite les commandants de régions militaires à laisser pénétrer la presse du SPD dans les casernes[3].

Le retard des internationalistes allemands et la lente réémergence du prolétariat

Les internationalistes allemands étaient en retard pour former, comme l’avaient fait avant 1914 les bolcheviks autour de Lénine et les tribunistes hollandais, autour de Gorter et Pannekoek, un solide noyau ayant rompu avec le réformisme. Lors de la scission tribuniste de 1911, Rosa Luxemburg incite Henriette Roland Holst à rester dans le parti opportuniste de Troelstra : «Le pire des partis des travailleurs est toujours mieux qu’aucun… On ne peut pas rester à attendre hors du parti, on doit continuer le combat – aussi stérile qu’il puisse paraître – jusqu’au bout»[4].

Au soir du 4 août 1914, quelques rares opposants se réunissent dans l’appartement de Rosa Luxemburg à Berlin. La proposition de quitter le SPD est immédiatement repoussée. De la part des dirigeants qui constituèrent le groupe «Die Internationale» ce fut un leitmotiv pendant toute la guerre : «unité». Pourtant, Liebknecht répéta souvent : «Ce qu’il faut par-dessus tout, ce n’est pas l’unité, mais la clarté… Pas de rassemblement sans l’unité des idées»[5]. Lorsqu’en novembre-décembre 1918, la fondation du Parti communiste devient inéluctable, Leo Jogiches, l’organisateur le plus doué du spartakisme, se prononce contre.

Les internationalistes maintinrent, et au prix d’immenses difficultés, le flambeau de la lutte des classes. Les premiers tracts circulent à partir de novembre 1914, d’abord à Berlin, à Niederbarnim, puis dans les groupes d’opposants locaux (Hamburg, Stuttgart, Gotha, Düsseldorf, Dresde). C’est surtout à partir du début de l’année 1916 [groupe spartakiste autour de Die Internationale et des Spartakusbriefe, Arbeiterpolitik à Brême], que l’on peut parler d’une renaissance du mouvement révolutionnaire. Celui-ci passe du pacifisme lénifiant [un tract de Noël 1914 proclame : «Paix sur la terre»] à l’offensive en s’attaquant globalement à l’ordre impérialiste, ce que fait Rosa Luxemburg dans la brochure de Junius écrite en 1915 et publiée en 1916[6].

Encore fallait-il que le prolétariat sorte du coma idéologique provoqué par la trahison du SPD. Les premières manifestations prolétariennes vinrent des femmes à l’automne 1915. Elles furent au premier rang pour lutter contre la cherté de la vie et le rationnement de famine pour les classes populaires. Les mots d’ordre sont alors  «pour le pain et la paix».

Il fallut attendre la célèbre manifestation du premier mai 1916 à Berlin contre la guerre, pour que le ton change. Ledebour, le délégué de Zimmerwald ainsi que ses partisans refusent d’y participer. Lors de cette grande manifestation illégale, la voix puissante de Liebknecht retentit : «À bas la guerre ! À bas le gouvernement !» Les manifestants reprennent souvent le mode d’ordre : «Vive l’Internationale ! ». Liebknecht est immédiatement arrêté, puis jugé et condamné à la forteresse. Comme Rosa Luxemburg emprisonnée elle aussi, son nom devient le porte-étendard de la résistance des ouvriers en bleu de travail et en uniforme.

À l’annonce de la condamnation de Liebknecht, le 29 juin 1916, des grèves éclatent dans plusieurs villes : 26.000 métallos cessent le travail à Berlin. Les grèves sont organisées par les Délégués révolutionnaires (Revolutionäre Obleute), dont beaucoup se retrouveront dans l’USPD en avril 1917. Grèves et manifestations se déroulent aussi à Braunschweig, Brême et Stuttgart.  Kautsky, le pape de la social-démocratie, constate avec inquiétude : « Liebknecht est aujourd’hui l’homme le plus populaire dans les tranchées… Les masses n’entendent rien au détail de sa politique, mais voient en lui l’homme qui agit pour faire cesser la guerre… »[7].

Le printemps 1917 qui voit l’entrée progressive des États-Unis dans la guerre, la multiplication des émeutes de la faim, se traduit par une radicalisation progressive des masses ouvrières, mais dont les minorités veulent encore une «unité» des oppositions. La fondation de l’USPD à Gotha (6-8 avril 1917), à laquelle souscrivent les spartakistes en y adhérant comme fraction, semble avoir eu comme objectif d’éviter que les masses se tournent toujours plus vers le «Linksradikalismus». Kautsky le confesse sans ambages : «Si notre groupe ne s’était pas formé, Berlin eût été conquis par les spartakistes et se serait placé en dehors du Parti»[8].

Pour que les masses «entendent quelque chose à la politique», encore fallait-il une rupture totale avec la social-démocratie, y compris avec sa fraction centriste, de «gauche». Des minorités de plus en plus importantes se prononcent pourtant, depuis janvier 1916, pour la scission et la formation d’une organisation de «socialistes internationalistes» (Internationale Sozialisten). Le groupe «Arbeiterpolitik» de Brême, constitué autour de l’instituteur Johann Knief, mais aussi le groupe de Dresde autour d’Otto Rühle réclament de vite trancher dans le vif. Rühle l’affirme le 12 janvier 1916) : sans scission, pas de dynamique révolutionnaire : «Si la scission doit s’accomplir, je pourrai de nouveau respirer librement. La scission – j’en suis convaincu – rendra possible un combat clair et résolu pour les buts du socialisme»[9].

Le retard des minorités internationalistes était certes organisationnel, mais il était aussi politique : Lénine pose la question de la prise du pouvoir dès l’automne 1914 en escomptant la transformation de la «guerre impérialiste en guerre civile»; le spartakisme ne la posera qu’en novembre 1918.  Ce retard devient patent à la veille de l’événement historique le plus important du 20e siècle.

 

L’impact de la Révolution russe

C’est la révolution russe qui montra le chemin au prolétariat allemand. Son impact est énorme, d’autant plus que le mécontentement de la population ouvrière soumise à la militarisation du travail et aux pires restrictions alimentaires devient explosif. Cette double conjonction inquiète sérieusement la bourgeoisie allemande. Des dirigeants syndicaux social-patriotes comme Carl Legien préviennent les autorités : «l’agitation publique que suscitent les difficultés du ravitaillement et le mouvement révolutionnaire en Russie risque de provoquer une tempête telle que le gouvernement ne pourrait s’en rendre maître»[10].

De leur côté, les chefs du courant indépendant prennent la pose du «modérateur», jouant même les Cassandre. Hugo Haase s’adresse ainsi au premier ministre en plein Reichstag : «Le chancelier désire-t-il que les masses allemandes en arrivent à parler le russe ?»[11] Georg Ledebour, présent au congrès de Zimmerwald, plus pacifiste et conciliateur que révolutionnaire, déclare lors du congrès de fondation de l’USPD à Gotha : «Nous, les sociaux-démocrates de l’opposition n’avons pas négligé ce qui se passe à l’Est. Nous avons profité de l’occasion pour montrer au gouvernement et aux partis bourgeois qu’il est grand temps d’en tirer les leçons… si cela continue, il se produira inévitablement chez nous en Allemagne des événements comme ceux de Russie»[12]. Le ton est tout autre chez la minorité spartakiste qui a adhéré à l’USPD. Clara Zetkin écrit au congrès qu’il s’agit maintenant «d’être digne de cet exaltant événement du siècle ! Mettons-nous à l’école de la maîtresse historique de tous les peuples et de tous les temps : la Révolution… Vive le socialisme international !»[13].


 

 
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